Atelier



Le chêne et le lierre.
Littérature seconde et littérature secondaire

par Marc Escola
(Université Paris 8 / Université de Lausanne)


Sommaire : Critique et création.





Le chêne et le lierre.
Littérature seconde et littérature secondaire


La critique littéraire est-elle vouée par nature et fonction à rester un « discours second » entièrement subordonné à un texte premier qui peut seul prétendre à la dignité d'un discours créateur ? Peut-on imaginer une forme de critique authentiquement créatrice qui s'émancipe du respect attaché à la lettre du texte pour lui imaginer des variantes ?[1]


Tout s'y oppose dans l'espace institutionnel qui régit aujourd'hui, et depuis plus d'un siècle, nos pratiques littéraires, que traverse une frontière assez nette. Les usages académiques allemands en rendent exactement compte lorsqu'ils opposent Primär- et Sekundärliteratur ; les rayons de nos librairies en portent aussi un suffisant témoignage : le livre consacré par J.-Y. Tadié au roman de Proust n'y côtoie pas À la Recherche du temps perdu mais bien de semblables ouvrages de critique littéraire, ce qui ne signifie rien d'autre que ceci : Tadié et Proust ne sont pas des auteurs du même ordre, ou plutôt : ils n'ont pas la même façon d'être auteur, soit encore : leur autorité respective ne se confond pas, le second venu ne recevant la sienne que par délégation et pour avoir arrimé son propos à l'œuvre du premier.


Le truisme vaut d'être médité : quelle conception de la création littéraire nous fait aussi spontanément exclure du prytanée des authentiques créateurs la caste des commentateurs, exégètes, éditeurs et enseignants dont l'activité est tout uniment considérée comme parasite ? On le sait : les écrivains n'ont pas de mots assez durs pour dire la vanité de la critique littéraire — si le chêne pouvait parler au lierre qui menace de l'étouffer sous une végétation de notes et de commentaires, il ne lui tiendrait pas un autre langage.


Pour trouver des exemples d'une critique authentiquement créatrice, il ne suffira pas d'invoquer les noms de Montaigne, dont les Essais semblent être sortis tout armés du commentaire continu des grands auteurs grecs et latins, ou de Proust dont les essais critiques réunis sous le titre de Contre Sainte-Beuve sont (parfois) regardés comme une œuvre littéraire à part entière : Montaigne se fût-il tenu à la simple glose de Plutarque ou Virgile qu'il n'aurait pas davantage intégré le panthéon des écrivains que l'érudit Casaubon, et Proust eût-il été l'auteur du seul Contre Sainte-Beuve qu'il occuperait sans doute aujourd'hui une place mineure au rayon des rares critiques du siècle dernier à avoir connu les faveurs d'une réédition, entre Lanson et Thibaudet. Les célèbres Pastiches de « l'affaire Lemoyne » nous mettraient sans doute en meilleure voie — mais est-ce bien le même Proust qui les signe ? Un libraire en jugera sans doute autrement, qui placera les Pastiches et mélanges entre À la Recherche du temps perdu et Les Plaisirs et les jours, quand il rangera les essais au rayon de la littérature critique. Il est patent que la littérature que l'on dit « seconde » ou « au second degré » (parodies, pastiches et toutes les formes de réemplois ludiques aussi bien que sérieux communément enveloppées sous le nom de récriture) jouit d'un prestige entier en regard de la littérature « secondaire » susmentionnée : qui pourrait sérieusement contester à Joyce, Fénelon ou Aragon le statut d'écrivain, au prétexte que leur création est venue se poser sur le texte homérique comme le lierre sur le chêne ?


Le fond de l'affaire est peut-être bien là, dans cette étrange triangulation qui permet aux écrivains d'opposer régulièrement ces professionnels de la lecture que sont les critiques tout à la fois au public des bénévoles lecteurs et à l'élite de ceux qui lisent pour écrire à leur tour : les commentateurs s'arrogent un droit sur l'œuvre d'autrui qui excède apparemment celui des simples lecteurs, mais qui ne saurait pour autant égaler celui du créateur sur son œuvre — quand bien même ce créateur aurait puisé son inspiration sinon son matériau dans la lecture critique ou la simple fréquentation de quelque texte antérieur d'un autre auteur. Telle serait l'infériorité constitutive de la critique littéraire en regard de la création authentique : le critique serait celui qui sait peut-être entendre mais s'avère impuissant à relever le défi lancé par toute grande œuvre — « Faites-en donc autant ! ».


Que vaut le dénivellement ainsi entériné entre littérature secondaire et littérature seconde, entre ces commentaires qui se vouent à dire autrement l'œuvre d'un autre et les pratiques de récriture qui visent à délivrer une œuvre nouvelle dans la méditation d'un chef d'œuvre du passé ? Commentaires et récritures s'écrivent en lisant : ne faudrait-il pas postuler au moins quelque solidarité de principe entre la lecture de qui lit pour commenter et l'ambition de qui lit pour écrire ?


On partira de ce simple constat formulé aux dernières pages d'un précédent ouvrage[2] : il n'est pour les textes littéraires que deux façons d'assurer leur pérennité — leur constitution en modèle qui les fait revivre dans des récritures, le renouvellement de leur signification dans des interprétations neuves. On voit mal qu'on puisse distinguer rigoureusement les deux dynamiques, au prétexte que l'une relève de la « vraie littérature » et requiert d'authentiques auteurs tandis que l'autre intéresse la réception et demande seulement de rigoureux interprètes. On posera que ces deux procès sont en droit sinon en fait étroitement solidaires : récritures et commentaires s'élaborent dans un espace commun — celui des possibles du texte premier. Commenter un texte ou le récrire, c'est toujours instituer autour de lui le complexe d'abord statique des textes possibles dont le libre jeu ouvre ensuite le texte à l'historicité : ses sources avérées ou les textes dont il se souvient simplement, les possibles qu'il écarte ou ceux qu'il ménage au profit d'autres textes encore à naître, mais aussi les œuvres qui seront sa postérité et la série des commentaires auxquels il pourra donner lieu et qui viseront à faire lever dans sa lettre le texte d'un autre livre.


Les pages qui suivent voudraient donner à cette unique hypothèse les multiples assises théoriques sans lesquelles elle resterait sans doute une vue de l'esprit ; il se trouve que d'autres avant nous y ont un peu songé : le sommaire accueillera donc un large florilège de propositions qu'on envisagera comme autant de principes pour une critique créatrice — une manière d'axiomatique donc, pour une critique qui chercherait délibérément à s'écrire comme variante du texte commenté.


Retour au sommaire : Critique et création…



[1]  Extrait du texte de présentation du volume collectif Théorie des textes possibles, volume Crin n°57, Amsterdam, Rodopi, printemps 2012, textes réunis et présentés par Marc Escola. Le texte complet est accessible dans l'Atelier de théorie littéraire.

[2] Lupus in fabula. Six facons d'affabuler La Fontaine, Presses Universitaire de Vincennes, coll. « L'imaginaire du texte », 2003, p. 240 ; en ligne sur OpenEdition…



Marc Escola

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 25 Juin 2021 à 13h21.