Atelier


La littérature, la ligne, le point, le plan

par Philippe Hamon

Paris 3 Sorbonne Nouvelle



Le présent texte constitue la version remaniée de la conférence prononcée au colloque “Cultura visuale in italia” organisé par Michele Cometa à Palerme du 28 au 30 septembre 2006 à Palerme.



Dossier Texte et image



Le littéraire que je suis est dans une position à la fois de fascination et d'inconfort vis-à-vis de la problématique de l'image: d'un côté —c'est là sa «spécialité»— il travaille sur des textes, objets sémiotiques langagiers qui relèvent de l'univers du signe arbitraire et «discret»; mais de l'autre, il ne peut pas ne pas rencontrer l'image, car cette image envahit les textes , et envahit la question et les problématiques du texte: d'abord par ce qu'elle est présente, sous une forme matérielle concrète, par l'écriture, par la lecture, par la typographie et par la mise en page (des points, des lignes, des signes sur un plan) qui sollicitent l'œil du regardeur-lecteur. D'autre part, parce que les textes sont accompagnés toujours, d'une manière ou d'une autre, d'images associées, images implicites, latentes ou incorporées —images réelles sur la couverture ou à l'intérieur, sous forme de vignettes, d'illustrations ou de frontispices—, images aussi de ce «musée imaginaire» fait chez tout lecteur de souvenirs de transpositions vues au cinéma, de reportages sur l'auteur, d'images multipliées de son portrait, de caricatures, etc. Enfin parce que les textes proposent au lecteur, sous une forme écrite, des images —réelles ou fictives — représentées et décrites par et dans le texte lui-même: tableaux décrits lors d'une visite d'un personnage de roman dans un Musée , dans un atelier d'artiste, ou chez un collectionneur (La dame qui a perdu son peintre de Bourget), romans de l'artiste créant son œuvre (L'Œuvre de Zola), appartements décrits avec leurs bibelots ou leurs tableaux accrochés aux murs (La Maison d'un artiste, de Goncourt), rues de villes évoquées avec leurs statues, leurs réclames et enseignes figuratives, vêtements avec leurs dessins et motifs décoratifs[1], critiques artistiques décrivant des Salons et des Expositions, ekphrasis antiques ou modernes rivalisant avec un modèle pictural, etc. Voir n'importe quel roman de Balzac, pour ne citer qu'un écrivain.La réalité étant saturée d'images, la littérature sera saturée d'images décrites, écrites, évoquées , rêvées, nommées, suggérées, racontées, louées, condamnées, fabriquées: et même la nature, avec ses reflets dans les surfaces réfléchissantes, avec ses diverses empreintes, avec ses enfants qui ressemblent à leurs parents, ne cesse de lui proposer «directement» des images. Elle est un «magasin d'images» (Baudelaire).


Mais l'image pose problème. Et le problème est de savoir quelle définition et quelle extension —qu'on soit littéraire, ou spécialiste d'histoire de l'art, ou sémiologue — donner à cette notion d'image. Car l'image est diverse: l'image en deux dimensions (une photographie, un dessin) n'est pas l'image en trois dimensions (une statue, une maquette, un modèle réduit), l'image positive (un dessin, un portrait peint) n'est pas l'image «négative», «en creux» comme l'empreinte (celle d'un sceau, celle d'un pied humain ou animal laissée sur la terre, une empreinte digitale), l'image partielle (un buste; l'élévation ou la coupe d'un bâtiment) n'est pas l'image totale (la statue en pied; la maquette de la maison), l'image rationalisée d'une réalité (une carte géographique, une courbe, un diagramme, la coupe , le plan ou l'axonométrie d'un bâtiment) n'est pas l'image donnée par l'œil de cette réalité. De plus l'image mentale (dans la tête du lecteur, dans celle du créateur, le «musée imaginaire» qui nous accompagne sans cesse) n'est pas l'image décrite à lire (l'image représentée et décrite dans et par le texte: par exemple l'image d'Épinal décrite par Rimbaud sous la forme d'un sonnet humoristique dans le poème intitulé «L'éclatante victoire de Sarrebruck», 1870)[2], n'est pas l'image rhétorique (une comparaison, une métaphore, une hypotypose, figure  qui, selon les rhétoriciens «fait voir la chose elle-même»), et n'est pas l'image réelle (celle d'un arbre se reflétant dans un lac, de l' ombre de quelqu'un se découpant en silhouette sur un mur éclairé, l'empreinte d'un pied sur le sable d'une plage — voir Robinson Crusoé).


Jusqu'où faut-il aller dans l'extension et la compréhension de la notion d'image? Faut-il en particulier en élargir l'emploi jusqu'à tenir compte de tout l'analogique en général, tel qu'on peut l'opposer au digital/ discret/différentiel? Ainsi si je fais l'inventaire des «images» évoquées, nommées et/ou décrites dans la longue nouvelle de Flaubert intitulée «Un cœur simple» (parue dans le recueil Trois contes en 1877) je trouve assez aisément: «une pendule représentant un temple de Vesta, un papier à fleurs, des dessins à la plume, un portrait de Monsieur, une géographie en estampes, une enseigne «A l'agneau d'Or», un bonhomme en pain d'épice, un vitrail, un groupe en bois représentant Saint-Michel terrassant le dragon, un atlas avec ses cartes, un portrait du comte d'Artois, un tatouage sur un bras, des cartes à jouer» etc. Le «temple de Vesta» est une maquette, un modèle réduit, qui fait donc partie du monde analogique de l'image (ici en trois dimensions), comme le tatouage, les dessins à la plume, ou la sculpture de Saint-Michel. Mais le fameux «perroquet empaillé» de la servante Félicité, ou les «fleurs artificielles», ou les «chapelets» religieux, évoqués dans le texte de Flaubert, sont-ils aussi des «images»? Et, surtout, si on tient compte de tout l'analogique, le non moins fameux «baromètre»évoqué par Flaubert à l'incipit, dont a parlé Roland Barthes dans son article sur «L'effet de réel», emblème du confort petit-bourgeois au XIXème siècle, et machine analogique de la pression atmosphérique (comme la pendule à aiguilles avec laquelle il voisine est elle aussi une machine analogique), n'est-il pas également une «image»à retenir dans l'inventaire?


De même, à côté de l'image «classique» (l'image à voir, l'image vue et regardée), on doit sans doute tenir compte de certaines images «subliminales» liées à certaines constructions  analogiques calligrammatiques et diagrammatiques des textes, installant dans ces derniers des images (liées à la typographie, à l'articulation phonétique des sons tels que les reconstruit la lecture silencieuse, aux constructions en masses croissantes, masses décroissantes, rythmes «figuratifs» divers) mimant des actions ou des réalités concrètes[3]. On connaît les poèmes de Francis Ponge («Le ministre», «14 juillet») qui ne sont que la paraphrase, lettre à lettre, des suggestions de la typographie[4]. La question du rythme, notamment, ce procédé de configuration global des énoncés, pose ce problème des configurations «figuratives» subliminales (diagrammatiques) des textes. Prenons tel bref poème d'Éluard,«L'arbre-rose»:


L'année est bonne la terre enfle

Le ciel déborde dans les champs

Sur l'herbe courbe comme un ventre

La rosée brûle de fleurir


Quel rôle joue, dans la lecture, dans la compréhension, dans la perception du «sens» du poème, la construction syntaxique en masses croissantes (deux phrases pour le premier vers, une phrase plus longue pour le second vers, une phrase plus longue occupant les deux derniers vers) qui «reproduit» mimétiquement, analogiquement,  comme une image subliminale incorporée au texte, la réalité en «accroissement» évoquée par le texte (quelque chose qui «enfle», qui «déborde») et par l'image (rhétorique, une comparaison) du ventre de la nature/femme prête à enfanter? On a là, en termes sémiotiques, un diagramme, l'image d'un mouvement[5], et en termes plus traditionnels chez les littéraires, la problématique du «nombre», du «rythme», problématique du mesurable et de la grandeur[6]. Et toutes les grandeurs mesurables d'un texte (phonèmes plus ou moins longs, mots plus ou moins longs, phrases plus ou moins longues, vers plus ou moins longs, alinéas et chapitres plus ou moins longs) sont susceptibles de construire de telles images subliminales.


L'image, qu'elle soit subliminale ou perceptible, est donc diverse. Au sein de cette diversité, on peut encore sélectionner une certaine catégorie d'images (?), images —ou formes? ou «schèmes»? ou représentations mentales d'images? — «abstraites», mais représentables (par le dessin, par exemple), relevant peut-être plus des objets ou des concepts de la géométrie que de ceux de la sémiologie: la ligne, le point, le cercle, le cadre, le carré, le plan, le réseau, l'arbre (au sens de schéma d'arborescence: par exemple un arbre généalogique[7]), la courbe (on a vu plus haut ce terme dans le petit poème d'Éluard)… Que faire de ces«objets de pensée», de ces «images», de ces «entités géométriques», de ces «figures» qui ne sont pas véritablement «figuratives» ( un point, une ligne, un triangle ne «représentent» rien) mais qui peuvent sans doute être représentées (par exemple par le dessin) et configurer des objets figuratifs (voir l'art aborigène d'Australie, où des combinaisons de points dessinent un animal ou le plan du village) ainsi que des représentations parfaitement réalistes dans un texte littéraire? Relèvent-elles de l'analogique(voir par exemple le mot «arbre», justement)? Certains arts, certaines productions d'images (peintes), certaines écoles d'art décoratifs, se contentent en effet de varier ces figures et motifs géométriques. Par rapport à l'image «classique», toujours plus ou moins ambiguë (que représente «La Tempête» de Giorgione?), et qui réclame souvent pour être «comprise» d'une paraphrase plus ou moins longue, l'image géométrique a l'avantage en général d'être dépourvue d'ambiguïté, d'être aisément reconnaissable, de pouvoir être nommée et désignée d'un mot: «c'est un cercle», «c'est un triangle», «c'est une ligne».


On connaît les débats séculaires, au sein de l'esthétique et de la philosophie de l'art, sur la nature de la ligne. Notamment sur la ligne droite «qui n'est pas dans la nature», ou sur les mérites respectifs de la courbe, de l'arabesque, de la ligne brisée, etc. Un Baudelaire a fondé toute son esthétique, voire toute sa philosophie, sur le thème du «thyrse», objet mythique qui associe les deux lignes «contradictoires» (ou complémentaires), celle du bâton droit et du pampre (ou du serpent) sinueux qui s'entortille autour, et qu'il varie selon diverses incarnations dans sa poésie. Les écrivains «fantaisistes» du XIXe siècle ont joué volontiers du «zigzag» (voir le genre du «voyage en zigzag», de la ligne «capricieuse») contre la ligne droite «classique» et contre l'arabesque pittoresque et romantique. Quant à un Jules Laforgue, poète qui continue sur de nombreux plans la leçon esthétique de Baudelaire, il se fait volontiers le sectateur de la ligne «épileptique» propre à la fin de siècle «hystérique» et «nerveuse», la ligne brisée:


La ligne droite est ennuyeuse — la ligne infléchie mollement est fade, écœurante, ennuyeuse sans la sérénité de la ligne droite. L'idéal est la ligne mille fois brisée, pétillante d'écarts imprévus, décevant l'œil, le fouettant, l'irritant, le tenant en haleine par des lignes, mille lignes brisées se colorant par leurs brisures vibrantes dans les masses ondulatoires de l'atmosphère[8].


On connaît l'essai théorique de Kandinski, publié en1926, intitulé Point et ligne sur plan consacré aux «éléments de la peinture», texte majeur de la théorie des formes et de leurs valeurs (statique, dynamique, chaud, froid, lyrique, etc.) qui s'ouvre en Introduction , aux premières lignes, sur une évocation d'une sorte de «plan» originaire, la «fenêtre», de ce plan comme une «vitre transparente» qui sépare extérieur et intérieur sur lequel va s'originer l'œuvre d'art. Cette évocation métaphorique reprend quasiment terme à terme les métaphores de Zola pour parler de l'œuvre d'art (métaphores de «l'écran», de l'œuvre d'art comme «fenêtre ouverte sur la création», etc.). Il serait intéressant de vérifier si les réflexions de Kandinski s'appliquent à l'univers des signes discrets, à l'univers des œuvres de langage. Si les historiens de l'art et les spécialistes de l'esthétique connaissent bien l'histoire de ces débats, les littéraires en revanche s'y intéressent moins[9].


Revenons donc au texte littéraire, et à ce type d'images, qu'elles soient incorporéesde façon subliminale (par le biais des diagrammes, de la rythmique) ou explicitement convoquées lors de la représentation d'objets concrets. On voit bien, dans ce dernier cas, les fonctions de cette référence, discrète ou allusive, à ces entités géométriques:


1) une fonction référentielle, à l'œuvre dans des descriptions de paysages, d'objets, de portraits de personnages masculins ( les «silhouettes», les «figures»- souvent au sens de visage du personnel romanesque; le bourgeois n'est souvent, chez Flaubert, qu'un «profil»[10]) ou féminins (une belle femme chez Balzac est système de «lignes», de «traits», d'«ovales» et de «courbes») , c'est à dire n'importe où dans l'œuvre, pour évoquer n'importe quoi, n'importe quel aspect du réeltoujours réductible à un point, à une ligne, à un contour, à un cercle, etc. On a là un matériel sémiotique à tout faire, passe-partout, sans ambiguïté sémantique, lisible, toujours prêt à être utilisé pour une fonction descriptive locale. Avec sans doute une «valeur ajoutée», un effet de sens supplémentaire qui «abstractise», rationalise et stylise la description. Enfin ce vocabulaire de la géométrie permet aussi de régir globalement, par une réticulation du réel décrit, la description de ce même réel en «l'organisant», comme forme textuelle autonome, comme description, en sous-ensembles (à gauche…à droite…plus loin…) bien distribués souvent par un «cadrage», par des lignes ou par un «templum» (une «croisée», une porte)[11]:


Venture ouvrit un œil et, comme la nuit n'était pas très noire, il put voir deux silhouettes s'encadrer dans la porte (Ponson du Terrail, Exploits de Rocambole, 1859)


Un chapeau de moire blanche encadrait exactement un visage d'une admirable régularité par l'ovale que décrivait le ruban de satin noué sous un petit menton à fossette (Balzac, Une double famille, 1842)


Le paysage était vaste aussi et encadrait de grandes lignes de verdure […] ce large terrain […] où des pluies récentes avaient laissé, dans quelques sillons, des lignes d'eau que le soleil faisait briller comme de minces filets d'argent (G.Sand, La mare au Diable, 1846)


Il y avait changé de linge, et mis une cravate de satin noir combinée avec un col rond de manière à encadrer agréablement sa blanche figure (Balzac, Eugénie Grandet, 1833)


Ce monument ne devait pas quitter notre horizon de la journée, car la navigation de la cange continuait à s'opérer en zigzag.


Le soir était venu, le disque du soleil descendait derrière la ligne peu

mouvementée des montagnes libyques (G.de Nerval,Voyage en Orient, 1851)


Le port plein de clair de lune s'encadrait dans les vitres, et sur cette clarté, tout près de la maison, de découpait, droite, ronde, et noire, une silhouette superbe (Victor Hugo, Les travailleurs de la mer, 1866)

Ils se mirent à la croisée, pour voir le paysage (…) deux allées principales, formant la croix, divisaient le jardin en quatre morceaux (Flaubert, Bouvard et Pécuchet chapitre II)


Des arbres la divisaient en carrés inégaux, se marquant au milieu de l'herbe  par des lignes plus sombres (ibid. )


Le paysage dans le cadre des portières/ Court furieusement (P.Verlaine, La bonne chanson).


La citadelle de Machaerous se dressait à l'orient de la Mer Morte, sur un pic de basalte ayant la forme d'un cône. Quatre vallées profondes l'entouraient, deux vers les flancs, une en face, la quatrième au-delà. Des maisons se tassaient contre sa base, dans le cercle d'un mur qui ondulait suivant les inégalités du terrain; et, par un chemin en zig-zag tailladant le rocher, la ville se reliait à la forteresse, (…) avec des angles nombreux. (Flaubert,«Hérodias», dans Trois contes).


Les trois doubles voies qui sortaient du pont se ramifiaient, s'écartaient en un éventail (…) Sous la marquise des grandes lignes, l'arrivée d'un train de Mantes avait animé les quais […] On ne voyait […] que les feux de l'arrière, le triangle rouge. (Zola, La Bête humaine, 1890, chapitre I).


Le cadrage et la géométrisation de ce qui est cadré polarise et attire l'attention du lecteur sur le sujet décrit, crée un «effet de composition logique» qui sera reversé au crédit de l'auteur et de sa maîtrise des systèmes descriptifs, met en relief le sujet de la vision comme origine et support de cette vision ( le personnage qui la prend en charge), fait à travers le lexique de la géométrie référence indirecte à la peinture (plus-value supplémentaire), et organise en le distribuant rationnellement le réel représenté. L'évocation au XIXe siècle de certains objets à décrire comme les paysages (avec leurs «plans» plus ou moins rapprochés), comme le corps humain (avec ses «articulations»), comme le vêtement (avec ses bordures, ses ganses, ses galons, ses dessins, ses lignes, sa coupe, etc.), ou comme le chemin de fer (avec ses lignes, son réseau ramifié, ses ouvrages d'art qui aplanissent le terrain, ses points de jonction, d'arrivée et de départ), utilisera massivement ce lexique[12]. Les paysages d'un Flaubert sont exemplaires sur ce point, qui sont souvent réduits à des paysages «plats», faits de taches ou de plaques ou de surfaces discontinues, de lignes , de silhouettes et de profils. Il resterait à interpréter cette émergence, dans une certaine littérature réaliste au milieu du XIXe siècle, d'un monde réductible à des images de papier, d'un monde sans épaisseur, sans profondeur, sans «volume», un monde de «platitudes» (on connaît l'acception péjorative de ce terme, notamment chez un Stendhal ou un Flaubert) réduit à des silhouettes et à des surfaces. On est là proche des expérimentations fin-de-siècle dans l'art du vitrail qui revient à la mode (des images composées de cernes et d' à-plats [13]), en peinture, celle où le tableau est défini d'abord comme «surface» (Maurice Denis), une surface plus ou moins «cloisonnée» (Gauguin), où la nature est considérée comme un système de formes géométriques (Cézanne), en attendant le cubisme et Kandinski. Voir la poésie «abstraite», dite parfois «cubiste», d'un Pierre Reverdy (1889-1960), où les poèmes se construisent comme des espaces minéraux et raréfiés faits de carrefours, de murs, d'angles, de lignes, de cercles, de carrés, de bords, etc.


2) une fonction métalinguistique, qui permet de parler — directement ou par allusion métaphorique — d'une œuvre, de la structure d'une œuvre, de la création littéraire, de la lisibilité ou de l'acceptabilité d'une œuvre, voire de la littérature en général. Une page écrite est écrite(ou imprimée) par «lignes» sur une surface «plane» et selon un «plan» (un «dessin/ dessein») ,  termes parmi les plus utilisés par la critique classique pour parler de l'acte créateur[14]. On connaît aussi, chez un critique comme Roland Barthes, sa magistrale théorisation du«point» névralgique de l'image photographique, du «punctum» de cette image (La chambre claire, 1980), ce détail qui happe le spectateur. Comme si la distance métalinguistique (un langage parle d'un langage) utilisait préférentiellement les figures de la spatialité:


Je tiendrai tous les fils (…) ils s'irradient […]. Mon œuvre […] s'agite dans un cercle fini (Zola, «Préface» à La Fortune des Rougon, 1871)


La prose doit se tenir droite d'un bout à l'autre […] et que ça fasse une grande ligne unie (Flaubert, Correspondance, lettre à Louise Colet, 28-29 juin1853)


Il y manque (…) /à L'Education sentimentale/ la fausseté de la perspective. À force d'avoir bien combiné le plan, le plan disparait . Toute œuvre d'art doit avoir un point, un sommet, faire la pyramide, ou bien la lumière doit frapper sur un point de la boule (ibid.Lettre à Mme.Roger des Genettes, octobre 1879)[15]


3) une fonction incitative et générative. On peut ainsi se demander si certains personnages, certains paysages ne sont pas nés, dans l'imagination d'un écrivain, à partir d'un «imaginaire géométrique de la ligne» suscité et stimulé par le réel lui-même[16]. On connaît les rêveries du narrateur de Proust sur les noms de lieux de la ligne de chemin de fer de l'Ouest. Zola, préparant en 1868 le plan général de ses futurs Rougon-Macquart pour son éditeur parisien  Lacroix, lui adresse un certain nombre de projets de romans en préparation en stipulant pour chacun quel en sera le «cadre». Lui-même, on vient de le voir à l'instant, concevra sa série comme enfermée dans le «cercle» du Second Empire qui vient de s'achever. De même, préparant dans son dossier préparatoire de L'Assommoir (1877) certains de ses personnages, Zola note pour lui-même la consigne de faire «des caractères très carrés». De même, préparant dans ses brouillons les premières ébauches de son roman «ferroviaire» La Bête Humaine (1890), Zola note pour lui-même la consigne de faire «le poème d'une grande ligne» et trace sur une feuille de papier une ligne, le dessin de la «ligne» Paris-Le Havre avec ses «points» privilégiés (les gares d'arrivée et de départ, le passage-à- niveau à mi-parcours de la «Croix-de-Maufras», lieu carrefour bien nommé, point «crucial» où se dérouleront les faits majeurs du roman, assassinats et accidents). Zola, ses dessins manuscrits nous le montrent dans ses dossiers préparatoires, aime à organiser l'intrigue comme la topographie de ses romans à partir de cercles (des villes, un grand jardin) de carrés (des plans d'appartements), et surtout d'un point et de lignes (routes, rues, chemins, murs, rivière…) convergeant vers ce point qui fonctionne alors comme un carrefour. L'ambivalence sémantique ligne d'écriture/ ligne de la lecture/ ligne de chemin de fer (la locomotive du roman qui parcourt la ligne et en observe les signaux échelonnés s'appelle la Lison) favorise le jeu de l'imagination créatrice. Tout se passe comme si les schèmes suscitaient les thèmes du roman à écrire. Symétriquement tout se passe également, dans certaines œuvres autobiographiques et rétrospectives (et non plus prospectives), comme si les souvenirs ne retenaient plus des thèmes du réel que des souvenirs de schèmes, de formes ou de rythmes abstraits. Ainsi dans ce chapitre de La Vie de Henry Brulard (chapitre 45), texte autobiographique, où le narrateur Stendhal ne se rappelle plus, bien des années après, du passage du Saint-Bernard avec l'armée de Napoléon que des «mouvements» (des rythmes, une montée, les «zigzags» ou la «ligne droite» du sentier, un précipice «vertical», une «longue descentecirculaire») ainsi que des «images» plates et décolorées qui ont «pris la place de la réalité» (des «gravures») vues depuis et représentant l'événement[17].


Cette schématique incitative (ou récapitulative dans le cas de certaines autobiographies, peut-être, comme on vient de le voir avec cet exemple de Stendhal), devrait sans doute être étudiée auteur par auteur et genre par genre, chaque genre (le roman réaliste, l'autobiographie, le fantastique, le poème lyrique, etc.) ayant peut-être son cahier des charges, ses thèmes, sujets et  contraintes propres en la matière.On peut ainsi évoquer, pour terminer, le cas d'un sous-genre du paysage, aussi bien littéraire que pictural, la «Marine» (une évocation d'un bord de mer), genre articulé et réticulé par certaines «lignes» réelles: ligne du rivage séparant la mer de la terre, horizon qui sépare le ciel de la mer. Ces lignes vont venir sans doute , d'abord, réticuler la description du paysage comme à travers la «croisée» (le «templum») d'une fenêtre idéale (devant… plus loin… à gauche… au dessus…, etc.) à partir d'un «point» (de vue), mais aussi déclencher et orienter la «figuration» sémantique du texte en suggérant certain types d'«images» (des images rhétoriques, images à lire, ses «figures» d'analogie, comparaisons et métaphores). Deux exemples, pris dans la littérature poétique du XIXe siècle, et pris chez des poètes radicalement dissemblables, Rimbaud («Marine») et J-M. de Hérédia (Les Trophées, 1893):


Marine


Les chars d'argent et de cuivre-

Les proues d'acier et d'argent-

Battent l'écume, -

Soulèvent les souches des ronces.

Les courants de la lande, et les ornières immenses du reflux,

Filent circulairement vers l'est,

Vers les piliers de la forêt,

Vers les fûts de la jetée,

Dont l'angle est heurté par des tourbillons de lumière[18].


Floridum Mare


La moisson débordant le plateau diapré

Roule, ondule et déferle au vent frais qui la berce;

Et le profil, au ciel lointain, de quelque herse,

Semble un bateau qui tangue et lève un noir beaupré.

Et sous mes pieds, la mer, jusqu'au couchant pourpré,

Céruléenne ou rose ou violette ou perse,

Ou blanche de moutons que le reflux disperse,

Verdoie à l'infini comme un immense pré.

Aussi les goélands qui suivent la marée,

Vers les blés mûrs que gonfle une houle dorée,

Avec des cris joyeux volaient en tourbillons;

Tandis que, de la terre, une brise emmiellée,

Éparpillait au gré de leur ivresse ailée

Sur l'Océan fleuri des vols de papillons[19].


Il est facile de comparer et d'opposer la facture hyper-classique, «parnassienne», rhétorique, du sonnet de Hérédia, avec sa débauche d'adjectifs épithètes (le signal le plus conventionnel d'une certaine «poéticité») aux «vers libres» de Rimbaud. Mais tous deux semblent bien semblablement organisés autour, ou à partir , d'un plan (le «plateau» de Hérédia, la «lande» de Rimbaud), sur lequel des lignes et des figures rythmiques («tourbillons» dans les deux textes, «éparpillaient», «roule», «ondule», «berce», «disperse», «tangue», «lève», «battre», «soulever», «heurter», «filer circulairement») et des lignes de démarcations ( «profil», «horizon», «ornières», «angle», «courants», «circulairement»), organisent ou discriminent des parties de l'espace. Mais , surtout, on voit que la «ligne» qui sépare la terre (champ A) de la mer (champ B) suggère aussi une sorte de «barre» sémantique, génère une série de comparaisons et de métaphores (des «figures» d'analogie, selon la rhétorique, des «images»), suscite des rapports sémantiques entre des éléments pris dans les deux «champs»: a1 est comme b1, a2est comme b2, a3 est comme b3, etc., la herse (objet terrestre) est assimilée à un navire (objet marin), le papillon (animal terrestre) est comme le goéland (animal marin), le courant (de la mer) est comme l'ornière (de la terre), la proue (du bateau) est comme le char (de la terre), les ronces soulevées (de la terre) sont comme l'écume battue (de la mer), les piliers (de la jetée) sont comme les fûts (de la forêt), la moisson «déborde» , les blés sont gonflés par une «houle», la mer est «fleurie», et «verdoie» comme un «pré», etc. Le mot «mouton», avec ses deux sens (mouton: animal terrestre; mouton: type de vague déferlante, dans le vocabulaire marin), assure l'embrayage et la connexion des deux champs sémantiques.


À titre d'exemples supplémentaires de «Marine», avec mondes (maritime, terrestre) en intercommunication à travers un système filé de comparaisons et de métaphores, on pourrait ajouter deux beaux exemples empruntés à La Recherche du temps perdu de Proust. Dans le premier le narrateur raconte une soirée au théâtre [20], et sa vision éblouie de la baignoire de la duchesse et de la princesse de Guermantes:


Du moins, en disant cette phrase au contrôleur, il embranchait sur une vulgaire soirée de ma vie quotidienne un passage éventuel vers un monde nouveau; le couloir qu'on lui désigna après avoir prononcé le mot de baignoire, et dans lequel il s'engagea, était humide et lézardé et semblait conduire à des grottes marines, au royaume mythologique des nymphes des eaux.


Le terme polysémique de «baignoire» (type de loge de théâtre; espace creux rempli d'eau pour le bain) prononcé par un spectateur «embranche» un monde sur un autre, et dans l'évocation de cet autre monde déclenche ensuite l'idée de sous-mondes ( l'orchestre, les baignoires et les loges, la scène, les hommes et les femmes, le devant et le fond de la baignoire) séparés par plusieurs lignes, plans ou frontières invisibles («limite verticale», «surface», «frontière», «deux parties de la réalité», «limite de leur domaine», «section perpendiculaire» etc.) que les comparaisons et métaphores mettent en communication, comparant systématiquement l'aquatique et le terrestre: «ondulation du flux» des spectateurs, «déferlement» des éventails, «strapontins du rivage», «tritons barbus», «néréides», «algue lisse», canapé comme «un rocher de corail» etc.

Le second raconte la visite du narrateur à l'atelier du peintre Elstir[21]. Il y apperçoit, sur différents «rectangles de toile», des scènes de bord de mer, des «marines prises (…) à Balbec», qui produisent une sorte de «métamorphose des choses représentées, analogue à celle qu'en poésie on nomme métaphore», en traitant picturalement la mer comme la terre et réciproquement:


Une de ses métaphores les plus fréquentes dans les marines qu'il avait près de lui en ce moment était justement celle qui, comparant la terre à la mer, supprimait entre elles toute démarcation (…) n'employant pour la petite ville que des termes marins et que des termes urbains pour la mer (…) Le peintre avait su habituer les yeux à ne pas reconnaître de frontière fixe, de démarcation absolue entre la terre et l'océan[22].


Suit une longue description d'un monde pictural (mais il s'agit aussi d'une ekphrasis, d'un texte décrivant un monde pictural) «amphibie» - c'est le terme dont se sert Proust -, où chaque élément d'un des deux champs (les bateaux, les pêcheurs, le port, les rochers etc.) est systématiquement comparé à celui de l'autre. Comme chez Hérédia et chez Rimbaud.


   C'est donc toute «ligne», réelle ou rêvée, présente ou absente, abstraite ou concrétisée en un «thème» réaliste, réduite à un point ou développée en «figure» sur un plan, qui peut servir ainsi de générateur (incitatif, pour le créateur) en même temps que d'organisateur interne (perceptif, pour un lecteur) à un système descriptif. Tout ceci reste largement à étudier et à évaluer en ce qui concerne le texte littéraire.



Philippe Hamon (2006)

mis en ligne dans l'Atelier en mars 2019.





[1] Voir l'enseigne de l'auberge des Thénardier dans Les Misérables de Hugo, l'enseigne du magasin du Chat qui pelote dans le roman éponyme de Balzac, etc.

[2] Voir mon analyse de ce poème dans l’ouvrage collectif: Les images parlantes (Murielle Gagnebin dir., Seyssel, Champvallon, 2005).

[3] Voir sur ce point (la présence subliminale de l'analogique et du «motivé» dans l'univers des signes arbitraires) l'article de R. Jakobson:«À la recherche de l'essence du langage» (dans l'ouvrage collectif: Problèmes du langage, collection Diogène, Paris, Gallimard, 1966).

[4] Voir aussi le poème «OPOETIC» de Blaise Cendrars («Il y avait une fOis des pOètes qui parlaient la bOuche en rOnd…»).

[5] Pour un exemple de poème diagrammatique, voir le célèbre poème de Victor Hugo «Les Djinns».

[6] Sur le rythme comme figure d'organisation spatiale, voir l'article classique de Benveniste : «La notion de «rythme» dans son expression linguistique» (dans Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966).

[7] Le schéma de l'arbre généalogique sous-tend les grandes séries de romans familiaux comme les Rougon-Macquart de Zola (vingt romans publiés entre 1871 et 1893).

[8] Dans «Critique d'art», dans Mélanges posthumes (Paris, Mercure de France, 1919, p.177)

[9] Voir cependant les travaux de G. Poulet sur l'imaginaire du cercle.

[10] Voir Bouvard et Pécuchet, où la «bêtise» devient une chose vue, et prend souvent la forme d'une «image»: un profil, une réclame, un «cliché»: «Une faculté pitoyable se développa dans leur esprit, celle de voir la bêtise et de ne plus la tolérer.Des choses insignifiantes les attristaient: les réclames des journaux, le profil d'un bourgeois, une sorte réflexion entendue par hasard» (chapitre VIII).

[11] Sur l'importance de ces structures en «templum» pour régir et organiser les descriptions spatiales dans une œuvre littéraire, voir mon essai: Du descriptif (Paris, Hachette, 1981, nouvelle. éd. 1993). Le bâtiment nommé «temple» (voir la pendule de Flaubert «représentant un temple de Vesta» dans Un cœur simple) participe de cette étymologie du «temple» comme division et découpage de l'espace augural dans les anciennes religions latines.

[12] Voir mon article:«Figures de lignes» paru dans l'ouvrage collectif consacré aux représentations du train en littérature: Feuilles de rail (G. Chamarat et C.Leroy eds., Éditions Paris-Méditerranée, 2006).

[13] Un «conte» comme «La légende de Saint-Julien l'hospitalier» de Flaubert (Trois contes, 1877) est explicitement présenté, à la fin, comme inspiré d'un vitrail réel.

[14] À la fin du XVIIIe siècle, Marmontel note au chapitre «Plan» de ses Éléments de littérature: «Ce terme, emprunté de l'architecture et appliqué aux ouvrages de l'esprit, signifie les premiers linéaments qui tracent le dessein d'un ouvrage, son étendue circonscrite, son commencement, son milieu, sa fin, la distribution et l'ordonnance de ses parties principales, leurs rapports, leur enchainement».

[15] À la fin de L'Éducation sentimentale (1869) on trouve la même «image» dans la bouche du héros Frédéric faisant le bilan d'une vie ratée: «C'est peut-être le défaut de la ligne droite», dit Frédéric» («défaut», ici, a le sens de «manque»).

[16] Ces dessins et plans de la main de Zola ont été commentés et publiés par Olivier Lumbroso dans ses essais: La plume et le compas, la construction de l'espace dans les Rougon-Macquart de Zola (Paris, Champion, 2004) et: Les manuscrits et les dessins de Zola (en collaboration avec Henri Mitterand, Paris, Textuel, 2002). Voir aussi son article:«Zola acrobate des figures» dans l'ouvrage collectif:Lire/Délire Zola (J.-P. Leduc-Adine et H.Mitterand dir.,Paris, Nouveau Monde Éditions, 2004).

Les dossiers préparatoires de Zola sont conservés à La Bibliothèque Nationale de France (département des Manuscrits). Le dossier préparatoire du Rêve, qui comprend de nombreux plans de la main de Zola, ainsi que des dessins et plans de son ami l'architecte Frantz Jourdain, est intégralement accessible sur Gallica.

[17] Le texte de Stendhal est accompagné de petits croquis «géométriques», de la main de l'auteur, où le paysage est réduit à des lignes, et où il note et nomme des «points» (le «point O», «D», «L», «de R en P», «de P en E», etc.).

[18] Ce poème des Illuminations (textes écrits entre 1871 et 1875) passe, aux yeux de certains historiens de la littérature, pour constituer le premier exemple français de poème en vers libres.

[19] Voir aussi, dans le même recueil de Hérédia, le poème à structure (la «barre» qui «barre» et organise le paysage) et à thématique très proche «Soleil couchant», autre «marine» («Au loin brillant encore par  sa barre d'écume/ La mer sans fin commence où la terre finit»).

[20] M.Proust, À la recherche du temps perdu (Paris, Bibliothèque de La Pléiade, Gallimard, 1955, tome II, «Le Côté de Guermantes», p. 37 et suiv.)

[21] Ibid., «À l'ombre des jeunes filles en fleurs», tome I, p.834 et suiv.

[22] Comme le mot «mouton» bivalent dans le texte de Hérédia, ou le mot bivalent «baignoire» pour l'épisode du théâtre, ici le mot «terme», que l'on peut rapprocher de son homonyme «therme» (bain), a pu fonctionner comme embrayeur-déclencheur de cette métaphore filée.



Philippe Hamon

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Dernière mise à jour de cette page le 6 Mars 2019 à 11h09.