Atelier


Littérature, linguistique et sémiotique des cultures.

Pour surmonter quelques malentendus


Entretien entre Lia Kurts et François Rastier




V. Kandinsky - Accord réciproque (1942)


Lia Kurts-Wöste, qui enseigne la stylistique et la sémiotique à l'Université Bordeaux-Montaigne et anime à la Maison Heine le séminaire Indisciplines, a souhaité clarifier plusieurs questions qui intéressent tant les études littéraires que la sémiotique des cultures.

Bien que linguiste, François Rastier a publié récemment un ouvrage d'analyse littéraire, Mondes à l'envers. De Chamfort à Samuel Beckett, Garnier, 2018; son livre Témoignages inconcevables. Exterminations et littérature, est annoncé pour la rentrée 2019 aux PUF.

Cet entretien se fait l'écho de préoccupations communes.


Dossier Linguistique





Littérature, linguistique et sémiotique des cultures.
Pour surmonter quelques malentendus


LK — M. Rastier, si «les structures ne descendent pas dans la rue», la sémiotique des cultures ne permet-elle pas toutefois de reconsidérer aujourd'hui l'importance cruciale des processus de structuration textuelle du sens, tant pour reconnaître la portée émancipatrice des œuvres que pour surmonter la regrettable scission, propre à nos universités, entre science des langues et études littéraires, lointaine conséquence d'une conception partiale du «formalisme»? Pourriez-vous retracer l'histoire et les enjeux de cette séparation institutionnelle et les perspectives qu'ouvre le renouveau actuel des sciences de la culture?


FR. — La linguistique comparée et littérature comparée sont nées en même temps à la fin du XVIIIe siècle et partagent le projet et la méthodologie des sciences de la culture. Au siècle suivant, grâce à une formation philologique acquise au contact des textes, la plupart des linguistes peuvent travailler sur des corpus mythiques ou littéraires: par exemple, Bréal fait sa thèse sur Hercule et Cacus. Au XXe siècle, bien des grands linguistes travaillent sur des textes littéraires, de Saussure sur les Nibelungen et Homère notamment, jusqu'à Jakobson sur un cycle épique russe. C'est l'usage constant dans tous les cercles structuralistes, des formalistes russes (issus du cercle de poétique de Moscou), au cercle de Prague (cf. Mukarovsky) et même dans celui de Copenhague. Cela est conforme au projet général de ce que l'on a appelé le structuralisme, courant qui à la suite de Saussure (et de Cassirer) entend réfléchir l'épistémologie et la méthodologie du comparatisme.


Dès avant la révolution, pendant l'hiver 1914, des linguistes et des écrivains ont créé le cercle linguistique de Moscou pour promouvoir la poétique; parallèlement, au début de 1917 se créait à Saint-Pétersbourg une Société d'étude du langage poétique.


Après l'instauration du pouvoir soviétique, le terme de formalisme a été utilisé pour discréditer les théoriciens des arts, plastique, dramatique, littéraire; il prit un tour accusateur depuis le moment, où, à partir de 1927, le régime stalinien entendit soumettre toutes les activités sociales à son agenda politique. En 1934, le poète Semion Kirsanov pouvait encore s'écrier au premier congrès des écrivains soviétiques (en présence d'une prestigieuse délégation française): «On ne peut pas toucher au problème de la forme poétique […] Sans provoquer la riposte immédiate: arrêtez les formalistes! […] Toute mention des figures phoniques ou de la sémantique est immédiatement suivie d'une rebuffade: sus au formaliste!».


Jakobson cita ces propos dans sa préface à l'anthologie éditée par Todorov, Théorie de la littérature. Textes des formalistes russes (Paris, Seuil, 1965), et il les commenta par un document alors récent de l'Académie des sciences, qui reconnaît euphémiquement: «l'interruption prolongée dans l'étude du langage des belles-lettres en tant que phénomène esthétique» est due «moins à la logique interne du processus de connaissance qu'à des limitations extrinsèques à la pensée scientifique» (p. 10).


Jakobson écrivait cela en 1965, lors d'un dernier essor du structuralisme, auquel il avait d'ailleurs largement contribué. Deux ans après, dans De la grammatologie, Derrida publiait une étude où il multipliait les critiques contre Saussure, sans nulle base textuelle documentée, formulait une accusation inepte de logocentrisme (concept repris du théoricien nazi Ludwig Klages) et commençait le processus de destruction (l'Abbau heideggérien, littéralement «mise à bas») de l'entreprise scientifique. Le courant déconstructionniste commença à s'affirmer pour délégitimer les sciences sociales et la notion même de connaissance scientifique. Cet irrationalisme de tradition nietszchéenne se recommandait des philosophies de la vie, Heidegger en premier lieu. Cependant, la légalité propre des objets culturels et la légitimité des sciences sociales se trouvait éludée, voire récusée.


Dès la fin des années 1960, de nombreux appels s'élevèrent en outre pour en finir avec le structuralisme d'alors, qui devait beaucoup aux formalistes russes, de Propp à Jakobson, au motif apparemment politique que «les structures ne descendent pas dans la rue». L'étude des textes littéraires fut déléguée à une sorte de freudo-marxisme qui en France s'autorisait d'Althusser comme de Lacan, pour les lire à la lumière peu éclairante de théories du Sujet et de la Société. Articulant ces deux instances, l'analyse du discours qui s'institutionnalise alors avec le soutien actif de personnalités syndicales et politiques se recommandant du marxisme, entendait lire les textes en fonction de la position de classe du sujet de l'énonciation. Cette notion, transposée de l'energeia aristotélicienne, devint le concept-clé de l'analyse des textes, car elle permettait d'en parler en termes socio-politiques. Elle fut vite reprise par les sémioticiens eux-mêmes, notamment Greimas et son école, qui délaissèrent de fait l'analyse interne des œuvres pour une phénoménologie des passions, largement tributaire d'une métaphysique existentielle, souvent qualifiée de «subjectale».


Si tout discours est l'expression d'un Pouvoir, l'art n'est qu'une forme ornée de propagande, l'analyse se bornant à en déceler les «marques». Cette thèse s'appuie explicitement sur Foucault, en premier lieu L'archéologie du savoir (1969). Elle relève d'une conception totalisante du pouvoir, fort répandue certes dans les milieux intellectuels, qui qui rappelle fort celles de Jdanov ou de Rosenberg, pour faire de la littérature un instrument de propagande, délibérée ou non. D'une grande portée théorique, le naufrage esthétique de l'art totalitaire suffit pourtant à l'infirmer. Il confirme au contraire l'indépendance de la création artistique véritable, qui innove par sa critique implicite des formules toutes faites et des idées reçues.


Dans la même période, bien que venue d'autres horizons, la théorie de la réception expliquait les œuvres par les catégories d'une phénoménologie herméneutique dérivée de Heidegger et de Gadamer, privilégiant l'expérience esthétique, décrite par Jauss comme un sorte d'illumination ou reconnaissance immédiate et préalable à toute analyse. En complément de cette expérience individuelle, la société dessinait un horizon d'attente, celui d'une communauté (Gemeinschaft; il n'est pas discourtois de rappeler que Jauss gagna ses galons d'officier dans la SS). Il ne sortit d'une telle esthétique antistructuraliste que des lectures banales qui restituaient la connaissance du connu, comme on le voit dans l'analyse impeccablement conformiste de Baudelaire par Jauss.


LK — Dans votre perspective, comment alors rendre compte de ces «mondes à l'envers» que sont les œuvres littéraires selon la méthode héritée des sciences de la culture?


FR. — S'il importe d'étudier les œuvres en termes d'œuvres sans les reverser a priori au Sujet ou à la Société, ce n'est pas qu'elles soient sans rapports avec ces instances majuscules, mais ces rapports restent secondaires et ne sont pas déterminants: ainsi, la littérature mondiale ne se réduit aucunement à des personnes, à des nations, ni à des époques, en raison même de sa dimension critique qui lui permet de s'autonomiser par rapport au hic et nunc.


Dans ses analyses des Nibelungen, Saussure avait établi l'articulation entre linguistique interne et linguistique externe. Dans la dualité entre l'externe et l'interne, l'analyse interne commande l'analyse externe, qui en aucun cas ne peut se substituer à elle, sauf à rater délibérément son objet. C'est pourquoi la détermination des cultural studies, issues de la déconstruction, à plaquer invariablement sur tout objet culturel des catégories massives de genre ou de race, de domination ou de subordination, conduit à éliminer des pans entiers du patrimoine culturel sans pouvoir décrire pour autant les œuvres subsistantes ni restituer leur projet esthétique.


En somme, les points de vue externes, du stalinisme aux cultural studies, étrangers voire hostiles à la problématique sémiotique, ont échoué dans leur prétention à expliquer la littérature et les autres arts. Cet échec reste d'ailleurs une réussite stratégique à leurs yeux puisqu'ils entendent réduire voire éradiquer ce qui leur échappe.


LK — Sur le plan scientifique, rien n'empêche donc une réarticulation des cursus de littérature et de langue; de quel ordre sont aujourd'hui toutefois les entraves à la coopération entre linguistique et études littéraires?


FR. — État de fait regrettable, les cursus de littérature et de langue, partout combinés à l'étranger, restent cloisonnés en France. Cette séparation académique repose sans doute sur des préjugés théoriques communs qui touchent à la conception même du langage. Trois formes de dualisme semblent entraver de part et d'autre la coopération entre linguistique et études littéraires.


Entre expression et contenu. — La première sépare classiquement le langage et la pensée, le sens et l'expression, en conservant la conception instrumentale du langage. L'expression serait un phénomène de surface, somme toute secondaire au regard du sens qui lui préexiste. Cette conception dualiste a reçu depuis les années 1950 le renfort des sémantiques et des grammaires formelles, la grammaire générative chomskienne notamment, dont le cognitivisme orthodoxe est dérivé; tout comme la discourse analysis de Zellig S. Harris, qui réduit les mots à des chaînes de caractères.


Entre texte et discours. — Reprenant la distinction néo-positiviste proposée par Morris et Carnap, bien des linguistes ont érigé la pragmatique en discipline distincte. Elle a donné lieu en linguistique française à la distinction entre la phrase (entendue comme structure syntaxique) et l'énoncé, défini comme comme un segment de discours contextualisé. Cela fut transposé dans l'opposition entre texte et discours, le texte étant réduit à un enchaînement de structures syntaxiques, et la linguistique des textes à une sorte de macrosyntaxe, tandis que l'analyse du discours avait le privilège de restituer le contexte social et politique auquel le discours devait sa portée. Il reste toutefois impossible de soustraire un texte de son contexte, ne serait-ce que par ses indications de genre, par exemple.


Entre fiction et diction. — Tributaire du dualisme sémiotique traditionnel, la distinction inquestionnée entre la forme et le fond a longtemps fait l'ordinaire des collégiens. Elle a été transposée en poétique par l'opposition entre la fiction, qui précise la nature du fond, et la diction, qui relie la forme à la particularité d'un auteur. Cependant la fiction reste une notion imprécise qui cantonne la littérature dans l'imaginaire alors que le genre littéraire du témoignage a de longue date récusé cette restriction et ne saurait être cantonné dans les zones périphériques d'une «littérature conditionnelle», selon l'expression de Genette. Les difficultés que suscite le témoignage redoublent quand il s'agit de caractériser les rapports entre auteur et narrateur: Genette estime que le narrateur en première personne disparaît devant l'auteur: «quand A=N, exit N, car c'est tout bonnement l'auteur qui raconte» (Fiction et diction, Paris, Seuil, 1991, p. 88). C'est effacer la distinction fondamentale entre auteur et narrateur, alors que l'auteur (biographique) garantit certes son propos, mais si le narrateur assume un point de vue, il s'entoure de narrateurs délégués qui sont ses camarades disparus. Ainsi, Primo chez Levi n'est pas moins énigmatique que Marcel chez Proust.


La notion de diction donne à la forme une touche énonciative qui consonne avec le souci des «marques de l'énonciation» et le privilège accordé à la narration plutôt qu'au récit, dont les structures avaient été étudiées en linguistique structurale, de Propp à Greimas notamment. Il reste cependant impossible de distinguer fiction et diction, car tout le processus d'individuation de l'œuvre, l'élaboration littéraire proprement dite les rend précisément indissolubles.


Bref, à divers paliers d'analyse, ces trois formes de dualisme reconduisent la sémiotique de tradition aristotélicienne qui depuis le Peri herméneias sépare l'expression du contenu et qui a été pour cela récusée depuis un siècle, par Saussure notamment.


Cependant, ces pesanteurs académiques ne doivent pas limiter les rapprochements entre linguistique et études littéraires. Notamment, parmi les usages de la langue qui constamment la remanient, la littérature occupe une place éminente: elle lui restitue sa profondeur historique, elle renouvelle son présent par ses créations qui seront ensuite reprises, elle assure son avenir, car chaque œuvre est susceptible d'ouvrir de nouvelles lignées. En outre, la multiplicité des langues objet même de la linguistique comparée, fait aussi l'ordinaire de la littérature, car tout écrivain, par ses sources directes ou indirectes, fait œuvre dans un espace multilingue qui devient celui de la littérature mondiale. Enfin, la traduction et notamment la traduction littéraire, bien qu'injustement marginalisée dans les cursus, n'éclaire pas seulement la linguistique contrastive, mais contribue à la culture mondiale.


LK. — La sémiotique des cultures telle que vous l'élaborez, si elle se préoccupe des sciences du langage, cherche à réarticuler in fine ces dernières avec l'ensemble plus vaste des sciences de la culture. Pourriez-vous préciser les modalités de cette articulation?


FR. — L'articulation entre linguistique et études littéraires ne se limite pas à ces deux champs disciplinaires. Le projet structuraliste, réflexion méthodologique générale du comparatisme, a une ampleur qui permet de le considérer comme un organon des sciences de la culture. Ainsi, pour les formalistes russes, la théorie de la littérature devait, comme le rappelait Todorov «s'assembler par tenon et mortaise à une esthétique, partie elle-même d'une anthropologie» (p. 5) que nous décrivons comme une anthropologie sémiotique. Plus généralement, on peut estimer, à la suite de Cassirer, que l'art est la «forme» ou institution symbolique la plus révélatrice, par sa dimension critique propre, source et garantie de son évolution constante. C'est pourquoi les formalistes russes ont privilégié les œuvres et le concept d'œuvre: «ils refusent l'approche, psychologique, philosophique ou sociologique qui régit alors la critique littéraire russe» (Todorov, op. cit., p. 14).


Après un siècle, et après tant d'oppositions, ce refus n'a rien perdu de sa fécondité. Il ouvre la possibilité d'une science des œuvres, bref d'une opératique, dont nous avons esquissé quelques attendus. Un de ses principes majeurs est de considérer la distinction entre signifiant et signifié, ou plus généralement entre expression et contenu, comme une dualité au sens saussurien du terme, tel qu'il a été explicité dans De l'essence double du langage (publié en 2002). En somme, contenu et expression sont une même «chose», vue de deux points de vue complémentaires qui fusionnent dans la sémiosis particulière à la création littéraire: aussi l'étude de l'expression et celle du contenu demeurent-elles indissolubles, si bien que l'analyse linguistique de l'œuvre littéraire peut seule garantir contre les points de vue unilatéraux qui sans succès rivalisent entre eux, qu'ils soient psychologiques ou psychanalytiques, sociologiques ou politiques. La fonction émancipatrice de l'art réside en effet dans sa capacité à refuser ces déterminismes, pour instaurer une légalité propre, que les idéologies souhaitent bien entendu délégitimer à leur profit.


*


LK — Quelle est la diffusion actuelle de la sémiotique des cultures sur le plan international? Y a t-il selon vous des «foyers» repérables?


FR — La carte académique reste à construire, mais j'ignore ce que gagnerait la sémiotique des cultures à devenir une discipline de plus. Elle peut développer son programme dans une perspective fédérative, pour affirmer le projet épistémologique des sciences de la culture et détailler leurs avancées.


Si foyer renvoie à l'époque guevariste, espérons que l'incendie (intellectuel) s'étende. Un premier congrès international a eu lieu dans le Nordeste brésilien en 2014, et il avait un caractère interdisciplinaire nettement plus prononcé que les congrès de sémiotique auxquels j'ai pu assister.


LK — Vous vous référez régulièrement à la notion de «cosmopolitisme»: pourriez-vous expliciter ce que vous retenez de l'héritage historique de la notion, et ses liens avec l'idée de «globalisation»?


La méthode comparative permet de relier le particulier au général, sans prétendre formuler de lois au sens fort. La logique philosophique, en revanche, entend maîtriser les rapports entre l'individuel et l'universel. Or, on ne peut conclure du général à l'universel. L'éthique pose certes des principes universels, mais en tant que raison pratique, elle ne peut les appliquer que généralement. Le passage du général à l'universel reste un horizon régulateur.


Le point de vue cosmopolitique suppose une forme de citoyenneté mondiale et de solidarité entre citoyens du monde — cosmopolitisme traduit assez mal en français la Weltbürgerlichkeit de Kant et des Lumières allemandes. Un citoyen se définit par ses droits politiques et seulement par là. Dans un état démocratique, les citoyens sont en droit politiquement égaux (quelle que soit leurs opinions et leurs différences individuelles – qui ne sont nullement abolies); de même, dans le monde, les organisations internationales (SDN, ONU, Unesco, etc.) appliquent ce principe (un état, une voix).


L'horreur nationaliste à l'égard de la démocratie comme de la supranationalité tient à la croyance que les différences accidentelles sont essentielles et définissent une identité définitoire; en cela, elles récusent de fait toute rationalité. Cette absurdité identitaire s'est étendue au sexe, au «genre», à la race, etc., tout point de vue anthropologique étant suspecté de nier ces différences hypostasiées en identités.


LK — Trouvez-vous les positions de Bruno Latour intéressantes quant à son analyse de la sémioticité des sciences dures et sa position selon laquelle «nous n'avons jamais été modernes»? Selon lui, la «modernité» scientifique correspondrait à la prétention à une objectivité conçue comme accès direct, neutre et non médié, aux réalités. Mais n'est-ce pas en partie une caricature? La science «moderne» aurait-elle perdu toute conscience de son caractère constructif?


FR — On peut critiquer le néo-positivisme sans affaiblir le programme de la modernité scientifique. Les anti-modernes et les post-modernes se sont unis contre les sciences, qui leur paraissent privilégier un intolérable principe de réalité. D'où leurs attaques contre leur processus d'objectivation, au profit d'un relativisme qui tantôt récuse le concept même de vérité, tantôt réduit la recherche à des conversations au sein de petites communautés, à une microsociologie de laboratoire.


Les positions de Latour me semblent fluctuantes et restent souvent difficiles (pour moi) à cerner. Elles oscillent entre des affirmations massives et politiquement étranges, comme celle de l'inexistence du social (déjà proclamée par Margaret Thatcher), et des monographies et récits bien menés et faciles à comprendre par les médias. Je partage son souci des enjeux environnementaux, mais je ne saurais le suivre quand il estime qu'«il faut transformer toutes les questions que l'on attribuait à l'écologie dans des questions de territoire, d'occupation et de défense des sols» (Le Monde, 22-23 juillet 2018): cela résonne bizarrement dans une Europe tentée par un populisme obsidional.


Je préfère me référer aux travaux de scientifiques comme Gilles Cohen-Tannoudji, ou de philosophes de la technique comme Simondon ou Bontems.


LK — Une théorie des relations entre valeurs internes et valeurs externes est fondamentale pour développer le programme d'une linguistique des normes. Selon vous, Saussure a t-il donné des ébauches d'une telle théorie? Dans ses recherches sur les anagrammes?


FR — Je pensais plutôt à son étude, restée fragmentaire, sur les Nibelungen, où il articule une analyse narrative avec l'archive du royaume burgonde. Dans une lettre à Meillet de 1894, alors qu'il a failli abandonner la linguistique où dominent les néogrammairiens (ancêtres des chomskiens d'aujourd'hui), il écrit que seul le caractère «presque ethnographique» des langues le retient désormais. Il me semble voir là une prémice de l'élargissement ultérieur du saussurisme vers une anthropologie sémiotique.


C'est à Coseriu que reviendra de poser nettement la question des normes comme médiation entre langue et parole, dans son étude classique de 1952 Sistema, norma y habla, (Montevideo; repris dans Teoría del lenguaje y lingüística general. Cinco estudios, Madrid; 2e éd. 1967).


La linguistique de corpus nous donne désormais des moyens expérimentaux pour décrire les normes (La mesure et le grain, 2011, ch. 4). Si l'on tient compte avec soin des pratiques sociales qui le délimitent, notamment des genres, un corpus se trouve unifié par ses normes propres. Elles font médiation entre le système de la langue, partout à l'œuvre, et les pratiques sociales spécifiques, voire particulières, dont sont issues les textes qui composent ce corpus.


LK — Vous vous réclamez de l'herméneutique matérielle de Schleiermacher, mais cette dernière est tout de même sensiblement différente de la vôtre. Que diriez-vous que vous reprenez de lui? Quelles seraient les autres approches herméneutiques qui mériteraient selon vous d'être appelées «matérielles»?


FR — À l'époque de Schleiermacher, les sciences de la culture étaient encore en voie de constitution. C'est son projet d'articuler l'attention philologique (bien compréhensible chez un pasteur) et l'ouverture herméneutique qui reste présent à mes yeux — et le fut il me semble pour des auteurs comme Szondi ou Bollack. Unir les sciences de la lettre et les sciences de l'esprit, c'est affronter le problème de la sémiosis, celui-là même qui permet à Saussure de concevoir la sémiologie.


Certes Saussure radicalise plutôt Humboldt, dont l'œuvre linguistique est décisive, mais Humboldt et Schleiermacher sont dans le même monde intellectuel (et Schleiermacher enseigne dès 1810 comme professeur dans l'université que Humboldt vient de fonder).


J'avoue, entre nous, avoir tenté de déromantiser radicalement la problématique de Schleiermacher.


LK — D'un côté, pour la dimension du sens, vous proposez de prendre en compte les notions de "teneur" et de "portée" (elle-même spécifiée en "point de vue" et "garantie"), et de l'autre, pour la dimension de la transmission, les notions d' "adresse" et de "destination". Voudriez-vous préciser leurs relations?


FR — La dualité signifiant/signifié pour les faces du signe (selon Saussure), ou contenu/expression pour les plans du langage (dans les termes de Hjelmslev) peut rendre compte de la signification, mais n'épuise pas la question du sens. En effet la sémiosis n'est nullement donnée, mais se caractérise par un processus constant d'élaboration, tant dans la production du texte (ou plus généralement de l'objet culturel) que dans son interprétation.


Il faut donc placer la dualité signifiant/signifié, qui constitue la teneur de la grandeur sémiotique considérée, sous la rection de la dualité entre Point de vue et Garantie, qui détermine sa portée. La pragmatique restreinte a eu l'ambition de tenir compte, mais elle n'avait pas les moyens théoriques de s'articuler avec une sémantique dont elle s'était abusivement séparée. La pragmatique englobante ne semble pas avoir eu plus de succès, car issue de la philosophie du langage et faute d'ancrage linguistique, elle a évolué vers une microsociologie. Saussure distingue la linguistique interne et la linguistique externe. Cette dualité a suscité des oppositions à mes yeux simplificatrices comme celles qui passent entre sémantique et pragmatique chez Morris et Carnap, ou entre texte et discours en Analyse du discours.


Or, il s'agit plutôt d'une dualité méthodologique: comment ordonner les déterminations immédiates d'un signe (les autres signes voisins) et les déterminations médiates (venues des autres textes, des autres corpus, des autres pratiques sociales, des autres sociétés)? La distinction (relative) entre sèmes inhérents et afférents avait pour effet sinon pour but de refléter cette complémentarité au sein même du signe.


On a souvent cherché à diviser le signe en séparant le signifiant du signifié. Ainsi Lacan considère comme une «barre de fraction» la ligne (apocryphe) qui les sépare dans le Cours de linguistique générale. Il est suivi par Derrida qui veut délégitimer le saussurisme et à travers lui les sciences de la culture. Bref, le signifiant est opposé au signifié et devient le porteur autonome d'une mystérieuse signifiance. Dans la division entre signifié apparent et signifiance profonde, on retrouve alors un vieux thème d'inspiration gnostique qui inverse la hiérarchie traditionnelle mais infondée entre le signifié intelligible ouvrant vers le spirituel et le signifiant sensible englué dans le monde matériel.


D'une part la théorie de la sémiosis exclut toute séparation entre contenu et expression; d'autre part, le signifié linguistique (et plus généralement sémiotique) n'est pas une signification dans l'acception logique ou grammaticale: c'est un sens, tout à la fois local et impossible à déterminer sans prendre en considération le rapport entre le local (a minima la lexie) et le global (a minima le texte). D'où la dualité descriptive entre traits inhérents et afférents — qui reste relative à un corpus, puisque les traits inhérents sont hérités par défaut du type dans l'occurrence quand leur fréquence les rend statistiquement saillants.


Il me semble ainsi nécessaire de compléter les deux pôles du signifiant et du signifié par deux autres pôles qui permettent de situer le signe, et plus généralement l'objet culturel, par rapport au sujet qui le produit et/ou l'interprète, déterminant un point de vue, et par rapport à la collectivité qui le légitime par une garantie. Pris ensemble, la dualité entre point de vue et garantie qualifient la portée du signe.


La proposition d'intégrer dans le signe comme dans l'objet culturel en général la dualité entre teneur et portée permet de placer cette question au cœur même de la sémiosis: définie comme relation entre le contenu et l'expression, la teneur qu'elle détermine est placée sous la rection de la portée.


Or la teneur relève de la linguistique interne, la portée de la linguistique externe. Elles se complètent au sein de toutes les grandeurs textuelles. C'est ainsi que le signe peut concrétiser localement une culture.


Le Point de vue est initialement une notion leibnizienne qui assurait une pluralisation mathématique de l'ontologie, avant d'être reprise par l'herméneutique des Lumières allemandes. Elle a une dimension critique, car elle se prête à des variations raisonnées; et surtout une dimension énergétique (comme dit Saussure, le point de vue crée l'objet) qui intéresse une conception praxéologique du signe.


La Garantie, notion originairement philologique, est une instance de contrôle: il est inutile, disait Friedrich Schlegel, d'interpréter des textes inauthentiques. Elle place la sémiosis au sein de sa pratique sociale.


Dans une modélisation connexionniste du processus de sémiosis, le Point de vue assure l'activation, car il détermine des pertinences, et la Garantie a une action inhibitrice, qui sélectionne et optimise ce qui correspond au projet du cours d'action sémiotique.


Rapporté aux acteurs de la création littéraire (des personnages, rappelons-le, et non des personnes), le Point de vue serait celui de l'écrivain, qui multiplie les ébauches, quitte à les faire assumer par divers narrateurs; et la Garantie serait celle de l'auteur, qui rature et choisit entre elles pour conduire au suspens temporaire de la sémiosis concrétisée dans le texte final.


À l'oral, la dualité entre structure syntaxique et contour prosodique pourrait servir d'exemple. La structure syntaxique participe à la construction de la teneur gardant à distance temporaire les affects de manière à devenir communicable et donc recontextualisable; tandis que l'intonation précise la portée du propos, son mode d'assomption par le locuteur déterminant un point de vue, et son mode de garantie (par un ton ironique). On cite souvent l'exercice de Stanislavski imposant à ses comédiens plus de quarante manières de dire Ce soir


La création n'est qu'un événement dans un processus général de transmission: oral ou écrit, un texte s'élabore à partir d'un corpus antérieur, implicite ou non, qu'il s'agisse de l'histoire conversationnelle des interlocuteurs, de l'intertexte littéraire, ou de l'état de l'art scientifique.


La transmission inclut la communication; parallèlement, la portée inclut ou détermine en dernière instance les conditions d'élaboration de la teneur.


Pour problématiser la notion de communication, il faut convenir qu'elle ne se réduit pas à un modèle de l'interlocution, même différée dans l'écriture. La communication humaine suppose un Tiers, qui marque l'incidence de la zone distale en qualifiant les interlocuteurs[1]. Elle se dédouble ainsi en adresse immédiate et destination médiate: par exemple, le témoignage de l'extermination s'adresse aux vivants et se destine aux morts. Pour les premiers, il a valeur de véridiction et d'admonition, pour les seconds de commémoration, voire de conjuration. Les deux sont liés, comme le destinataire et le bénéfactif final: le témoignage demande justice aux vivants pour les défunts. Cela n'équivaut pas à une simple communication médiée et différée, comme dans la phrase scolaire Pierre donne une lettre à Marie pour Paul. La dimension critique de l'affirmation en fait aussi une demande, comme dans le pointage de l'enfant qui désigne l'objet mais regarde l'adulte pour quêter son acquiescement.


Aussi, une œuvre n'est pas une lettre qui nous serait adressée, même quand nous en avons l'illusion. D'autant plus qu'en littérature, la communication représentée est déléguée à de multiples narrateurs et foyers interprétatifs, explicités ou non.


LK — Dans votre récent ouvrage intitulé Créer: Image, Langage, Virtuel (Casimiro, 2016), vous rappelez que le sujet transcendantal kantien donne lieu aux systèmes post-kantiens sur lesquels est fondée une part décisive de la tradition romantique, celle qui nous conditionne encore, celle de la «Volonté», de la «Liberté» de l'«âme» pensée - selon l'analyse de Cassirer — comme autonome et indépendante et non celle, plus marginale, même si présente, d'une esthétique critique comme chez Schlegel ou Benjamin. La mise au jour de cet héritage nous permettrait de comprendre notre propre fantasme de toute puissance, lorsque créateur et œuvres se défont au profit d'une exaltation du premier, ce qui aboutit à une dévaluation de la technique, du «métier», de la forme, de l'action critique et finalement de la notion même de culture, puisqu'elle se rattache fondamentalement à tous ces thèmes.


Ce serait donc paradoxalement via la philosophie de celui par qui l'on sort de la tradition du «pourquoi» métaphysique pour accéder à la tradition du «comment» scientifique que la volonté de toute puissance ferait retour, en radicalisant le sujet transcendantal et en s'entant sur ce que vous appelez une «forme de religiosité diffuse» attachée aux pratiques artistiques? Ce serait donc aussi par les Lumières — en tout cas par ce chemin d'une radicalisation du caractère inconditionné/conditionnant du sujet transcendantal — que la notion de culture viendrait regrettablement à être dévalorisée? Mais, si l'on remonte dans le temps, à quelle tradition peut se rattacher la possibilité même de penser, pour Kant, quelque chose comme un «sujet transcendantal»? Ne faudrait-il pas disjoindre le caractère «inconditionné» d'un tel sujet — qui effectivement peut donner lieu à une forme de religiosité diffuse — et son caractère «conditionnant», dont la prise en compte ouvre sur la conception sémiotique des sciences?


FR — Kant semble articuler des catégories inspirées d'Aristote à une philosophie du sujet augustinien, pour la déplacer ensuite vers les conditions de toute connaissance; il crée un Sujet que nous dirions aujourd'hui cognitif (les théories cognitives du schématisme dérivent d'ailleurs de Kant).


Si Kant a inspiré la réflexion des sciences de la culture, de Humboldt à Cassirer, il faut toutefois reconnaître qu'elles ont quitté le domaine spéculatif et se sont développées dans des directions imprévues, qui dépassent largement l'anthropologie kantienne (celle de L'anthropologie du point de vue pragmatique); elles ne lui restent attachées que par leur cosmopolitisme et leur préoccupation éthique. Ce n'est pas négligeable, mais on peut et on doit se priver de la philosophie du sujet, pour percevoir les œuvres comme les langues.


Elles ont créé l'humanité, et non l'inverse. Métastables, en raison des contradictions momentanément suspendues qu'elles incarnent, elles recèlent une force créatrice qui se traduit par des lignées de réfections, d'imitations, de contrechamps.


LK — Dans le même ouvrage, vous dites que le thème de la démiurgie existait déjà à la Renaissance, via le thème de l'artiste conçu comme «alter deus», mais pourquoi alors ce thème aurait-il attendu l'époque romantique, puis post-romantique pour se transformer en fantasme de toute puissance? Et comment (ou comment ne pas) alors rattacher le cosmopolitisme des Lumières à cette hypostase du sujet créateur?


FR — Une réponse peut se trouver dans le Laocoon de Lessing, ouvrage majeur, qui met fin aux parallèles millénaires entre les arts, comme aux débats discrédités sur leur supériorité relative — qui opposaient encore les maîtres de danse et de musique dans Le Bourgeois gentilhomme. Les capacités expressives des arts diffèrent, sans que l'on puisse ni doive établir de hiérarchie, ce qui ouvre une réflexion sur leur collaboration et peut-être sur la notion d'œuvre d'art totale — du Gesamtkunstwerk que voulait être l'opéra wagnérien jusqu'aux environnements et performances contemporains.


À l'époque des Lumières, on primait les techniques et l'imitation: ce n'est pas exaltant comme le furor ou l'inspiration, soit; mais cela peut devenir laïque voire matérialiste. Le sentiment n'était pas encore une exaltation démiurgique. L'esthétique qui se crée à cette époque, chez Baumgarten notamment (Aesthetica, 1750), part d'une réflexion sur la poésie et s'étend à tout art, voire à toute sensibilité (cognitio sensitiva, §17). Elle n'est pas exempte de préoccupations éthiques, ce qu'attestent les titres des trois derniers chapitres: «La passion esthétique inconditionnée pour la vérité» (ch. 34); «La passion pour la vérité considérée dans ses relations» (ch. 35); «La passion poétique pour le vrai» (ch. 36). Cela reste incompréhensible pour notre romantisme tardif de la transgression…


LK — On a pu parler d'un «tournant culturel» dans les sciences humaines. On a pu aussi parler d'un «tournant éthique»: vous paraissent-ils contemporains?


Vous insistez également sur la nécessité de ne pas découpler sciences «humaines» et sciences «sociales», ce qui est parfaitement cohérent bien sûr avec votre approche, mais contre quelle tendance luttez-vous par cette affirmation? Quand pourrait-on dire que les sciences sociales se sont «désolidarisées» des sciences humaines?


FR — L'historiographie est difficile, car les tournants proclamés se réduisent souvent à des facilités journalistiques. Les deux «tournants» que vous évoquez sont constitutifs du projet même des sciences de la culture à l'époque des Lumières: le cosmopolitisme de Kant inspire Humboldt dans son projet d'anthropologie générale, comparative et historique, dans lequel la linguistique prend évidemment une grande place.


C'était déjà un tournant majeur que de considérer toutes les langues sur un pied d'égalité. Il fallait pour cela postuler la notion moderne d'humanité, qui fut la cible des anti-Lumières et qui le demeure à présent, puisque selon des auteurs comme Étienne Balibar, l'universalisme divise. Les pensées identitaires de droite extrême et de gauche radicale concordent sur cela, tantôt au nom d'un racisme plus ou moins voilé, tantôt d'un antiracisme prétendu.


Quant à la distinction entre sciences humaines et sociales, elle me paraît oiseuse, et témoigner de conflits dépassés entre un humanisme du sujet lettré et un sociologisme trop ambitieux. N'oublions pas que la sociologie durkheimienne avait un programme qui vaut bien celui d'une sémiologie générale: dans Ce que parler veut dire, Bourdieu dit encore que le langage étant chose sociale, certes, c'est à la sociologie d'en traiter. Ce généreux impérialisme fait peu de cas de l'objet même de la linguistique, la multiplicité des langues, qui n'importe guère à la sociologie.


Quant à la séparation académique (plutôt anglophone) entre Humanités et Sciences sociales, ou (plutôt francophone) entre Lettres et Sciences humaines, elle n'a guère de sens: les sciences sociales englobent les humanités; par exemple, la littérature comparée, comme projet de connaissance, dépasse et inclut les études littéraires antérieures; la linguistique comparée, les grammaires antérieures, etc.


Bien entendu, des «littéraires» vingtiémistes à la française répugnent à se reconnaître dans un projet scientifique, mais les sciences ont évolué plus vite qu'on ne croit et la conception apodictique de la falsifiabilité n'est pas partout également légitime. Sans militer pour «l'extinction du poppérisme», convenons que la connaissance scientifique culmine dans la caractérisation du singulier, accomplissant ainsi sa mission critique. L'ambition des romantiques d'Iéna, des Formalistes russes, enfin celle des structuralistes européens des décennies 1950-1970 et même des néo-saussuriens de ce siècle pourrait être réévaluée à cette aune.


Enfin, sur l'éthique, votre question m'ouvre plusieurs domaines de réflexion.


(i) L'éthique scientifique générale a été fort affaiblie dans notre domaine par une rhétorique déconstructive, qui a permis que divers canulars suffisamment prétentieux pour n'être pas décelés soient publiés sans réserves dans des revues comme Social Text, Sociétés ou Badiou Studies qui a récemment publié, avec le nihil obstat de Badiou lui-même, un article trendy de Benedetta Tripodi, auteure hélas imaginaire: «Ontology, Neutrality and the Strive for (non)Being-Queer» (Badiou Studies, 4, 2015).


(ii) Dans plusieurs disciplines, linguistique comprise, la qualité des données dépend de la personne de l'enquêteur. Telle linguiste de ma connaissance a découvert des phonèmes du proto-arabique dans des harems au Yémen; telle anthropologue me disait qu'il valait mieux interroger les femmes qui ont eu des enfants, car elles sont habituées aux questions les plus naïves. La question majeure de la reconnaissance réciproque entre l'enquêteur et «l'enquêté» a été éludée par la théorie sociologique de l'observation participative, selon laquelle le chercheur doit être «impliqué» dans le milieu qu'il étudie. Cela peut conduire à transformer l'analyse en projection d'une idéologie identitaire qui n'est pas exempte de blocages: par exemple, tel thésard gay regrettait amèrement de ne pouvoir faire d'observations en milieu lesbien.


Un projet scientifique doit être plus ambitieux, primer l'objectivation et chercher ce qui reste invisible au groupe comme aux personnes «impliquées»: ainsi Coseriu disait qu'on ne devrait jamais décrire sa propre langue…


(iii) La dualité discutable entre faits et valeurs, que l'on doit à Rickert notamment, doit être nuancée, car nos disciplines prennent pour objet le fait des valeurs et doivent établir une distance critique à leur égard, sans quoi elles risqueraient la répétition du connu, voire le narcissisme de l'éprouvé.


(iv) Enfin, si l'on rend à l'éthique sa mission définitoire, la raison pratique, il appartient à nos disciplines, comme aux autres sciences, d'éclairer l'action individuelle et collective. En quoi, bien que méthodologiquement apolitiques, elles revêtent une mission hautement politique et tous les démagogues, tous les tyrans, s'attaquent d'abord aux sciences humaines pour les asservir ou les réduire.




Lia Kurts et François Rastier
Mis en ligne dans l'Atelier de Fabula en juin 2019.



[1] Par opposition avec les systèmes de communication des animaux, les langues humaines permettent divers types de repérages (dans les domaines de la personne, du temps, de l'espace ou du mode notamment): elles distinguent ainsi une zone de coïncidence ou zone identitaire (comprenant par exemple la première personne, le maintenant, l'ici, le certain), une zone d'adjacence ou zone proximale (comprenant par exemple la deuxième personne, le futur proche et le naguère, le là, le probable) et une zone distale (comme la troisième personne, l'autrefois, le là-bas, l'irréel). Bref, elles permettent de parler de la présence et de la récence, mais aussi de l'absence (cf. Faire sens. De la cognition à la culture, Paris, Classiques Garnier, 2018, p. 19).



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Dernière mise à jour de cette page le 24 Juin 2019 à 15h20.