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L'espace thymique de la liste


Par Gaspard Turin (Université de Lausanne)


Ce texte est extrait de Poétique et usages de la liste littéraire. Le Clézio, Modiano, Perec, Genève, Droz, 2017 (chap. IV). Il est ici reproduit avec l'aimable autorisation de l'auteur et de son éditeur.



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L'espace thymique de la liste


Le ciel est comme un vase énorme de Lalique:
Fragile, non (bien moins que celui de Sully),
Mais indéfiniment fusible – en lazuli,
Cinabre, bergamote, amarante, angélique.
Impossible dès lors d'être mélancolique
Dans le train attentif et savant qui relit
Mot à mot son parcours sans commettre un oubli –
Silo, village, usine, étang, bois, basilique.
Jacques Réda[1]

Dehors, une autre immobilité, celle des choses, régnantes montagnes, verdures étendues, villages arrêtés, colonnades de buildings, noires silhouettes urbaines dans le rose du soir, scintillements de lumière nocturne en une mer d'avant ou d'après nos histoires. Le train généralise la Melencolia de Dürer, expérience spéculative du monde: être hors de ces choses qui restent là, détachées, absolues, et qui nous quittent sans qu'elles y soient pour rien; être privé d'elles, surpris de leur éphémère et tranquille étrangeté.
Michel de Certeau[2]


Comme les pages qui précèdent ont pu le démontrer, l'analyse de la forme-liste assigne à celle-ci un espace symbolique bipolarisé. Le flux rythmique de la liste est déterminé par une oscillation, un «battement[3]» qui oblige la pensée à accepter, comme issus du même objet, une dynamique et son contraire. De nombreux auteurs s'accordent sur cette schématisation. Jeay termine son introduction en qualifiant la pratique de la liste comme «cohérente dans ses contradictions[4]». Pour Eco, qui à cette occasion fait référence à Spitzer, il existe deux tendances, toutes deux présentes dans l'histoire des listes mais surtout dans la littérature moderne et postmoderne: d'un côté la liste par excès cohérent, qui réunit toutefois des entités ayant une forme quelconque de parenté; de l'autre, des listes […] qui sont des assemblages de choses volontairement dépourvues de rapport réciproque apparent, à tel point que l'on a parlé dans ce cas d'énumération chaotique.[5]


Cette bipolarité (taxinomique|chaotique) est l'expression de l'un des nombreux couples oppositionnels qui peuvent prétendre délimiter le territoire de la liste littéraire. En fait, l'espace symbolique de la liste est constitué au cœur d'un faisceau de prédicats contradictoires. Sève en repère, également sous forme de couples, au terme de son étude, et (sans surprise) les énumère[6].


Clôture et ouverture : une opposition fondamentale

En termes syntagmatiques, la liste oscille entre un continu et un discontinu; au niveau ontologique, l'opposition se situe entre l'hétérogénéité et l'homogénéité des termes de la liste, catégories vers quoi tendent également les conclusions eco-spitzériennes. Les systèmes suivants, que j'ai déjà mentionnés, peuvent y être assimilés: hyperlisible / hypolisible, mesuré|démesuré, énumération|accumulation. Tous obéissent à un schéma subsumant, d'ouverture et de clôture, auquel, dans le premier temps d'une observation formelle, il faut réduire tous les autres. Je commencerai par observer l'aspect clos de la liste. Dans cette perspective, la liste fermée (hyperlisible, mesurée, énumérative) correspond à l'inventaire, par quoi le signe et son référent sont liés de manière inéluctable (schématiquement, [N=N']). Bien qu'il soit possible d'envisager un usage littéraire de l'inventaire, il reste que, même dans ce cas, celui-ci n'existe que dans le cadre d'une représentation de lui-même; le roman, le poème qui présentent un inventaire, détournent sa fonction pratique, la dépassent. Mon postulat est le suivant: la liste close n'a pas sa place en littérature. En voici les raisons.


Roman Jakobson a montré que l'un des traits distinctifs du littéraire (en tant que celui-ci trouve, dans la fonction poétique, sa fonction principale) est la secondarité du référent; son «ambiguïté[7]». Sans adopter le point de vue structuraliste extrême, représenté en leur temps par Kristeva ou Riffaterre, qui prône le disparition totale du référent au profit du seul signe[8], je rejoins pourtant l'avis d'un héritier de Jakobson, Thomas Aron, pour qui le texte littéraire trouve l'une de ses spécificités dans le «désancrage référentiel[9]», étant par nature l'expression d'une communication différée. Ces réflexions sembleraient bien générales, si elles ne rencontraient à propos de l'inventaire une illustration nouvelle. En effet, l'inventaire obéit à une logique inverse: il lui faut une référence directe pour fonctionner. Comme indiqué au chapitre II, les choses qu'il nomme doivent coïncider, dans un espace-temps restreint, avec leur nomination. Ainsi le pilote ne pourra pas décoller si sa check-list n'est pas vérifiée, ni le magasin rouvrir tant que les stocks ne correspondent pas aux listes, ni le livre être publié sans que sa table des matières n'ait été vérifiée, etc. Tout décalage entre l'inventaire et les objets inventoriés doit faire l'objet d'une correction rapide pour que celui-ci puisse remplir son rôle. La mise à jour régulière des registres et des répertoires téléphoniques en est un exemple, tout comme les corrections orales par lesquelles un serveur devra amender le menu qu'il présente aux dîneurs.


Ce lien entre inventaire et référence n'est pourtant pas toujours satisfaisant, car la nature des objets susceptibles d'être inventoriés varie. Des objets non tangibles peuvent l'être, comme les neuf Muses ou les sept couleurs de l'arc-en-ciel. Dans ces cas-là, le rapport à l'objet de la liste change, mais il faut toujours qu'il y ait une vérification possible, et donc une proximité – non plus entre le mot et la chose, mais de nature contractuelle entre les interlocuteurs, la chose ne se situant plus que dans un espace abstrait de référence commune (Eco dirait: «l'encyclopédie»). Le contrat en question porte toujours sur une coïncidence mais, mot et chose se confondant, il portera sur celle qui rassemble le pantonyme de la liste et l'ensemble de ses items. Prenons l'exemple des douze travaux d'Hercule, dans son occurrence inventorielle: le contrat de l'inventaire portera sur la présence au sein de la liste de ces douze travaux – ni onze, ni treize. Il ne sera rempli que si la liste est complète et close, dans une correspondance entre la performance énonciative et l'encyclopédie.


L'inventaire n'est pas très éloigné de la tautologie. Pour le penser grammaticalement, il faut faire passer la réflexion du signe à la phrase[10], plus particulièrement à la prédication. Le prédicat, ce que l'acte d'énonciation assigne au sujet grammatical, permet de distinguer celui-ci (le thème) de ce qu'on va en dire (le propos). Or l'inventaire, simplifié à sa plus simple expression phrastique, tend à confondre sujet et prédicat; plus précisément, dans l'inventaire, sujet et prédicat sont coréférentiels. Il s'agit toujours de dire, en substance, «les douze travaux d'Hercule sont les douze travaux d'Hercule» – il faut bien sûr les nommer, pour qu'il y ait inventaire, mais cette nomination ne débouche que sur une confirmation. L'inventaire ne se penche pas sur la nature de ces travaux ou sur leurs différences: il ne s'intéresse à l'item qu'en tant qu'il est constitutif d'une totalité, d'un ensemble plein et clos. La tautologie fonctionne de la même manière, «phrase attributive dont l'attribut est apparemment identique au sujet[11]».


C'est, d'une part, l'aspect différé de la communication écrite (et donc littéraire), d'autre part les propriétés prédicatives de la phrase, qui rendent l'usage de l'inventaire inapproprié dans la littérature. Si elle apparaît dans un cadre littéraire, la liste, par la secondarité de son usage et par le fait qu'elle s'intègre dans un discours qui la dépasse, est toujours (au moins un peu) ouverte, est toujours susceptible de donner du jeu. Elle n'admet plus le statut d'inventaire, à cause de l'éloignement des signes qu'elle déploie et de leurs référents, et parce qu'elle ne se réduit pas à sa propre complétude. Cela est évident lorsqu'on observe de très longues listes, comme celles du Quart livre, qui adoptent l'allure erratique de Pantagruel et de ses compagnons, ou celles dont on sait qu'elles ont subi des augmentations au fil des éditions du texte. Ce l'est moins lorsqu'on a affaire à des listes courtes, comme par exemple celle-ci, de Quignard:


Toute ma vie consciente, dans les moments de détresse, j'aurai récité tout haut, en chantonnant, en accentuant très fort les premières syllabes: – la Nina, la Pinta, la Santa Maria. Cela m'arrive encore quand il me faut être hardi. Il y a dans l'attaque de ces mots un rythme qui entraîne – mais surtout une audace à se perdre dans l'océan sans fin.[12]


Il y a ici le souvenir — ou la ruine — d'un inventaire. Son premier terme, son pantonyme n'existe plus (qui eût été «Les bateaux de Christophe Colomb lorsqu'il partit à la découverte de l'Amérique»), hormis dans l'encyclopédie commune au lecteur et à l'auteur. Les trois items, si l'on admet que ce pantonyme peut être reconstruit, constituent alors un inventaire en soi: les bateaux sont bien ces trois-là, il n'y en a pas d'autre, la liste est fermée. Mais ce n'en est plus un à un niveau pragmatique, car le contrat qui lie auteur et lecteur a changé. A l'origine, le contrat lié à l'expression de cette liste était de nature épistémique, imaginable par exemple dans un cadre scolaire: la question du maître d'école doit susciter une réponse ne comprenant ni plus ni moins que ces trois vaisseaux. Mais chez Quignard, son usage a quitté le domaine de l'inventaire, et bien que formellement la liste retienne trois items requis, elle n'est plus fermée parce qu'elle ne désigne plus uniquement des bateaux, mais métonymiquement (ou par connotation) la bravoure face à l'inconnu. Le mythe colombien pris comme exemple offre une ouverture à la liste, lui donne une dimension illocutoire, qui se concrétise dans l'action de hardiesse. En d'autres termes, le «rythme qui entraîne» le sujet entraîne également la liste dans une autre fonction, que l'école obligatoire n'avait pas prévue. L'ouverture de la liste est à l'image de cette échappée du sujet hors du simple savoir taxinomique, comme elle est à l'image de l'échappée de ces trois caravelles: fiers vaisseaux déterminés à la conquête du monde; coquilles de noix brinquebalant vaillamment sur les sept mers de l'enfance.


Oppositions thymiques

Sur la base de cette première opposition (ouvert|fermé), il me faut en décliner d'autres, d'ordre essentiellement affectif cette fois, afin d'enrichir les propriétés de mon objet. Il s'agit à nouveau d'une série de désinences, mais qui exigent de la part du sujet de l'énonciation un investissement complexe.


Car le sujet, bien entendu, s'invite dans cette cartographie des bipolarités de la liste; ainsi Detlev Schumann observe-t-il une différence entre les «catalogues sans fin des états, villes, chaînes de montagnes […]» et les «listes hétérogènes de choses apparemment déconnectées, introduites par un “Je vois” ou un “J'entends”[13]». Eco, reprenant à son compte cette opposition, observe un contraste entre «énumération conjonctive» et «énumération disjonctive[14]»: la liste peut être restreinte dans son ouverture par le contrôle que le sujet exerce sur lui (c'est le cas des «Je me souviens» de Perec ou des «J'aime – je n'aime pas» de Barthes), ou plus ouverte, si le sujet de l'énonciation cesse d'imposer ce contrôle, ou que lui-même est la proie d'une «sorte de schizophrénie[15]».


Cette dominante psychologique annonce un nouveau système polarisé, qui se situe à mi-chemin entre l'observation formelle de la liste et une attention portée sur ses effets en aval du texte: celui qui oppose ordre et désordre. Une telle opposition est encore liée à des considérations objectives, selon le degré de cohésion des items qui constituent la liste. Forte, cette cohésion lui donnera la forme d'une taxinomie; faible, elle la mènera vers un chaos impossible à appréhender dans sa globalité. Mais l'approche se fait insensiblement plus subjective lorsque ces notions d'ordre et de désordre entrent en jeu, ce qu'implique Hamon lorsqu'il compare la liste à «une sorte de kyste textuel radicalement différent[16]». Il faut à ce propos évoquer Jean Paris, qui attribuait à la liste de Rabelais une «fonction proliférante,[détruisant]tel un cancer, l'élément même sur lequel elle s'exerce[17]». L'ordre de la liste reste assimilable à la clôture de l'inventaire, bien que l'on y décèle un degré supplémentaire de subjectivité. Si l'on en croit Bergson, «l'ordre est […] un certain accord entre le sujet et l'objet. C'est l'esprit se retrouvant dans les choses[18]». L'image de la métastase, du corps étranger à exclure, illustre a contrario le décalage entre les choses listées et la capacité de «l'esprit» à s'y accommoder. L'opposition entre ordre et désordre de la liste est particulièrement liée au rapport conflictuel que le sujet entretient avec l'objet lorsque ce dernier se multiplie au sein de son environnement direct.


Une illustration spectaculaire de ce phénomène apparaît dans le roman de Bret Easton Ellis American Psycho, en particulier dans les pages où le narrateur autodiégétique touche aux limites de sa raison, confronté à un univers de pure consommation (la ville de New-York dans les années 1980), à une hyperprésence de la marchandise qui le définit presque entièrement. Le chapitre intitulé «Shopping» donne un exemple impressionnant des multiples fonctions de la liste dans la construction identitaire de Patrick Bateman, plus exactement dans le mouvement contradictoire par lequel son identité s'assemble et se défait continuellement, à travers les efforts qu'il produit pour ne pas perdre l'esprit face à la pléthore des objets qui l'entourent. Le chapitre s'ouvre sur une liste de collaborateurs à qui Bateman doit acheter des cadeaux. Il se rend pour cela dans le grand magasin Saks. L'angoisse erratique de son après-midi de shopping se traduit, pour le lecteur, en un monologue principalement énumératif. Une première liste d'objets apparaît, susceptibles de constituer ces cadeaux:


Un Xanax ne suffit pas à enrayer mon angoisse. Saks l'accentue. … stylos et albums de photos, serre-livres et bagages poids plume, brosses à reluire électriques et porte-serviettes chauffants et carafes isolantes en plaqué argent et téléviseurs couleur de poche avec écouteurs, volières et bougeoirs, sets de table, paniers pique-nique et seaux à glace, immenses nappes de lin brodé et parapluies et tees de golf en argent massif à vos initiales et mange-fumée à filtre de charbon de bois et lampes de bureau et flacons de parfum […][19].


Suit une nouvelle liste, numérotée, de choses à faire avant Noël, par laquelle le sujet cherche à reprendre pied dans l'ordre planifié de son quotidien. Puis l'énumération chaotique des marchandises fait à nouveau intrusion dans son discours; une connaissance l'aborde en le prenant pour un autre: «“Salut, Davis”, fait-il et, sans raison, je me mets à réciter les noms des huit rennes qui tirent le chariot du Père Noël, dans l'ordre alphabétique[20]». Le phénomène de parasitage du discours par les marchandises se reproduit une dernière fois, en fin de chapitre, où apparaît l'inventaire des habits de grande qualité que Bateman porte sur lui, noms de marques compris, comme autant d'objets qui, au plus près du corps du personnage, l'enveloppent sans répit et le submergent, mettant ainsi en évidence son vide existentiel et identitaire.


La liste apparaît alors d'une part comme l'axe qui maintient le sujet dans la rationalité du monde, de l'autre comme le signe d'un monde dépourvu de centre, qui dévore et aliène l'individu. Le problème pour Bateman est qu'il confond ces deux aspects de la liste. Le premier correspond à ce que j'ai appelé inventaire: chaque nom d'objet procède de la présence de cet objet dans le monde, au sein d'un ensemble clos. La recherche d'ordre de Patrick Bateman le mène vers un refuge régressif, un monde infantile et plein, où les rennes du Père Noël ont tous un prénom que l'on peut réciter sans se tromper – ainsi sera complété l'exercice ou la comptine. Mais par ailleurs la place immense qu'il accorde, dans son identité, aux marques de fabrique et aux signes extérieurs de richesse, n'a pas pour effet de rasséréner Bateman en le stabilisant dans son rang social. Au contraire, la convocation de ce second aspect entraîne une minimisation, puis une réduction à néant, de tout ce qui ne participe pas à l'effet de surface de la marchandise. Bateman ne peut s'adosser qu'à un ordre qui le nie ontologiquement.


J'aborde, avec cet exemple, la dimension affective du rapport entre le sujet et la liste. Ainsi l'opposition ordre | désordre qu'illustre l'exemple de Bret Easton Ellis renvoie à un état mental très clairement pathologique; l'opposition s'élargit pour prendre une disposition plus générale, englobant le sujet. Il faudrait parler d'euphorie|dysphorie[21], l'exemple de Bateman se déportant même un peu plus loin. Chez lui, l'usage de la liste ressortit sans doute à un comportement maniaco-dépressif. Sève observe une antinomie de cet ordre lorsqu'il oppose listes «nostalgiques» et listes «compétitives[22]». J'ai choisi de considérer, dans ce domaine thymique, un couple très proche, l'hybris et la mélancolie. Les pôles qui le constituent ne sont pas exactement des opposés, ce qui enrichit considérablement son spectre. À travers ces notions, le sujet trouve sa place dans le système descriptif de la liste, tout en bénéficiant d'un espace d'indétermination entre ces deux pôles. Il est susceptible de passer de l'un à l'autre, dans un mouvement qui reconnaît son statut protéiforme, la variabilité de son rapport à la liste. Les deux catégories impliquent une détermination partagée entre l'individualité du sujet et la classe, ou le type auquel il appartient — c'est la raison pour laquelle je convoquerai plus loin, comme représentantes de la mélancolie et de l'hybris, les figures de Saturne et de Prométhée. L'utilité de cette bivalence un peu lâche réside aussi dans le fait qu'elle exprime aussi bien une complexion individuelle qu'une tendance historique. Pour le dire autrement, la résolution de la fonction littéraire de la liste en un tel couple est également dictée par un besoin de jeter des passerelles entre des usagers de la liste en littérature, d'une part nombreux, d'autre part très différents les uns des autres. Je fonde ici l'espérance que le parrainage de cette opposition fondamentale permettra une conciliation sinon complète, du moins profonde parmi ces usagers.


À titre de récapitulation, je propose ci-dessous un tableau dans lequel se trouvent représentés et systématisés la plupart des concepts qui précèdent.




On aura remarqué que ce tableau, séparé en deux parties correspondant au deux domaines de constitution du sens de la liste – le texte et sa lecture – compte un certain nombre de flèches verticales. Ces schématisations sagittales représentent le trajet qui m'aura conduit, dans ces chapitres théoriques, à passer du premier niveau au second: elles ne correspondent donc ni à un strict rapport de détermination causale, ni à l'illustration d'une relation complète entre les couples d'opposition mentionnés.


Concernant les formules [N=N'], [N’N'–1] et [N’N'+1], voici quelques mots d'explication. Il est à noter que les deux dernières «équations» n'admettent plus l'égalité que l'inventaire [N=N'] permettait de constituer entre la chose et sa représentation sous forme d'item dans une liste: en effet, la liste littéraire, malgré l'effet de réel qu'elle suppose, n'induit pas la réalisation des items qu'elle objective. S'y substitue, dans un rapport qui n'est pas d'égalité mais de projection, un nombre d'items soumis à une fondamentale incomplétude, qui s'exprime en définitive soit par le manque (N'–1), soit par l'excès (N'+1). En d'autres termes la logique d'ouverture, à laquelle la liste littéraire est systématiquement soumise, s'exprime soit selon qu'il manque un terme à la liste, soit selon qu'il faille au contraire résoudre cette ouverture par un trop-plein, une pléthore. Ces deux formules modélisent, de manière rudimentaire, les concepts respectifs de mélancolie et d'hybris, dont il sera question plus longuement dans les pages qui suivent.


Grâce à ce couple central, le rapport préalablement établi de la liste avec les questions d'ordre et de désordre se modifie. En somme, de la même façon qu'une liste littéraire est toujours (au moins un peu) ouverte, le désordre, représenté à la fois par l'hybris et par la mélancolie, lui correspond bien plus qu'un ordre qui n'est pas à sa portée, ou pas de son ressort.



Gaspard Turin (2017)


[1] J. Réda, «Caténaire 3» in L'Adoption du système métrique. Poèmes, 1999-2003, Paris, Gallimard, 2004, p. 22.

[2] M. de Certeau, L'Invention du quotidien, t.1, Arts de faire, Paris, Gallimard «Folio essais», 1990, p. 166.

[3] M. Laugaa, «Le récit de liste», art. cit., p. 156 et 168.

[4] M. Jeay, Le Commerce des mots, op. cit., p. 19.

[5] U. Eco, Vertige de la liste, op. cit., p. 254.

[6] B. Sève, op. cit., p. 225: «La liste est archaïque, la liste est moderne. La liste est sacrée, la liste est profane. La liste est épique, la liste est comique. La liste est sérieuse, la liste est ludique. La liste est prosaïque, la liste est poétique. […]».

[7] Pour mémoire, «la suprématie de la fonction poétique sur la fonction référentielle n'oblitère pas la référence (la dénotation) mais la rend ambiguë». R. Jakobson, Essais de linguistique générale, Minuit, 1963, p. 220 et 238.

[8] Sur ces questions, je renvoie à l'excellent digest de Sophie Rabau, L'Intertextualité, Paris, Flammarion, GF-Corpus/Lettres, 2002.

[9] T. Aron, Littérature et littérarité, Annales littéraires de l'Université de Besançon, Paris, Les Belles Lettres, 1984, p. 24.

[10] Je suis ici la logique établie par Benveniste dans le chapitre X («Les niveaux de l'analyse linguistique») des Problèmes de linguistique générale, t. 1, Paris, Gallimard «Tel», 1966, p. 119-131.

[11] M. Riegel, J.-C. Pellat, R. Rioul, Grammaire méthodique du français, Paris, PUF «Quadrige», 2009, p. 993. Tautologie et inventaire présentent un rapport comparable entre leur sujet et leur prédicat: «[Dans “un homme est un homme”,] la première occurrence d'homme […] représente un exemplaire jugé représentatif d'une classe référentielle envisagée dans son extension, dont la seconde prédique l'essence, c'est-à-dire la compréhension» (idem, souligné par les auteurs).

[12] P. Quignard, Sordidissimes, Paris, Grasset, 2005, p. 243.

[13] D. Schumann, «Enumerative Style and Its Significance in Whitman, Rilke, Werfel», art. cit., p. 173 (je traduis).

[14] U. Eco, Vertige de la liste, op. cit., p. 321.

[15]Idem.

[16] Ph. Hamon, Du Descriptif, Paris, Hachette, 1993, p. 13.

[17] J. Paris, Rabelais au futur, Paris, Seuil, 1970, p. 73.

[18] H. Bergson, L'évolution créatrice, Paris, PUF «Quadrige», 2009 [1941], p. 224.

[19] B. E. Ellis, American Psycho, Paris, Salvy «Points», 1992 [1991], p. 230-231. Je précise que le traducteur a respecté exactement le mélange asyndète-polysyndète du texte original.

[20]Ibid., p. 232.

[21] J.-M. Adam, dans sa réflexion sur la description littéraire, observe dans «l'ambition taxinomique de l'histoire naturelle» une «euphorie de la dénomination par le langage du continu des objets du monde», in Les textes: types et prototypes, op. cit., p. 91-92.

[22] B. Sève, op. cit., p. 216, sqq.., notamment p. 218: «la liste compétitive est construite par le moi socialisé, évalué et jaugé, elle se situe sur le pôle de l'égoïté. La liste nostalgique est tournée vers le monde, elle se situe sur le pôle de l'altérité». L'antinomie est fondée sur le rapport du sujet psychologique aux listes qu'il utilise, mais l'expose à mes yeux de manière trop directe: une telle opposition ne donne au sujet de la liste (en l'occurrence, contemporain) que le choix entre l'un ou l'autre état, en une alternative axiologiquement polarisée.




Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 10 Décembre 2017 à 20h31.