Atelier

Richard Saint-Gelais

8 Décembre 2005


La pertinence de la notion de mondes possibles pour penser la fiction tient notamment à ce qu'elle permet de lever le «moratoire structuraliste sur les questions référentielles» (Pavel) sans pour autant nous ramener à un réalisme naïf. Il existe en effet des mondes possibles qui se distinguent encyclopédiquement du nôtre (par ex. des mondes habités par des licornes, des elfes...) et même des « mondes possibles impossibles » (comme dans La maison de rendez-vous, où des représentations picturales s'animent, où le temps s'enroule sur lui-même, entre autres dispositifs venant saper les bases de la représentation). Les fictions paradoxales imposent à la théorie des mondes possibles un certain nombre d'adaptations, comme le propose, par exemple Marie-Laure Ryan : dans sa théorie, autour du monde possible défini le « textual actual world » gravitent des mondes dérivés. Elle décrit des dispositifs d'emboîtement, des structures à deux étages avec relations asymétriques entre ces mondes. Il y a des cas subversifs célèbres, comme Continuité des parcs qui est un exemple classique de métalepse : dans cette nouvelle de Cortazar, le coup de théâtre final et spectaculaire fait beaucoup dans le dispositif. Le lecteur est complice de la métalepse, qui a ici un caractère laconique. Mais il existe aussi des métalepses ontologiques non laconiques : certaines fictions décrivent leurs propres courts-circuits. La science-fiction est favorable à ces dispositifs; il y a des gadgets meta-fictionnels, qui permettent de mettre scène des rouages de la fiction. Jean-Pierre April parle de « machine à explorer la fiction ». Il s'agit d'une enclave ontologique au sein du monde fictif de base : un monde possible au second degré avec des lois d'accessibilité stipulées par le texte. Dans le roman de Jasper Fforde, L'affaire Jane Eyre (2001, trad. fr. 2004), le gadget est « le portail de la prose », machine inventée par l'oncle de la narratrice, qui permet de passer de la réalité (pour les personnages) à divers mondes fictionnels (celui de Martin Chuzzlewit, de Jane Eyre, etc.). Des criminels l'empruntent et enlèvent Jane Eyre. Dans Quarante-neuf tiroirs de Goran Petrovic (2000, trad. fr. 2003), certains lecteurs dotés d'empathie particulière peuvent entrer dans le monde de la fiction et y rencontrer d'autres lecteurs; des gens se donnent rendez-vous dans la fiction, etc. Des écrivains comme Fforde ou Petrovic (mais aussi Woody Allen, dans sa nouvelle «The Kugelmass Episode» ou son film The Purple Rose of Cairo) font de la fiction un incubateur de mondes possibles enchâssés. On a alors des systèmes fictionnels complexes : les personnages sont liés par ce qui est écrit dans le roman 1. Pour penser les particularités des mondes enchâssés auxquels ils ont accès, ils élaborent volontiers des théories autochtones de la fiction, qui sont elles aussi divisées (comme les théories sur la fiction), par exemple à propos de la thèse sur l'incomplétude et de la complétude de la fiction. Pour Petrovic, la fiction est complète: on peut accéder à des lieux non couverts par la fiction. La position de Fforde (ou plutôt de ses personnages) est plus ambiguë: ils sont officiellement en faveur de la thèse de l'incomplétude, mais il leur arrive de transgresser les limites que devrait leur imposer, par exemple, le récit de Charlotte Brontë lorsqu'ils y accèdent. Il faut donc noter qu'il n'y a pas d'engagement sérieux par rapport à ces théories: elles participent surtout au fonctionnement de la fiction elle-même - fonctionnement qui dans les cas étudiés a toujours quelque chose de paradoxal. La métalepse est une opération de court-circuit, qui excède l'ordre de la fiction, car il s'agit toujours de franchir un cadre. Mais la métalepse est toujours, d'une manière ou d'une autre, une traduction diégétique d'un court-circuit par exemple narratif. L'intrigue incorpore alors, mais à ses risques et périls, une mise en cause de ses propres cadres. Le court-circuit est lui-même un événement de fiction. La fiction résiste à son propre ébranlement, elle prend en charge ce qui l'excède... On assiste dans ces romans à une cohabitation instable des perspectives interne et externe (Pavel), du moins chez les personnages des mondes enchâssés qui ont conscience de leur propre fictivité. Ce n'est toutefois généralement pas le cas des habitants du monde enchâssant, qui sont convaincus d'appartenir à la réalité : on identifie donc comme fiction une structure enchâssée mais le monde de base méconnaît son propre statut. Il y a donc mise en scène d'un aveuglement. Chez Fforde, l'héroïne ne reconnaît pas qu'elle est fictive. C'est un exemple de butée des théories autochtones de la fiction. Certains personnages sont marqués par une sorte de schizophrénie ontologique comme Jane Eyre, qui sent l'odeur d'encre qui se répand dans Thornfield Hall. Cette attitude bifide est parfois prise en charge dans la fiction par le modèle dramatique, le modèle de la représentation théâtrale : Rochester joue son propre rôle. Les personnages pensent la répétition de l'histoire. Cette situation est élégante et ingénieuse, mais elle génère un autre effet de méconnaissance (ce n'est pas une pièce de théâtre, c'est un roman). La notion de théorie autochtone repose sur une auto-théorisation de la fiction : selon l'idée reçue, les dispositifs « meta » sont véridiques sur le texte. Mais il s'agit en fait d'une théorie fictive pour des fins fictives; la théorie fait partie des rouages de l'intrigue. Ce n'est pas pour la fiction seulement une façon de se penser mais une façon de fonctionner. Cette fictionnalité des théories autochtones nous empêche de les contredire. Est-ce qu'on doit distinguer les théories sérieuses et loufoques ? On peut signaler comme théorie loufoque celle d'un roman où des personnages vont à l'école pour devenir, selon leurs résultats, personnages primaires et secondaires. Cette théorie pose des questions qui ne sont pas pertinentes pour nous. La distinction entre théorie sérieuse et burlesque s'évapore lorsque que l'on est dans la fiction.

Débat : Michel Murat: En fonction de quoi considère-t-on qu'une théorie est loufoque ? Pose-t-elle ou non des questions sérieuses sur le phénomène littéraire ?

R-S-G : Les théories «loufoques» sont celles qui nous paraissent ainsi de notre point de vue de théoriciens de la fiction, mais elles ne le sont justement plus dans une perspective interne.

Sophie Rabau: Dans le monde de la fiction, ce qui se trouve théorisé n'est pas ce que nous théoriserions. Il y a un degré d'écart, d'étrangeté, entre à la théorie et ce que théorise le monde de la fiction.

R-S-G : Ce ne sont pas des théories proprement dites : y a effet de théorie, auquel le lecteur contribue en développant les allusions textuelles. Mais le texte y invite même des lecteurs qui ne sont pas férus de théorie.

Christine Noille-Clauzade : Une différence importante entre les théories avec les théories autochtones de la fiction est que celles-ci sont créatives, techniques, alors que nous sommes dans la spéculation.

R-S-G : Il y a une force performative de ces théories dans la fiction. Ce sont plutôt des théories modes d'emploi.

Michel Murat: Est ce qu'on ne surévalue pas le niveau « meta » ? est-ce que ce n'est pas l'intrique qui la générerait ? Les fictions de Robbe Grillet ne se pensent pas de cette façon-là. Robbe-Grillet agresse la stabilité même du monde fictif. Il y a une différence entre la modernité et la post-modernité. La subversion s'est amoindrie.

Marielle Macé : La surévaluation du meta-fictionnel vient de l'intérêt pour la théorie des mondes possibles, qui se raccroche difficilement à la narrativité. Avec la théorie des mondes possibles, nous sommes sensibles à des effets constructivistes (les « building blocks » de Dolezel).

R-S-G : La stratégie de la fiction est que certaines choses ne soient pas dites; le fait qu'une théorie soit explicite engage le travail du lecteur.

Sophie Rabau : La théorie a un effet de validation; on donne un espace d'être à cette spéculation. Il y a là une nostalgie ontologique.


December 8th, 2005.

Richard Saint-Gelais Autochtonous theories of fiction

If the notion of possible worlds is relevant to consider fiction, it is mainly because it enables us to lift the “structurallist moratory on referential matters” (Pavel) without bringing us back to a form of naïve realism for all that. There are indeed possible worlds that encyclopedically differ from ours (for instance those inhabited by unicorns, elves...) and even “impossible possible worlds” (like in La maison de rendez-vous, in which pictural representations are alive, times rolls on itself, among other devices that make it impossible for us to have any representation of it). Paradoxical fictions impose upon possible-worlds theory a certain number of adaptations, as proposed for example by Marie-Laure Ryan: in her theory, there is the possible world defined as “textual actual world” and the derived worlds that revolve around it – she describes interlocking devices, two-level structures with asymetrical relations between the worlds. There are famous cases of subversion, like Continuité des parcs, a classical example of metalepsis. In this short story by Cortazar, the final and spectacular dramatic turn of events adds to the effect. The reader knows about metalepsis, which is here laconic. But there are other non-laconic ontological metalepses – some fictions describe their own short-circuit. Science fiction is favourable to these devices; there are meta-fiction gadgets that can stage the machinery of fiction. Jean-Pierre April talks of a “fiction machine”. It is a matter of ontological enclave whithin the basic fictional world: a possible world in the second degree with laws of accessibility specified in the text. In the novel by Jasper Fforde, the Jane Eyre case (2001, French translation 2004), the gimmick is the “gate of prose”, a machine that was invented by the uncle of the woman narrator, enabling one to go from reality (for the characters) to several fictional worlds (that of Martin Chuzzlewit, that of Jane Eyre, etc.). Some criminals use it and kidnap Jane Eyre. In Fourty-nine drawers, by Govan Petrovic (2000, French translation 2003), some readers endowed with a particular form of empathy can enter the fictional world and meet other readers; people arrange to meet up in fiction, etc. Writers like Fforde or Petrovic (but also Woody Allen in his short-story “the Kugelmass episode” or his film The Purple Rose fo Cairo) turn fiction into an incubator of embedded possible worlds.

It results that the fictional systems thus created are complex: the characters are linked by what is said in novel1. In order to think the particularities of the embedded worlds they have access to, they develop autochtonous theories of fiction, which are in turn divided (like theories of fiction), for example about the thesis of incompleteness and completeness of fiction. For Petrovic, fiction is complete: places that do not belong to fiction can be reached. Fforde's position (or rather the position of his characters) is more ambiguous: officially they are in favour of the thesis of incompleteness, but they sometimes transgress the limits that should be imposed on them, for instance by Charlotte Brontë's narrative when they have access to it. It should then be noted that there is no serious commitment to these theories: more than anything else, they take part in the functionning of fiction itself; and this functioning, in the cases we have studied, is always something of a paradox. Metalepsis produces short-circuits; it exceeds the nature of fiction, for it is always a question of overstepping a frame. But metalepsis is always, in one way or another, a diegetic translation of a short circuit for example of a narrative. The plot then takes in, but at its own risks, the questioning of its own frames. The short circuit itself is an element of fiction. Fiction resists being weakened; it deals with what exceeds it... In these novels, one witnesses the instable cohabitation of internal and external perspectives (Pavel), at least with the cahracters of embedded worlds that are aware of their own fictional status. However, it is generally not the case of the inhabitants of the embedding world, who are convinced of belonging to reality: one of the embedded structures is identified as fiction, but the basic world is unaware of its own status. It is this blindness that is being staged. In Fforde, the heroine does not know that she is fictional. Some characters are marked with a sort of scyzophrenia, like Jane Eyre, who can detect the smell of ink pervading Thornfield Hall. This double attitude can sometimes be taken care of by the dramatic model, the model of theatrical representation: Rochester plays his own part. The characters plan the rehearsal of the story. The situation is clever and elegant, but it generates another lack of awareness (it is not a play, but a novel). The notion of autochtonous theory is based on a process of self-theorisation on the part of fiction: according to the general accepted idea, the “meta” devices are true about the text. But what it really is is an imaginary theory for imaginary ends; the theory is part of the machinerie of the plot. It isn't only a way of thinking, but a way of functioning for fiction. This fictional status of autochtonous theories forbids us to contradict them. Must we distinguish serious theories from “absurd” ones? One might think, if talking of “absurd” theories, of the theory of a novel in which the characters go to school to become, according to their results, primary or secondary characters. This theory asks questions that are not relevant to us. The distinction between serious and absurd theories evaporates when considered within fiction.



Richard Saint-Gelais

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