Atelier

J. SCHLANGER, La Mémoire des œuvres , Nathan, coll. « Le Texte à l'œuvre », 1992, p. 52-57.

Par « dispositif des lettres », J. Schlanger entend ce qui configure pour chaque époque « l'attente collective » de la littérature : « une anticipation collective complexe régit la conception et la réception des œuvres, leur accueil et leur fabrication. Cette attente lettrée est prise dans son contexte socio-historique, mais aussi configurée par sa mémoire propre. Comme les évidences anticipatrices se déplacent et se remplacent, elles constituent une histoire. Une histoire culturelle et passionnante, qui est l'histoire des lettres du point de vue du goût. » (p. 50). J. Schlanger isole « la forme majeure du dispositif des lettres » dans « l'idée du classicisme », « figure idéale qu'on serait bien en peine de rencontrer tel quel dans l'histoire » bien qu'elle renvoie « allusivement, pour l'intuition, à certains aspects du XVIIe siècle français » .

Un classicisme est un cercle dans lequel on met en jeu les mêmes valeurs et les mêmes démarches, qu'il s'agisse de produire, d'apprécier, d'enseigner. La littérature ? Il s'agit d'en faire, d'en parler, de la transmettre. Création, critique, formation vont de pair. Le point le plus important, et aussi le plus difficile, est l'enseignement, qui est à la fois formation et transmission. Son enjeu (ou du moins le seul enjeu que je considérerai ici) est d'assurer des populations aux lettres en renouvelant les lettrés; ou, si cela peut se dire ainsi, de procurer aux lettres des populations adultes. Et cela à travers quelques années d'imprégnation culturelle et de préparation technique. Au collège : mais la situation de l'amateur autodidacte n'est pas foncièrement différente, puisqu'il retrouve justement la même conformité culturelle hors de l'école. (Ici le masculin, comme je l'ai déjà noté, est pertinent.) Prenons appui sur le dispositif classique au XVIIe siècle en France. De quoi se nourrit l'élève, sinon de ce qu'il convient d'admirer ? On lui fait lire ce qui est grand, le trésor même des lettres, la ligne de ciel surplombante des chefs-d'œuvre ; on le plonge, en principe, dans le sentiment qui est à la source de la culture des lettres : l'admiration. Mais c'est une admiration utile, une admiration qui ne reste pas passivement contemplative : elle débouche sur l'efficience. La substance poétique admirable est donnée à dépecer par lambeaux, à recycler, à bricoler. En calquant les modèles, en détournant leurs fragments, en reproduisant des tours, des thèmes, des tons, l'élève doit (c'est là l'objectif) devenir apte à produire lui aussi des variations ludiques dans le même cadre à partir du même stock. De quelle nature est la différence entre ses couchers de soleil d'écolier et les couchers de soleil que produisent, au même moment, les poètes en place? Les uns et les autres se réfèrent à ce qui les surplombe et fonde l'ensemble de l'entreprise. Et plus particulièrement, dans ce cas, au lieu commun, ce lieu qui a une existence idéale partiellement incarnée dans quelques descriptions antiques. Ces descriptions antiques ont un statut très particulier loin d'être considérées comme des illustrations quelconques des possibilités du lieu, comme des exemples parmi d'autres, leur excellence, pose-t-on, les place hors d'atteinte, et elles font fonction de modèles. Quel statut auront les autres, les illustrations qui continuent à venir? Certes, tout ce qui se réclame des modèles n'est pas équivalent, l'exercice scolaire, le poème quelconque, le poème remarquable; c'est justement ici que l'appréciation joue, et le discernement du jugement et du goût. Mais sans qu'elles soient jugées équivalentes entre elles (loin de là), il existe un point de vue pour lequel les productions sont toutes confrontées aux modèles. C'est le principe de fécondité du classicisme, car c'est le point, justement, qui rend possible de continuer. Dans cette logique, une éducation réussie crée, à l'égard de la matière poétique, une compétence rhétorique active qui pourra continuer à s'exercer par la suite. Comme les variations restent dans le même cadre, le poète, son lecteur, son critique se comprennent, en principe, parfaitement. Le jeu a-t-il quitté l'école, l'école est-elle extérieure au jeu ? Admirer et goûter, évaluer et comprendre, accueillir et rejeter, tout manifeste et renforce le jeu. Ce qui, par contre, au XVIIe siècle, n'est pas centré sur l'école, c'est la juridiction savante et son institution. L'autorité savante s'installe au centre de l'espace classique d'une manière qui est neuve et qui est distincte du rôle formateur des collèges. Car l'autorité institutionnelle du discours expert savant n'est pas ancrée dans l'univers pédagogique des lettres - même si des pédagogues ont aussi été des théoriciens, et même si les lettres antiques fournissent, bien entendu, des traités poétiques qui servent de précédents aux nouveaux. Sauf pour ce point (le dédoublement entre l'éducation et l'expertise savante), la situation, dans son principe , est circulaire. Une situation classique est justement une situation circulaire où les trois termes se répondent, non seulement avec cohérence, mais encore d'une manière homogène. En principe, il n'y a pas d'écart entre les réponses à la question : comment produire (quoi faire) ? comment apprécier (quoi accueillir) ? comment enseigner (quoi transmettre) ? Ce qu'on goûte, ce qu'on approuve, ce qu'on rencontre, ce qu'on transmet, ce qu'on écrit, ce qu'on commente, tout est pris dans l'idée de la même clôture. Et cet espace clos de circulation poétique devrait être un espace stable : puisque sa cohérence le rend très efficace ; puisqu'il souhaite la stabilité ; puisqu'il se conçoit comme ancré dans le sens (dans la raison) et non pas seulement dans l'histoire ; et puisqu'il se plaît à ce qu'il admire, au plafond de ses modèles où des figures lumineuses lui ouvrent toujours les bras. En fait, cette clôture parfaitement cohérente n'a jamais existé telle quelle, et on ne peut en rencontrer que des incarnations partielles à des niveaux différents. Quelles que soient les raisons centrifuges qui ont perturbé l'utopie du classicisme, il me semble que le principe de son dispositif reste pertinent pour comprendre la suite (ici, pour simplifier, la suite française). La cohésion du dispositif suppose que les trois fonctions (faire, apprécier, former) soient tressées ensemble d'une façon à la fois axiologique et pratique. Que se passe-t-il lorsque les trois termes cessent de se répondre en écho ?

C'est clairement le cas au XVIIIe siècle. Le plus schématiquement possible : la production littéraire néoclassique continue, tout à fait accordée à l'enseignement. Cette production est l'objet de l'appréciation savante, et aussi de l'appréciation du public : nous tendons à oublier que cette poésie lyrique, didactique, épique et dramatique qui n'est plus à notre goût a connu la reconnaissance et le succès. En même temps, tout comme au XVIle Siècle, mais à une bien plus grande échelle, une autre production littéraire abonde, une production moderne, tout à fait distincte de la précédente. Cette autre production est également très appréciée par le public, alors que la critique savante ne la prend pas en considération. Une réflexion nouvelle sur l'activité poétique apparaît hors du cadre scolaire et hors des institutions de l'autorité savante : ainsi l'idée que le faire poétique, dans son essence, n'est pas régulé et donc qu'il échappe au cercle classique; ce que recouvrent les notions d'inspiration et de génie (d'un mot : Diderot). Une réflexion nouvelle apparaît aussi à propos de l'appréciation esthétique, et cette réflexion s'ouvre dans plusieurs directions, en particulier selon une perspective historique (d'un mot : Lessing). Cependant, la réflexion sur la poétique classique continue (ici : Batteux). Quant à la réflexion sur l'éducation, entendue comme formation en vue des lettres, l'univers pédagogique produit des projets de réforme et surtout de modernisation (ici : Rollin) ; tandis que Rousseau répond de la façon qu'on sait à la vieille question de l'humanisme entendu comme accès à l'univers des lettres.

À partir de cette situation disparate, on peut dire, pour aller très vite, que le romantisme (et surtout le romantisme allemand) noue fortement ensemble deux des aspects de la circularité classique : la création littéraire et la critique culturelle. Dans l'optique romantique, créer et apprécier vont de pair. L'expérience poétique intime, l'inspiration personnelle, est de même nature que la force historique qui a déposé sur son passage les grands monuments culturels. À travers la réappréciation réfléchie des œuvres culturelles et de l'aventure historique des lettres, comme à travers la description valorisée de l'activité artistique et de l'inspiration poétique, court une même idée : l'idée que l'art est l'expression d'une force intime. L'art qu'on fait et l'art dont on hérite manifestent ainsi les mêmes valeurs et, pour ainsi dire, les mêmes mœurs. Ce qu'il y a lieu de faire et ce qu'il y a lieu d'admirer redeviennent consonants, et même homogènes. Mais l'enseignement ? L'enseignement ne suit pas. Il n'est pas repris dans le cercle et continue sur sa lancée, décalé. Assurément il se transforme, mais de son côté. Le point intéressant, ici, n'est pas le retard bien connu et l'inertie des institutions scolaires. Ce n'est pas non plus le caractère purement culturel du romantisme, qui en fait un phénomène institutionnel marginal. Le point est plutôt que la perspective romantique des lettres n'a pas de conception de l'enseignement des lettres. Et ce n'est pas un oubli. Puisque l'esprit d'un peuple est un donné, le génie est un donné, et le tempérament est un donné, une approche romantique des lettres n'inclut pas, par elle-même, le versant de la formation. Deux aspects intégrés, un troisième qui ne l'est pas : le trépied classique est devenu boiteux. Cessera-t-il de l'être au dernier tiers du XIXe siècle ? Une autre perspective d'intégration se met en place, qui coordonne fortement deux aspects, former et apprécier : la connaissance critique et historique de la littérature, et l'enseignement de la littérature. La solution historienne et positiviste du XIXe siècle finissant noue ainsi la formation littéraire scolaire (comme formation à l'analyse et à la connaissance historique du patrimoine) au travail critique et historique de la recherche littéraire contemporaine. Dans les deux cas, ce qui passe au premier plan est la parole sur la littérature. Au cours de son apprentissage, on ne demande plus à l'élève de produire un texte analogue aux modèles littéraires, mais un texte analogue au travail (contemporain) des historiens de la littérature et des chercheurs. C'est une approche intellectualiste, et non plus rhétorique et pratique : l'élève reproduit des types d'analyse et n'imite plus des morceaux littéraires. La relation aux modèles se transforme. [p. 63 : Il ne s'agit plus désormais d'employer ou d'imiter quelques aspects d'une œuvre classique, mais de la commenter. Si réaliste que soit l'œuvre, le traitement réflexif contrebalance sa proximité thématique : le traitement assure la distance. Et Flaubert et Zola peuvent être introduits en classe, s'il ne s'agit plus de récrire une scène d'amour mais de l'analyser. »] Et que devient l'activité poétique, l'effervescence continuée des lettres ? Le troisième terme reste à l'écart, avec la figure de l'artiste, cet être asocial, instable, atypique. »


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Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 19 Février 2003 à 22h49.