Atelier



Lecture contrauctoriale: "Lire contre (l'auteur) le lecteur", par Sophie Rabau.
Séminaire "en résidence" organisé par l'équipe Fabula du 7 au 11 septembre 2009, à Carqueiranne (83), en partenariat avec le projet HERMÈS (Histoires et théories de l'interprétation).



Lire contre (l'auteur) le lecteur
(notes de l'intervention)


Mon point de départ est un extrait de Rousseau dans La Lettre à d'Alembert:

«Et le tort de Molière n'est pas d'avoir fait du Misanthrope un homme colère et bilieux, mais de lui avoir donné des fureurs puériles sur des sujets qui ne devaient pas l'émouvoir. Le caractère du Misanthrope n'est pas à la disposition du poète; il est déterminé par la nature de sa passion dominante. Cette passion est une violente haine du vice, née d'un amour ardent de la vertu, et aigrie par le spectacle continuel de la méchanceté des hommes. Il n'y a donc qu'une âme grande et noble qui en soit susceptible. L'horreur et le mépris qu'y nourrit cette même passion pour tous les vices qui l'ont irritée sert encore à les écarter du cœur qu'elle agite. De plus, cette contemplation continuelle des désordres de la société le détache de lui-même pour fixer toute son attention sur le genre humain. Cette habitude élève, agrandit ses idées, détruit en lui les inclinations basses qui nourrissent et concentrent l'amour-propre; et de ce concours nait une certaine force de courage, une fierté de caractère qui ne laisse prise au fond de son âme qu'à des sentiments dignes de l'occuper. Ce n'est pas que l'homme ne soit toujours homme; que la passion ne le rende souvent faible, injuste, déraisonnable; qu'il n'épie peut-être les motifs cachés des actions des autres, avec un secret plaisir d'y voir la corruption de leurs cœurs; qu'un petit mal ne lui donne souvent une grande colère, et qu'en l'irritant à dessin, un méchant adroit ne pût parvenir à le faire passer pour méchant lui-même; mais il n'en est pas moins vrai que tous moyens ne sont pas bons à produire ces effets, et qu'ils doivent être assortis à son caractère pour le mettre en jeu: sans quoi c'est substituer un autre homme au Misanthrope et nous le peindre avec des traits qui ne sont pas les siens. (…) Si ces distinctions sont justes, Molière a mal saisi le Misanthrope. Pense-t-on que ce soit par erreur? Non, sans doute.Mais voilà par où le désir de faire rire aux dépens du personnage l'a forcé de le dégrader, contre la vérité du caractère.»

Mon propos n'est pas de commenter J.-J.Rousseau, ni même de voir dans ce texte directement un exemple de lecture contrauctoriale, mais plutôt de commenter et développer un commentaire que j'ai entendu dans la bouche de Marc Escola à propos de ce texte: Rousseau fait comme s'il y avait un écart entre l'Alceste réel et la représentation qu'en donne Molière. Tout se passe comme si Alceste existait préalablement à l'auteur de théâtre qui l'aurait défiguré. Ou, pour le dire autrement, Rousseau s'autorise d'un hypotexte (fictif) que Molière aurait trahi. Dans le cas de Rousseau et Molière, il me semble que le phénomène est moins spectaculaire qu'il ne semble dans la mesure où, si un hypotexte au sens strict n'existe pas, il existe au moins un architexte, une catégorie englobante, que Molière peut avoir trahi dans l'esprit de Rousseau: il s'agit tout simplement de la catégorie englobante du «caractère», voire du mythe littéraire, catégorie englobante à laquelle appartient Alceste en tant qu'il est un misanthrope. Rousseau nous dit donc ici que Molière n'a pas compris non qui était Alceste mais ce qu'était un misanthrope, ce qui est un énoncé moins surprenant.

Il n'en reste pas moins qu'une première affirmation est faite qui retient mon attention: un auteur peut faire une erreur d'interprétation, en tant qu'il écrit, au moment où il écrit, et non pas en tant qu'il lirait de manière rétrospective son œuvre. C'est bien au moment de l'écriture que Molière n'a pas compris quelque chose. Un autre élément m'intéresse, c'est la manière dont écoutant d'une oreille distraite l'analyse de Marc Escola, je l'avais comprise: en effet, j'avais cru y entendre (lisant sans doute, sans le savoir, contre l'auteur) que Molière n'avait pas compris Alceste, son personnage, et après tout ne peut-on pas également entendre cette affirmation, avec un peu de mauvaise foi ou d'inattention, dans la phrase «Molière n'a pas saisi le Misanthrope»? En effet, cette affirmation peut aussi (mal) se comprendre de la manière suivante:

1) Molière n'a pas compris le personnage qu'il a inventé

2) Ou plus étrange encore, si on ajoute subrepticement des italiques: Molière n'a pas compris son œuvre intitulée Le Misanthrope.

Ce que je voudrais faire, c'est mêler mon premier constat à mon erreur d'interprétation.

D'une part Molière a commis une erreur d'interprétation au moment où il écrivait son œuvre et il convient de corriger cette erreur d'interprétation. En outre, ce que Molière n'a pas compris n'est pas quelque chose d'extérieur à son œuvre, quelque chose qui lui serait étranger comme un hypotexte ou un architexte, mais quelque chose qui est sa création propre.

En d'autres termes, je voudrais concevoir une affirmation telle qu'elle pose qu'au moment où créer serait en même temps et au même moment faire une erreur d'interprétation sur ce que l'on crée, c'est-à-dire sur l'objet même qui est susceptible d'être objet d'interprétation par un autre. Il va de soi que si cette formule hautement spéculative retient mon attention c'est parce qu'elle suppose presque par définition une lecture contre l'auteur.

Non pas, le cas est connu, parce qu'il aurait a posteriori dit quelque chose de faux de son œuvre dont il se ferait le lecteur, mais parce que, au moment même où il écrivait, il n'aurait pas compris quelque chose de son œuvre et que la tâche du lecteur serait alors de rectifier ce qu'a fait l'auteur, de lire en ce sens contre l'auteur. Il s'agit donc de vérifier si ce type de lecture est avéré ou concevable. Avant de nous lancer dans cette entreprise, établissons donc le cahier des charges auquel il faut répondre pour essayer de décrire cette lecture contre auctoriale.


1) Le contresens auctorial doit être simultané à la création de l'œuvre et non pas postérieur (c'est donc un autre sujet).

2) Par quoi, c'est l'acte d'écriture qui doit être conçu d'une manière ou d'une autre comme une lecture, mais une lecture de l'œuvre, non d'une œuvre antérieure ou d'un hypotexte.

3) Cette interprétation est posée comme erronée et le lecteur doit corriger d'une manière ou d'une autre l'acte de création compris comme erreur herméneutique.

Pour que cette opération soit possible, une condition préalable doit être remplie: il faut arriver à séparer l'œuvre de l'auteur, à lui donner mentalement, au moins partiellement, le statut d'un objet qui n'appartient pas à l'auteur, qui n'est pas sa création mais qui, à l'image de l'hypotexte, peut être objet d'une interprétation à laquelle n'importe qui peut se livrer. Ce qui va donc d'abord me guider dans la quête de ce genre de lecture, c'est la question de savoir comment on peut séparer, au moins partiellement, l'œuvre de son auteur, la poser comme une donnée que l'auteur est susceptible de mal interpréter.


Je procéderai donc en trois temps. Dans un premier temps purement spéculatif, j'essaierai de faire un tableau des différents moyens que peut avoir un lecteur de se livrer à cette opération de séparation ou, pour le dire autrement: «qu'est-ce qu'un auteur peut ne pas comprendre de son œuvre?». Dans un deuxième temps, j'essaierai de chercher dans la bibliothèque des exemples de ce genre de lecture. Finalement, je mettrai mon hyptothèse à l'épreuve de deux exemples: d'abord en me demandant si on peut décrire Qui a tué Roger Acroyd? de Pierre Bayard selon ce mode de lecture, ensuite, plus rapidement, en essayant de montrer qu'Homère n'a pas compris Télémaque.


Remarques préliminaires:

Du fait de ce cahier des charges contraignant, j'exclus d'emblée de ma recherche deux catégories:

- Le cas de l'architexte tel qu'on le trouve chez Rousseau. Si on peut opposer l'œuvre à elle-même, on peut aussi l'opposer à une catégorie à laquelle elle appartient: on est donc là sur un plan architextuel. Genre, poétique normative dont elle se réclame, mythe littéraire, caractère, etc. On considère alors que l'auteur a mal compris les impératifs de la catégorie à laquelle il prétend appartenir. Toutefois, cette catégorie ne suppose pas que l'on crée mentalement un substrat par extraction d'un élément de l'oeuvre: il existe déjà comme bien collectif. En effet, dans ce cas là, l'auteur n'est pas vraiment exproprié d'une partie de son œuvre, et l'architexte étant par définition commun, l'interprète est d'emblée à égalité avec l'auteur pour en évaluer la compréhension.

- De la même manière, j'exclus les cas d'infidélité à un hypotexte dans les cultures mimétiques(ce qui revient souvent d'ailleurs à une poétique contraignante): là aussi l'hypotexte est un bien commun à l'interprète et à l'auteur.

Donc, il faut vraiment que ce soit sa propre œuvre que l'auteur n'ait pas compris.

Deuxième remarque préliminaire: il va de soi que ce genre de démarche, comme toute démarche qui pousse à l'exploration à partir d'une hypothèse saugrenue, est supposée vous maintenir en éveil et que votre participation notamment dans les points deux et trois est vivement sollicitée: autres exemples connus de vous, notamment.

Dernière remarque: j'ai volontairement présenté la chose sous la forme d'un déploiement d'hypothèses non hiérarchisées par une problématique parce que je ne voulais pas fermer le débat: en d'autres termes, je n'ai pas dit ce que je voulais suggérer ou quelle était ma problématique (bien que j'en aie une forte idée), mais là aussi je ne voulais pas qu'une disposition trop rhétorique ferme d'emblée des pistes.


I. «Qu'est-ce qu'un auteur peut ne pas comprendre de son œuvre?»


Il faut extraire de l'œuvre un substrat tel qu'on pose que l'auteur travaille dessus comme sur un objet extérieur qu'il peut donc mal interpréter. Il va de soi que, ce faisant, on reconstruit mentalement, et sûrement de manière erronée, la manière dont l'auteur a travaillé, mais c'est de toute façon ce que l'on fait bien souvent quand on interprète.

Donc que peut-on extraire de l'œuvre?

Par souci de systématicité, j'ai repris les critères du canonique schéma de Jakobson et essayé pour chacun de ces éléments de concevoir des cas d'extraction d'un élément qui serait mal compris par l'auteur au moment où il écrit.


1) Du coté du référent: cas de ce que j'appellerai une lecture d'identification ou d'illusion référentielle.

a) On peut d'abord distinguer le texte et le monde fictionnel qu'il représente. Dans ce cas, on fait comme si le Monde fictionnel existait préalablement à l'œuvre qui le décrit et que l'œuvre en livrait une description inexacte. On introduit une succession diachronique dans la synchronie et la simultanéité que suppose la création. Au lieu de: «je pose le monde en écrivant et le monde se réduit donc à ce que j'écris», nous avons: «le monde est posé, puis j'écris pour le décrire». Variante: on peut aussi poser que l'auteur crée d'abord le monde fictionnel mentalement, puis le décrit: c'est à ce point-là que se jouerait sa mauvaise compréhension qu'il faut corriger. A quoi il faut ajouter que le lecteur considère avoir accès à ce monde au même titre que l'auteur et pouvoir donc en livrer une description qui corrige, le cas échéant, celle qu'a proposée l'auteur.

b) Autre processus mental à l'œuvre dans l'identification (qui pourrait être celui de Rousseau): une identification du lecteur au personnage. Le lecteur pose alors plus ou moins explicitement qu'il est le personnage. Par quoi il peut se considérer comme un modèle de l'œuvre: c'est paradoxalement un être qui vient après l'œuvre qui devient son modèle, qui considère qu'il appartient au monde possible décrit par l'œuvre. Par quoi, rien ne l'empêche de s'opposer à l'auteur en usant de son autorité de personnage.

On a là une double métalepse mentale. Je suis, moi lecteur, le personnage. En tant que personnage, je peux corriger ce qu'a fait l'auteur. En termes d'autorité, l'autorité du lecteur-personnage qui a servi de modèle l'emporte alors sur celle de l'auteur: le lecteur-personnage est plus transparent à lui-même qu'il ne l'est à l'auteur.


2) Du côté du message, un autre moyen de séparer l'œuvre d'elle-même est de considérer que l'auteur a trahi ce substrat: fragmenter l'œuvre, comme énoncé. Dans ce cas, on crée dans l'œuvre une hiérarchie, en désignant soit un noyau, soit un point de départ que l'on pose comme l'essentiel de l'œuvre, ce qui la constitue et en contraint le reste. Par exemple, pour prendre le cas le plus simple, on considère que l'acte d'exposition d'une scène met en place un certain nombre d'éléments qu'on ne peut plus trahir par la suite sous peine d'incohérence. L'auteur, s'il trahit ce noyau ou cette base dans le reste de son œuvre, est considéré comme un mauvais lecteur de sa propre œuvre au moment où il écrit et il faut donc lire contre lui.

On retrouve ici la succession en diachronie introduite dans la description du processus de création mais de manière aiguë. En fait, l'écriture est assimilée à ce que Charles appelle une lecture courante: l'auteur se lit au fur et à mesure qu'il écrit et écrit la suite en fonction de ce qu'il a écrit, anticipant sur la suite comme un lecteur anticiperait sur la suite à partir de ce qui est déjà écrit. Cette conception de l'écriture sur le modèle d'une lecture courante est bien sûr à l'opposé d'une conception de l'écriture comme dessein, comme plan, telle que la conçoit par exemple Le Bossu dans son Traité du poème épique: l'auteur agit à partir d'un plan concerté selon la méthode géométrique: il ne peut donc arriver qu'une partie de l'œuvre s'oppose au reste de l'œuvre, ou à ce qui en constitue le noyau.

Reste à préciser, dans ce deuxième cas, ce que peut-être le noyau essentiel de l'œuvreà partir duquel on peut évaluer une trahison de l'auteur. On pense d'abord au programme d'écriture tel qu'il s'inscrit généralement au seuil de l'œuvre (péritexte, premières pages, etc.): d'où une rencontre éventuelle avec le programme générique. Mais en fonction du genre ce noyau peut se trouver n'importe où et prendre n'importe quelle forme: par exemple, la morale d'une fable dont on va montrer que l'auteur ne l'illustre pas parfaitement. Dans ce cas, on considère en quelque sorte que l'auteur n'a pas compris lui-même ce qu'il voulait faire ou en tout cas qu'il a trahi sa propre conception de l'œuvre.


3) Du côté du destinataire, on peut encore séparer le texte de l'effet qu'il produit. Dans ce cas, on pose que l'auteur n'a pas compris, par exemple, que son œuvre était comique au moment où il l'écrivait. Il a donc écrit à contre-effet en mettant en œuvre une rhétorique du pathétique. L'auteur est vu comme n'ayant pas bien lu son œuvre, en n'ayant pas compris l'effet qu'elle pouvait ou devait produire, et il est en effet un mauvais lecteur de son œuvre.

Cette différence entre l'effet recherché et l'effet produit sur le lecteur qui s'en prend à l'auteur peut bien sûr également venir d'un décalage chronologique. Toutefois nous devons ici être prudents car il est difficile de reprocher un contresens à un auteur au nom d'une réception postérieure à son temps: il est ignorant, mais on ne peut dire qu'il a mal compris quelque chose. Retenons donc que pour ce faire il faut prêter d'une manière ou d'une autre à l'auteur un savoir de la réception postérieure de son œuvre.


4) Ensuite, au point de vue de l'énonciation, il est assez aisé de séparer le poète de son œuvre, en utilisant l'idée générale d'inspiration. Bien sûr, cette idée peut sembler surprenante tant il semble évident, en première lecture, que l'inspiration appartient en propre à l'individu (et aucun tiers ne peut savoir mieux que le poète ce qu'il en est de son génie propre). On peut toutefois postuler, du moins théoriquement, un sujet qui écrivant ne se comprend pas lui-même, ou ne comprend pas ce qui l'inspire, ce qui entraînerait un lecteur à rétablir la bonne interprétation.


5) Enfin du côté du code, on peut séparer la langue de l'œuvre. Dans ce cas, l'auteur aurait mal interprété la langue qu'il utilise et n'a pas dit ce qu'il voulait dire: il est alors aisé à l'interprète de noter que l'acte d'écriture s'accompagne d'un contresens et de dire ce que l'auteur voulait dire (courant si on parle à un étranger: «tu veux dire que» suivi du mot correct).

Après la spéculation, la promenade dans la bibliothèque: est-ce que ce que je viens de décrire correspond à quelque chose de connu?


II. Promenade dans la bibliothèque


Je procéderai en deux temps: d'abord essayer de trouver des exemples pour chaque cas, ensuite essayer de voir quels présupposés traversent ces lectures et à quelle conception générale répertoriée de l'interprétation on peut les indexer.


1) La référence

Le premier cas qui se présente à mon esprit, ce sont des hypertextes qui font mention du texte qu'ils réécrivent comme si hypotexte et hypertexte avaient le même référent. Il est alors facile de raconter une nouvelle exploration du monde fictionnel décrit par l'auteur de l'hypotexte et de corriger explicitement ce qu'a écrit l'auteur. Exemple simple: Lucien. Le héros voyage dans le pays des rêves décrit par Homère: «Contrairement à ce qu'a écrit Homère, etc.»

Ce type de dispositif peut également autoriser une lecture d'identification à condition de déléguer au personnage les réactions que l'on a eues à la lecture. Par exemple, en tant que femme, je ne suis pas contente du traitement de Circé dans l'Odyssée, je m'identifie à Circé. Il me suffit alors de mettre en scène dans mon hypertexte une Circé qui se défend contre les rumeurs colportées par Homère ou la vision erronée que livre Homère de Circé, ce qui est le cas dans Navigazzione de Circe de l'italienne Sandra Petrignani. Mais il n'est pas nécessaire de passer par une hypertextualité déclarée pour procéder de la sorte: il suffit d'une manière ou d'une autre que le commentateur considère qu'il a accès au monde décrit par l'auteur.

Deux cas se présentent:

- Un cas de «méthypertextualité»: l'acte de lecture est effectif mais est mené par un personnage. Cf. Fénelon, dans le dialogue des morts entre Achille et Homère. Achille fait une lecture d'Homère en se fondant sur sa connaissance de l'univers fictif qui devient sa seule hypothèse explicative de l'œuvre. Par exemple, il juge que toute l'œuvre d'Homère doit être lue à partir de l'idée de gloire épique (c'est-à-dire de son expérience de guerrier épique) et donc qu'Homère a manqué quelque chose en écrivant l'Odyssée qui n'est pas assez épique. Certes, il se fait remettre vertement à sa place par Homère et l'expérience de lecture contrauctoriale tourne court, mais il n'en reste pas moins qu'on a là un dispositif qui permet facilement de montrer que l'auteur n'a pas compris l'univers fictif qu'il met en place, qui le permet parce que l'acte de réécriture et l'acte de commentaire sont inséparables. Autre exemple: Hélène contre Homère chez Barker (The Bite of the Night), même dispositif methypertextuel:

Je refuse d'applaudir vos chants. (Un temps.) J'aimais Troie, parce que Troie c'était pécher. Pourquoi n'avez-vous jamais dit ça? Mais lui, qui m'a emportée là-bas n'était pas un pécheur, seulement un exhibitionniste, et non mon égal. Vous ne savez donc pas l'enfer que c'est de ne trouver aucun homme votre égal? Dites ça, dans votre prochain livre. C'était ça l'agonie de Troie, pas les épées gluantes ou le massacre des vieillards, mais l'atroce solitude d'Hélène en rêve...

À première lecture, Hélène reproche d'abord à Homère un manque de connaissance de l'Univers fictif (il a omis de dire quelque chose). Mais en même temps, cette ignorance conduit à une mauvaise compréhension de cet univers: Homère n'a pas compris ce qu'il voulait représenter (cf. «c'était ça l'agonie de Troie»). Bien sûr – et je vais y revenir – cette manière de procéder suppose une illusion référentielle, facilitée dans le cas de l'Odyssée et de l'Iliade par le fait qu'existe toute une tradition de lecture référentielle de ces textes qui sont considérés comme historiques (par Fénelon à coup sûr, par Barker non). C'est le cas des lectures référentielles à la V. Bérard: explorant le monde prétendument décrit par Homère, il lui arrive de corriger Homère (cela est lié à l'idée (limite) qu'Homère n'a pas toujours connu son référent, qu'il y a eu un accès indirect, alors que V. B. a un accès direct).

- La question que j'aimerais poser à présent, c'est de savoir si cette illusion référentielle favorisée par la méthypertextualité ne peut pas servir de modèle à une attitude plus purement métatextuelle: il s'agirait alors de réduire l'intention de l'auteur à une description de l'Univers fictif partielle ou partiale, de prendre une décision sur ce dont parle l'œuvre, d'en livrer un résumé, puis de montrer que l'auteur n'a pas compris quelque chose de ce dont parle l'œuvre. Attitude qui me semble à l'œuvre dans des lectures «politiques» où l'on prend une décision sur ce que représente l'Univers fictif tout en notant que l'auteur n'a sans doute pas compris ce qu'il représentait. Exemples assez foisonnants offerts par les lectures marxistes de Balzac. Lukacs sur Balzac(Les paysans):

«Les paysans sont donc pris entre deux feux. Le politicien Balzac aimerait bien voir ce combat de la façon suivante: les paysans seraient séduits par la démagogie et les intrigues du groupe Gaubertin-Rigou, des «mauvais sujets», au sein de la paysannerie (Tonsart, Fouchon) les pousseraient à mener ce combat. Mais en réalité Balzac montre toute la dialectique de la nécessaire dépendance des paysans vis-à-vis du capital usurier des koulaks vivant dans la petite ville, montre comment les paysans, malgré leur opposition pleine de haine aux usuriers, sont nécessairement entraînés par les lois de l'économie à se charger des affaires de ces mêmes usuriers. Balzac décrit par exemple un paysan qui a acquis une parcelle avec «l'aide de Rigou». En effet, Courtecuisse, en achetant le domaine de la Bâchelerie, avait voulu passer bourgeois, il s'en était vanté.»

Ici l'objet est clairement le monde paysan fictif représenté par Balzac (les paysans sont désignés par leurs noms fictifs et il est fait allusion à l'intrigue fictive), mais la présentation que donne Balzac de ce monde fictif est dénoncée comme une illusion («aimerait voir») alors qu'en fait il a montré autre chose: autrement dit, Balzac n'interprète pas bien en écrivant son roman le monde fictif qu'il met en place et Lukacs, lui, l'interprète correctement, est donc à même de réinterpréter l'intrigue.

Dans un autre cas, c'est la description de l'Univers fictif qui est en quelque sorte indexée sur une connaissance de la réalité économique du 19ème (celle de l'interprète), par quoi il est bien dit que Balzac n'a pas compris quelque chose de sa fiction:

«Balzac montre dans ce cadre étroit la genèse du capitalisme français dans la période postérieure à la Révolution, le déclin de la noblesse et, surtout, la tragédie de la paysannerie libérée par la Révolution puis à nouveau réduite en servitude, la tragédie de la parcelle. Balzac ne voit pas la perspective de cette évolution, et nous avons montré qu'il ne pouvait pas la voir et pourquoi il ne pouvait pas la voir. La mise en scène du prolétariat révolutionnaire est en dehors de ses possibilités de représentation. De ce fait Balzac peut uniquement montrer le désespoir des paysans et ne peut indiquer la seule issue possible pour échapper à ce désespoir»

Ici, dans un premier temps, Lukacs résume (à sa manière) l'intrigue balzacienne en prenant une décision sur ce qu'il montre. Ayant décidé ce dont il est question dans ce roman, il indique alors que l'auteur n'a pas les moyens de comprendre (de «voir») la conséquence logique (la seule issue possible) de ce qu'il a montré. Bien sûr la faille auctoriale est ici double. Une première faille, qui ne nous concerne pas directement, vient d'une impossibilité à représenter quelque chose. Une seconde faille, qui nous concerne, vient de ce que Balzac n'a pas compris exactement ce qu'il représentait et par là n'a pas su en tirer une conséquence que le critique tire à sa place et mieux que lui. Bien évidemment, ce type d'analyse, marxiste, est aussi une forme d'interprétation doctrinale (on va y revenir) mais il m'intéressait ici de tenter d'y voir quelque chose de l'ordre d'un postulat de non-compréhension de l'univers que l'on représente.


2) L'œuvre contre elle-même

Je renvoie ici aux travaux de Marc Escola quand il considère que l'œuvre ne suit pas un de ses possibles ou abandonne un programme. Ce n'est toutefois pas tout à fait satisfaisant dans la mesure où Escola ne considère pas qu'il s'agit d'une erreur d'interprétation de l'auteur. Ou tout au moins ne le considère pas tout le temps, mais je l'ai déjà entendu oralement dire que «c'est mieux que l'auteur»: est-ce à dire que l'auteur n'a pas compris le programme qu'il met en place?

Ensuite, le mécanisme de l'interpolation. Un passage ne correspondant pas à ce qu'on décide être l'essentiel de l'œuvre va être supprimé. Mais bien évidemment dans ce cas le mécanisme est masqué: on fait comme si le passage supprimé n'était pas de l'auteur.

Est fondé sur le même présupposé de cohérence de l'œuvre tout reproche d'incohérence ou de non prise en compte des présupposés de l'œuvre: l'auteur n'a pas bien compris son œuvre, c'est-à-dire a laissé passer une incohérence que le bon commentateur, lui, ne laisse pas passer. Scudéry, à propos du Cid,peint ainsi Corneille en mauvais commentateur (pas de mémoire totale du texte):

«Je remarque dans la troisième Scène que notre nouvel Homère s'endort encore, et qu'il est hors d'apparence qu'une fille de la condition de Chimène n'ait pas une de ses amies chez elle, après un si grand malheur que celui qui vient de lui arriver, et qui les obligeait toutes de s'y rendre pour adoucir sa douleur par quelques consolations. Il eût évité cette faute de jugement, s'il n'eût pas manqué de mémoire pour ces deux vers qu'Elvire dit peu auparavant:

Chimène est au palais, de pleurs toute baignée,

Et n'en reviendra point que bien accompagnée (III, 1, V. 775-776).»


3) L'Effet

a) Rousseau est à la limite de cela quand il suggère que Molière n'aurait pas dû faire rire du Misanthrope si ce n'est que Molière fait rire en trahissant la logique du caractère et non par un décalage entre par exemple la situation narrée et une adresse au lecteur suggérant une réaction.

b) Une autre solution, bien que plus complexe, consiste à transformer partiellement l'œuvre par exemple pour la rendre comique pour ensuite signaler que l'auteur n'a pas vu l'effet comique qu'elle pouvait produire. Scudéry encore:

«En suite de cette conversation, de Chimène avec Elvire, Rodrigue sort de derrière une tapisserie, & se presente effrontément, à celle qu'il vient de faire orpheline: en cet endroit, l'un & l'autre se picquent de beaux mots; de dire des douceurs: & semblent disputer la vivacité d'esprit en leurs reparties, avec aussi peu de jugement, qu'en auroit un homme qui se plaindroit en Musique dans une affliction, ou qui se voyant boiteux, voudroit clocher en cadence. Mais tout à coup, de beau discoureur, Rodrigue devient impudent: & dit à Chimene, parlant de ce qu'il a tué, celuy dont elle tenoit la vie, Qu'il le feroit encor, s'il avoit à le faire. A quoy cette bonne fille respond, qu'elle ne le blasme point; qu'elle ne l'accuse point; & qu'enfin, il a fort bien fait de tuer son pere.»

c) Enfin, dernier exemple de cette idée que l'auteur a manqué un effet, n'a pas compris en l'occurrence qu'il ne pouvait pas faire du comique, ce passage de Pierre Bayard dans Comment améliorer les œuvres ratées (p. 62):

«Son échec comique est moins explicable, puisque le ressort classique de la répétition est parfaitement mis en place et que Dom Garcies est un tel raté qu'il devrait logiquement provoquer le rire. Mais peut-être la jalousie amoureuse est-elle un sentiment à la fois trop peu pathologique et trop partagé pour avoir de réelles vertus comiques.»

Sur ce passage, je passe sur le fait que Bayard ne s'interroge pas sur le statut de tragicomédie. Mais je note simplement qu'il sépare l'œuvre de son effet et marque que Molière n'a pas compris l'effet que pouvait provoquer le personnage qu'il a créé, qu'il lui attaché un effet comique à tort.

d) Qu'en est-il, enfin, de l'effet de l'œuvre, dans le cas de décalage chronologique? L'opération est un peu plus complexe si l'on veut vraiment lire contre l'auteur, cf. Houdar de la Motte dans son Discours sur Homère. Dans un premier temps, il reproche à l'Iliade de ne pas respecter par exemple la bienséance, ou de provoquer l'ennui par des digressions qui nuisent à la cohérence, ce qu'on ne peut reprocher à Homère puisqu'il écrivait en un autre temps, sauf à considérer qu'en cet autre temps déjà les exigences de l'âge classique existaient. Or, dans certains passages, La Motte semble considérer qu'elles existent déjà au nom d'une universalité de la raison humaine. Dès lors, Homère en effet n'a pas compris que son œuvre pouvait déranger les lecteurs alors qu'il aurait dû le comprendre.


4) L'inspiration

Pour représenter un sujet clivé, quelques possibilités se présentent à l'esprit.

a) La conception de l'inspiration par un objet ou une entité tiers

Il suffit de se rappeler que selon Platon le poète est donné comme l'interprète (ermeneuo) de la Muse, ce qui permet de supposer deux temps dans l'acte de création:

- Je reçois quelque chose de la muse.

- J'interprète ce que j'ai reçu, ce qui signifie que créer c'est interpréter.

(Ion, 534a: le poète est inspiré et il interprète la muse et le rhapsode est un interprète d'interprète (hermèneus hermèneuon)

Sur un plan théorique, rien n'empêche donc de penser un lecteur qui considérerait que le poète a mal interprété le message des muses. Évidemment, cela pose problème car cela signifie que cet autre lecteur possède lui aussi le message des muses ou a un autre moyen d'y avoir accès. Le cas, même si ce n'est pas exploité, au chant VIII de l'Odyssée: on pourrait concevoir qu'Ulysse dise à Demodocos qu'il n'a pas bien compris ce que les Muses lui ont transmis, puisque lui-même a assisté à la guerre de Troie.

b) Dans cette lignée il est aussi tentant de penser un sujet clivé qui ne comprend pas une partie de soi qui l'inspire.

On pense évidemment à la lecture psychanalytique, ce qui me semble pouvoir fonctionner si on admet qu'un mécanisme de censure fait obstacle entre l'inconscient et l'œuvre, qui est alors comprise comme une représentation erronée/faussée de l'insconscient que seul l'analyste est à même de comprendre. Cf. Bellemin Noël, Autobiographie du désir (p. 6):

«Je puis être le narrateur, plus ou moins talentueux ou inspiré, de ce que je sais de ma vie, et rédiger ainsi une authentique «au-to-biographie», soit: par moi, de ma vie, l'écriture. Il n'est pas possible de raconter ce que par définition j'ignore – à moins d'être, comme on dit, «psychanalysé» et d'entreprendre (mais qui l'oserait, fut-il analyste?), le récit en forme de tout ce que les années de cure m'auront appris sur mon âme secrète. Une formation inconsciente ne peut apparaître d'abord qu'à un autre homme, et par son inconscient à lui, avant de revenir au sujet comme ce «chapitre censuré de son histoire» dont parle Jacques Lacan.»

Ici il est dit clairement que quelque chose qui est dans l'œuvre n'apparaît pas à l'auteur qui n'est pas transparent à lui-même. Cela suppose l'intervention d'un tiers qui comprend mieux que l'auteur, qui lui n'a pas compris ce qu'il faisait. Ce qui est dit plus nettement encore quelques lignes plus bas (p. 7): «lire-écouter les textes en réagissant, conscient et inconscient mêlés, à ce qui est à l'œuvre en eux à l'insu de l'écrivain et qui séduit en cachette le lecteur».

c) Troisième cas: lecture allégorique dans l'idée d'un auteur prophète inspiré par des vérités qu'il comprend mal, voire inconscient de dire quelque chose d'autre que ce qu'il dit : il parle en fait de vérités qu'il ne connaît pas, or ne sachant pas ce dont il parle il le comprend mal, et par là je peux dire qu'il a mal saisi son objet.


5) La langue

Plus simple, il suffit de contester l'emploi de la langue. Cf. Valincourt, 3ème Lettre sur la Princesse de Clèves:

en disant: elle partit pour se rendre à la Cour qui était à Chambord. p. 47 [207] Il eut envie de partir en même temps que Monsieur de Nemours, et de venir lui-même caché découvrir quel succès aurait ce voyage. Ce lui-même caché m'a paru un peu obscur. Venir caché est encore une phrase fort nouvelle; et il me semble que l'auteur se fut peut-être mieux fait entendre, en disant: il eut envie de se déguiser, de partir en même temps que Monsieur de Nemours et de etc. (…)

Ici l'auteur n'a pas compris la langue qu'il a utilisée.


Plus généralement, maintenant, à quel type de lecture répertorié nous ramène ce tableau? Poser cette question me conduit à une double exigence:

- Commencer à me demander ce qui est spécifique dans la démarche que je décris.

- Et, si mon hypothèse est quelque peu productive et présente un intérêt, ne pas m'en tenir à des évidences, mais montrer qu'elle permet de débusquer derrière des pratiques connues des présupposés plus implicites, voire gênants.

Deux éléments me semblent à prendre en compte du côté de la spécificité(ces deux éléments sont liés à ce qui me semble la véritable spécificité de mon objet). L'idée qu'écrire c'est interpréter quelque chose de l'œuvre, c'est donc être en position de lecture au moment où l'on compose. Deux conséquences:

- L'idée d'expropriation d'une partie de l'œuvre.

- En termes d'autorité, si écrire c'est lire, alors l'auteur est-il le meilleur lecteur concevable?


1) Idée d'expropriation d'une partie de l'œuvre.

Dans tous les cas envisagés, on fait comme si l'auteur travaillait sur un substrat «disponible» qui existait antérieurement au moment de sa création, quelque chose donc qui devient le bien commun du lecteur et de l'écrivain et non pas la création de l'écrivain qui vient au lecteur dans un second temps. Dès lors, dans tous les cas que nous avons vus, l'œuvre est modifiée pour permettre ensuite l'expropriation de l'un de ces éléments: soit elle est modifiée quant à son statut référentiel (on décrit l'univers fictif comme s'il existait indépendamment de l'œuvre), soit elle fragmentée et hiérarchisée, soit c'est l'effet qui est pensé autrement, et au besoin on peut la réécrire pour la rendre plus comique, soit il y a un écart entre ce qui est dit et ce que l'auteur voulait dire (doctrine, inspiration, etc.). Ce qui m'intéresse là c'est que nous découvrons que la modification n'est pas le résultat de la lecture contrauctoriale, mais qu'elle en est une condition.

Spontanément, en effet, nous pourrions penser que les choses se passent de la manière suivante:

- Je m'inscris contre le texte tel qu'il résulte de l'intention de l'auteur.
- Je propose une modification de ce texte contrairement à l'intention de l'auteur.
- Or, dans le cas que je décris, ce n'est pas cela qui se passe:
- J'extrais un substrat hors du texte (modification).
- Je m'approprie ce substrat et en produis une lecture.
- Je montre que l'auteur a mal compris cet objet.

Ce phénomène m'intéresse non pas tant parce qu'il serait une nouvelle manière de lecture productive (orientée vers la production de textes), mais plutôt parce qu'il peut peut-être nous révéler quelque chose de la pratique classique de l'explication de texte. Admettons que le fait de traiter une œuvre avant la lecture est le propre de tout commentaire (je la découpe, en prélève des passages, prend des décisions sur ce qu'elle dit, etc.). La seule différence qu'il y a entre ce que j'ai décrit et ce qui se passe habituellement c'est que l'œuvre traitée est attribuée à l'auteur et donc que le phénomène passe inaperçu. Mais si on essaie maintenant sur un commentaire «classique» d'appliquer ce que j'ai décrit, voilà ce que cela peut donner. Méthode habituelle: on fragmente le texte en fonction d'une ligne de lecture, mais on le présente comme ce qu'a voulu l'auteur. Mais il pourrait plutôt dire: l'essentiel est ma ligne de lecture (l'auteur par exemple parle de la magie), mais l'auteur ne l'a pas compris. C'est la même chose que précédemment, la seule chose est qu'on pose un écart entre l'auteur et l'interprète. Mon hypothèse est alors qu'expliquer un texte, ce n'est pas seulement l'expliquer pour le lecteur qui ne comprend pas ce que l'auteur a compris, mais qu'une explication peut aussi exproprier l'auteur de tout ou partie de son œuvre et présupposer qu'il n'a pas compris une de ces parties, d'où la nécessité d'un commentaire éclairant.

Trois exemples où cela me semble probant:

- Le cas de l'explication d'ordre historique où l'on décèle dans l'œuvre les marques d'un contexte ou les mécanismes de l'histoire: dans ce cas, l'on commence par redécrire par exemple l'univers fictif, on dit bien qu'on explique ce que l'auteur n'a pas pu ou su voir (à la Lanson? en tout cas, à la Lukacs).

- Le cas de l'explication fondée sur une doctrine, quelle qu'elle soit, que l'on cherche à trouver dans le texte. Même chose: fondée sur une décision sur la référence du texte que l'on comprend mieux que l'auteur.

- Enfin plus simplement quand on extrait la langue comme substrat que l'auteur manie sans forcément le comprendre, il va de soi que l'on explique ce qu'il n'a pas bien compris d'un mot ou de son histoire. Ce dernier cas me semble frappant chez Riffaterre: quand il parcourt les dictionnaires et les textes à la recherche d'un intertexte, il se dote d'une compréhension de la langue qu'on peut penser supérieure à celle de l'auteur et par là il explique quelque chose que l'auteur n'a pas compris de la langue.

Bien évidemment ces opérations sont le plus souvent masquées par la nécessaire empathie qui accompagne l'explication de texte qui fait que l'on dit expliquer «ce qu'a voulu l'auteur». Le soupçon que je lève, c'est de savoir si parfois le lecteur ne prélève pas dans l'œuvre un substrat qu'il est mieux à même de comprendre que l'auteur. Encore une fois, c'est cette mécompréhension auctoriale et non pas l'incompétence du lecteur (pour qui l'on explique) qui rendrait l'explication nécessaire: on expliquerait parce que l'auteur n'a pas tout compris de ce qu'il faisait, voire l'a mal compris. Or – si j'ai raison – en quoi l'explicateur a-t-il des chances de comprendre mieux ou différemment que l'auteur le substrat qu'il a dégagé? Pour une raison simple: c'est qu'il est un lecteur professionnel, ce que n'est pas l'auteur, du moins quand il écrit. Mais, dès lors, c'est la question de l'autorité qui se trouve en jeu.


2) Autorité du lecteur (deuxième point où je voudrais interroger les pratiques de lecture à partir de mon hypothèse)

Pour le comprendre, partons du schéma simple auquel nous sommes habitués: l'auteur écrit, le lecteur lit. Je dirais que d'ordinaire cet écart est comblé de deux manièresqui supposent plutôt une transformation du lecteur en auteur. Soit, dans le cas d'une lecture d'inspiration romantique, la lecture doit permettre une identification à l'auteur: je lis en recomposant (en prétendant recomposer) la manière dont l'auteur a travaillé. Soit, dans le cas d'une lecture rhétorique au sens de Charles, je rivalise avec l'auteur en tant que ma lecture est celle d'un producteur de texte (voilà comment moi j'aurais fait). En somme, dans les deux cas, l'autorité de la lecture repose sur une capacité auctoriale du lecteur.

Mais dans le cas qui m'occupe, c'est le contraire qui se passe: ce qui fonde l'autorité de ma lecture, c'est la transformation de l'auteur en lecteur au moment où il écrit. Or, si l'auteur est vu comme un lecteur (ce qui après tout n'est pas son métier), il y a fort à parier que le lecteur professionnel va lui être supérieur. Quelles conséquences?

Une reconsidération de ce que Charles appelle la lecture rhétorique où on considère que d'ordinaire le lecteur considère le texte en auteur, rivalise avec l'auteur en tant qu'il est auteur (je n'aurais pas fait comme cela). Mais il se peut que l'émulation se fasse plutôt au nom de la lecture: si l'auteur s'était mieux lu en écrivant, il aurait écrit un autre texte (celui que j'écris, moi, lecteur plus compétent que l'auteur), ce qui met beaucoup plus évidemment l'interprète écrivain en position d'auteur compétent et lui rend la tâche facile. Si l'écriture est en effet conçue comme un exercice de lecture selon les mécanismes que j'ai dit, il est patent que tout lecteur attentif risque de l'emporter sur l'auteur. Il me semble que ce qui fonde la méthode de Bayard dans sa «lecture productrice», ce n'est pas tant qu'il se montre comme un auteur, mais bien qu'il prête à l'auteur une erreur de lecture ou d'interprétation. Prêter à l'auteur une lecture, c'est donc se donner une autorité en tant que super lecteur, supérieur à l'auteur dans l'exercice.

Qu'en est-il alors, dernière question plus perverse, de cette assimilation de l'auteur à un lecteur dans un commentaire non productif? Cela signifierait que l'empathie joue, mais de manière étrange, par identification non du lecteur à l'auteur, mais de l'auteur au lecteur. Expliquer ce qu'a fait l'auteur, c'est en fait faire comme si l'auteur était un lecteur et par là même un mauvais lecteur. Le gain en autorité me semble aussi effectif, même s'il ne conduit pas à une proposition de correction.

Pour finir de tester la productivité de mon hypothèse, deux exercices plus pratiques. Bayard dans Qui a tué Roger Acroyd? fait-il la même chose? Et puis, à titre programmatique: essayer de faire la même chose sur Homère qui, je le crois depuis longtemps, n'a rien compris à Télémaque.


III. Exercices pratiques


Ce qui m'incite à passer Pierre Bayard à la moulinette de mon hypothèse, c'est le texte de Bellemin-Noël et la question qu'il pose(Bellemin-Noël, Critique 618, p.773):

«Le problème dont l'absence m'apparaît criante dans ces pages – y serais-je plus sensible que d'autres? – s'énonce naïvement ainsi: que devient dans cette affaire l'auteur du récit? Pourquoi n'inculpe-t-on pas Agatha Christie d'enquête bâclée, de mensonge à policier, voire de trafic d'influence ou d'injure à magistrat? Car c'est une accusation en trompe l'œil que celle qui tombe sur le petit détective belge, qui n'est pour rien dans une bévue dont la seule et unique responsable, à première vue, comme à la réflexion, ne saurait être que la grande romancière britannique. On sait bien qu'il est de bon ton dans nos études, depuis une ou deux décennies, de faire litière de l'auteur; mais il faut prendre conscience de tout ce que l'on sacrifie en jetant l'eau du bain. Ce qui néanmoins me paraît urgent pour l'instant n'est pas de rediscuter au fond une telle mise à l'écart, c'est de répondre à cette question très précise et fort inquiétante: Agatha Christie savait-elle, oui ou non, que le docteur Sheppard pourrait bien être innocent du meurtre de Roger Acroyd? (…) Ou bien Agatha Christie nous a sciemment bernés et dans ce cas il faut reconnaître, en l'absence de tout document, qu'elle seule l'a su. (…) Ou bien alors la chère Agatha Christie ne s'est pas rendu compte que son merveilleux Poirot mettait à côté de la plaque. Cela ouvre, derechef, sur deux possibilités. On peut en effet déclarer qu'aucun romancier ne saurait contrôler tous les énoncés d'une fiction (…). On peut également estimer que nous avons affaire chez Agatha Christie à un égarement passager, ou même à une passion permanente, par suite de quoi elle serait devenue la dupe de son personnage, en sorte qu'elle délirerait en même temps et de la même façon que lui. (…) Agatha Christie aurait inconsciemment manipulé son texte et/ou son enquêteur.»

Vous comprenez pourquoi les questions de Bellemin-Noël m'intéressent au plus au point; pourquoi est-ce que c'est Hercule Poirot – et non Agatha Christie – qui se voit traité comme un mauvais lecteur, un mauvais interprète? Pour notre propos les choses sont alors passionnantes et curieuses, car les objets sur lesquels Hercule Poirot se «trompe» sont bien ceux que j'ai définis en pensant à une erreur d'interprétation de l'auteur:

- Il se trompe sur l'univers fictif (ce qui pour un personnage est normal…) que Pierre Bayard comprend mieux que lui.

- Il se trompe sur la cohérence du texte (n'a pas bien relu le roman), si l'on admet que les invraisemblances sont de lui.

- Peut-être même se trompe-t-il sur son inconscient (ce que n'a pas, on le sait, un personnage de roman, mais après tout puisqu'il délire, il a peut-être un inconscient) dans son désir de protéger Caroline, sorte de double de l'enquêteur.

Ces quelques remarques ne sont pour moi qu'une manière de reformuler la question de Bellemin-Noël en la confirmant: Pierre Bayard a tous les moyens d'accuser Agatha Christie d'une mauvaise lecture au sens où je l'ai dit, mais le fait est qu'il préfère en accuser le personnage plutôt que l'auteur. En ce sens il me donne à la fois tort et raison, et bien sûr je voudrais m'interroger sur cette relative préservation de l'auteur dans le processus. Pourquoi A. Christie est-elle relativement épargnée par P. Bayard? Hypothèse mineure: c'est plus drôle de faire comme cela, plus du côté de la réécriture et de la métalepse transgressive. Mais, pour revenir à notre sujet, qu'est-ce qui autorise ce «transfert»? Est en jeu une rivalité de lecteur, et P. Bayard a cherché un autre lecteur, en l'occurrence Poirot, figure d'interprète. Il n'a pas vu tout simplement qu'A. Christie pouvait jouer ce rôle de l'interprète en tant qu'auteur. En somme, il fonde en effet l'autorité de son étude sur sa compétence de lecteur, mais ne prête pas cette compétence à l'auteur, ce qui dans le cadre du roman policier est aisé dans la mesure où le détective fait écran. Mais dans l'autre sens, ce cas est intéressant car il révèle bien que celui qui fait fonction d'auteur, qui est attaqué là où on attendrait l'auteur, Poirot, est un interprète, un lecteur. P. Bayard est donc fort proche de ce que nous avons décrit et il reste simplement à cesser d'épargner l'auteur/lecteur pour arriver tout à fait à mettre en pratique ce mode de lecture contrauctoriale.

Pour ce faire, le mieux est de choisir un genre où aucun personnage d'herméneute ne vient interférer avec la figure de l'auteur. Disons au hasard l'Odyssée, où il me semble tout à fait possible de montrer que Homère n'a rien compris au personnage de Télémaque, plus précisément qu'il n'a pas compris que Télémaque haïssait profondément Ulysse et qu'il était absurde de le représenter en train de se réjouir du retour de son père.

On peut le montrer d'abord selon le point 2 (le message), en notant qu'Homère n'a pas été sensible aux récits possibles et aux programmes qu'il a lui-même insérés dans son texte: déclarations de Télémaque sur la mort de son père, évocation régulière d'Oreste, le fils qui tue son père quand il revient, tentative de séduction par Hélène au chant IV, après qu'elle a raconté avoir sinon séduit, du moins accueilli aimablement Ulysse (structure de double et de rivalité).

On peut ensuite le montrer selon le point 1, par une lecture d'identification à Télémaque. Quelque chose comme: «si j'étais un jeune homme noble, qui a grandi avec sa seule mère, dans le souvenir écrasant d'un père héroïque, je n'aurais guère envie de le voir revenir mais plutôt de sauver ma mère seul, et si mon père revient de le voir échouer», d'où d'ailleurs le très joli acte manqué de Télémaque pendant le massacre des prétendants.

Ou encore selon le point «inspiration» et sujet clivé: Homère ne comprend pas que le dispositif mère/fils père absent qu'il représente repose sur une inspiration oedipienne qu'il aurait dû exploiter, autrement que par un acte manqué.

On peut faire mieux, mais je ne le ferai pas parce qu'il se trouve que d'autres s'en sont déjà chargés, Fénelon évidemment, mais aussi Giono dans Naissance de l'Odyssée, qui tous nous montrent un Télémaque autrement plus agressifs que celui d'Homère.

Est-ce à dire que ces auteurs ont mieux écrit qu'Homère? Si mon hypothèse est valide, je dirais en conclusion qu'ils ont mieux lu que lui au moment où Homère écrivait, et je terminerais par une nouvelle formule de l'émulation: réécrire ce n'est pas mieux écrire que l'auteur, c'est lire mieux que lui.


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Sophie Rabau

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Dernière mise à jour de cette page le 1 Novembre 2009 à 22h17.