Atelier



Séminaire "Modernités antiques. La littérature occidentale (1910-1950) et les mythes gréco-romains".
Séance du 09 février 2007

"Les opéras mythologiques de Richard Strauss: un nœud de la modernité", par Timothée Picard (Rennes II).



Les opéras mythologiques de Richard Strauss: un nœud de la modernité


« N'étiez-vous pas vous-mêmes contre la mythologie? »
Propos de La Roche dans Capriccio[1]

L'œuvre lyrique de Strauss a beau s'être imposée depuis longtemps comme un pilier du répertoire, ses opéras à sujet mythologique sont inégalement connus. Si Elektra (1909) et Ariane à Naxos (1912-1916) sont fréquemment représentés, il n'en va pas de même pour les trois autres: Hélène en Egypte (1928), Daphné (1938) et L'Amour de Danaé (1944). Invoquer la difficulté de réunir des artistes capables de rendre justice à ces œuvres n'est guère satisfaisant car un tel argument serait tout aussi valide pour les deux premiers opéras. Plus souvent, on stigmatise l'imparfaite réussite de ces œuvres, qualifiées de touffues et de bavardes. Un tel jugement est en grande partie justifié mais pour des raisons qui n'ont rien d'aléatoire. Il existe en effet une tension inhérente au projet d'opéra mythologique qui n'aura jamais cessé de hanter Strauss et ses collaborateurs, et qui pourrait tenir en deux propos contradictoires. D'une part Hofmannsthal s'exclamant en 1928: «Faisons un opéra mythologique, c'est la plus vraie de toutes les formes»[2]; de l'autre Zweig écrivant à Strauss le 17 juin 1934: «Les personnages de l'Antiquité, qui vont de soi pour nous, n'existent plus du tout pour la culture non humaniste d'aujourd'hui»[3]. Cette tension se décline à plusieurs niveaux, que nous envisagerons successivement: le sujet, la culture et l'Europe. A travers ces trois niveaux se rejoue la possibilité ou non de produire une œuvre une et, le cas échéant, se formulent un certain nombre de solutions de compromis, répercutées à tous les niveaux de l'opéra: forme, fond, genre et ton. L'hypothèse que l'on voudrait vérifier ici est la suivante: le souci inhérent aux opéras mythologiques de Strauss d'embrasser une ultime fois le tout de la culture européenne à partir de son socle antique, souci rendu pressant par le tour inquiétant que prend l'histoire contemporaine, s'est retourné contre lui-même. En cause, une mutation fondamentale des conditions de réception, dont le compositeur n'a pas voulu tenir compte.


Présentation des œuvres[4]

Elektra. La pièce d'Hofmannsthal, vue par Strauss en 1903 au Deutsches Theater de Berlin, préexiste à l'opéra, créé à Dresde en 1909. Le poète a pris part à la transformation de la pièce en livret. Ramassée en un acte d'une heure et demie, construite tout entière autour du rôle-titre, dont les deux grandes scène paroxystiques encadrent quatre duos, tour à tour avec Chrysothémis, Clytemnestre, Oreste et Egisthe, cette œuvre est l'une des plus violentes d'un point de vue dramatique, et hardies sur le plan compositionnel, de tout le répertoire.

Ariane à Naxos (Ariadne auf Naxos)[5]. La première version est créée à Stuttgart en 1912, la deuxième à Vienne en 1916. Le bref opéra Ariane devait originellement s'insérer dans la turquerie du Bourgeois gentilhomme de Molière, mis en scène par Max Reinhardt. A terme, et précédé d'un long prologue, il prend son autonomie. Dans la maison du «plus riche homme de Vienne», sorte de M. Jourdain transposé, on prépare activement la fête qui doit avoir lieu le soir. Coup de théâtre: pour respecter un programme particulièrement minuté que doit clore le feu d'artifice, le maître de maison fait savoir que l'on donnera les divertissements –en l'occurrence un opera seria (Ariane) et une scène de commedia dell'arte menée par l'accorte Zerbinette- non plus l'un après l'autre mais en même temps. Suit l'opéra, qui, à partir du topos baroque d'Ariane abandonnée par Thésée à Naxos et sauvée par Bacchus, connaît quelques variations imprévues dues à l'irruption des personnages de la Commedia dell'arte.

Hélène en Egypte (appelé également Hélène égyptienne: Die ägyptische Helena)[6]. Le choix du sujet, qui constitue une suite incongrue –toutefois inspirée d'Euripide- au célèbre épisode troyen, est suffisamment clair: ce devait être, en 1923, une œuvre au style proche de l'opérette à la Offenbach, avec ballet et dialogues parlés[7]. En 1928, le projet a sensiblement évolué: d'Offenbach, il ne reste qu'une curieuse figure de coquillage omniscient («faisant le bruit de l'eau qui «parlerait» dans un tuyau»[8]), et une atmosphère de péplum érotico-oriental volontairement kitsch. Pour le reste, Hofmannsthal y placera, par le biais des personnages de Ménélas et d'Hélène, outre son habituelle réflexion sur la permanence et la mutabilité des êtres, une très sérieuse réflexion sur la complémentarité tumultueuse entre Occident et Orient; et Strauss parlera, pour qualifier sa partition, de «Wagner grec»[9].

Daphné (Daphne) est créé à Dresde en 1938. Hofmannsthal est mort tragiquement neuf années plus tôt. C'est donc à Joseph Gregor, érudit compétent mais sans génie, que revient la lourde charge de prendre le relais. Zweig, collaborateur intermédiaire, désormais écarté par les nazis[10] ne voit pas sans réticence la reprise de l'univers mythologique. Gregor, piloté en sous-main par Zweig et le chef d'orchestre Clemens Krauss, s'inspire du tableau de Chassériau intitulé Apollon et Daphné, et veut illustrer la rivalité et la complémentarité d'Apollon et Dionysos. Daphné refuse les avances tant de son ami d'enfance Leucippe que d'Apollon, venu la séduire sous les traits d'un vacher. Après la mort tragique du rival, Apollon accepte d'accorder à Daphné la pureté éternelle en la changeant en laurier.

L'Amour de Danaé (Die Liebe der Danae)[11] ne connut, du vivant du compositeur, et sur autorisation exceptionnelle des autorités, qu'une répétition générale dans des conditions précaires durant l'été 1944, avant d'être créé véritablement en 1952. Le sujet vient d'Hofmannsthal, qui s'en était emparé dès 1920 (avec toujours ce désir d'opérette manifesté à l'occasion d'Hélène). Il est repris par Gregor et revu par Zweig, Krauss et Wallenstein. Comme Daphné, Danaé ne veut pas se marier, et comme elle, elle est courtisée par un homme (Midas) et un dieu (Jupiter). Mais l'œuvre est plus ouvertement légère: une pluie d'or et une pétrification plus tard, Jupiter est éconduit par Danaé au profit du vigoureux Midas. Jupiter, double de l'artiste-vieillard, fait ses adieux au monde des hommes.


L'homme, entre les masques et les dieux

Une première tension qui rend ces œuvres problématiques tient à la divergence de projet artistique qui se manifeste entre le compositeur et son principal librettiste: Hugo von Hofmannsthal (1874-1929). Elle explique les reconfigurations des projets au cours de leur réalisation, et, parfois, la distance qui sépare l'impulsion initiale de la réalisation définitive.

Il existe chez Hofmannsthal un thème intime auquel le cadre mythologique permet idéalement de prendre forme. Il est d'ordre dialectique et engage, au niveau de l'individu, un tiraillement entre deux modalités d'être: constance et métamorphose. Ce tiraillement, qui a des implications psychologiques, philosophiques et métaphysiques, n'est pas indépassable: les grandes âmes sont en effet amenées à découvrir qu'il est possible d'être fidèle à soi-même dans et par le changement. C'est d'ailleurs cette découverte capitale que font la plupart de ses personnages. Le cadre mythologique permet alors de mettre en scène ce principe de frottement entre ce que l'on peut considérer comme un attribut purement humain (le changement, parfois jusqu'à l'évanescence) et ce qui est proprement divin (la permanence, menacée par la pétrification). Ce qu'Hofmannsthal interprète parfois en termes nietzschéens, lorsqu'il est par exemple question des aspirations dionysiaques et inclinations apolliniennes qui clivent le Moi[12]. Quand bien même ils sont maintenus dans un certain état d'instabilité, les êtres élus parviennent au stade où les deux principes peuvent être conciliés[13]. Ariane, partagée entre les sollicitations de Zerbinette et le souvenir de Thésée, entre l'apparence et la profondeur, entre les masques de la Commedia dell'arte et la plainte élégiaque de l'opera seria, illustre bien cette dichotomie, qui ne sera résolue que dans le miracle de l'amour déclenché par l'arrivée de Bacchus. Les figures de Danaé ou de Daphné, courtisées par un homme et par un dieu, et offrant au centre de leur mythe un moment capital de métamorphose, relèvent du même désir de mettre en scène ce questionnement lancinant. Il en va encore de même pour Ménélas, qui doit retrouver l'unité d'Hélène et de son mariage par-delà des avatars plus ou moins heureux[14].

Strauss n'est pas insensible à ce ressort dramaturgique, d'autant que les grandes scènes de métamorphose lui permettent de faire briller son art. Mais il craint deux dérives: la trop grande subtilité et – quelle que soit la qualité poétique du texte- le bavardage[15]. Le principe d'efficacité musico-dramatique, que Strauss ne cesse de réitérer, entre alors en porte-à-faux avec la cohérence de la vision hofmannsthalienne qui, de son côté, peut se montrer heurtée par le relatif prosaïsme du bon sens straussien[16]. Strauss a-t-il une affinité particulière avec la mythologie? Non pas pour elle-même mais en tant qu'elle a à voir avec la culture européenne en général et la tradition lyrique en particulier. C'est d'ailleurs un reproche que lui adresse fréquemment Hofmannsthal: celui de ne jamais parvenir à s'exprimer sincèrement dans sa musique et de ne produire une œuvre que par l'entremise d'un jeu de masques culturels préalablement constitués[17].


Tradition lyrique et strates mythiques

Il nous semble que l'opéra mythologique de Strauss illustre effectivement de façon exemplaire l'un des «pièges» de la création artistique à l'époque moderne. Un nœud d'abord lâche et fécond puis de plus en plus serré et – quand bien même il peut être amené à prendre une forme ludique et virtuose- virtuellement stérilisant: celui de la spécularité et de la référentialité. L'opéra mythologique straussien n'engage pas, en effet, le même type de relation au mythe que ses prédécesseurs. Strauss ne simule pas la refondation de la tragédie antique par l'entremise du mythe, comme pouvaient le faire, chacun à leur manière, un Gluck ou un Wagner. Il ne prétend pas non plus répondre à l'invite de Schlegel d'inventer une nouvelle mythologie adéquate au temps présents, ni même n'adhère pleinement aux programmes esthétiques caractéristiques de l'opera seria ou de la tragédie lyrique à la française[18]. Au contraire et de plus en plus au fil du temps, Strauss a tendance à quitter le premier degré de la refondation mythique, qui est celui de l'historicité, degré en lequel il affecte de ne plus croire, pour s'élever à un deuxième degré, cultivé et ludique, qui est celui, esthétisé, de l'historicisme. Ce niveau est celui du jeu plus ou moins signifiant avec la référence esthétique historicisée, de la manipulation et de l'empilement de ces grands temps de l'histoire lyrique dans lesquels le mythe a joué un rôle si important. Ainsi, l'opéra mythologique straussien ne regarde pas le monde extérieur mais contemple les différents avatars de son histoire jusqu'à se sourire à lui-même, tel Narcisse, dans le miroir qu'il se tend – à la façon dont le fait précisément Madeleine, allégorie de l'opéra, à la fin de Capriccio. Un tel trait, qui associe «éclectisme» et «originalité», mais qui fait de plus en plus de la reconfiguration d'un creuset culturel éclectique le trait même de son originalité, constitue un des derniers stades du mouvement d'autonomisation de l'art: une émancipation tantôt heureuse tantôt mélancolique par rapport à ce qui était jusqu'alors ressenti comme un devoir de contemporanéité. Car autant Hofmannsthal tente de dépasser les apories de l'historicisme, source d'angoisse, par l'invention d'un style qui lui soit propre[19] ; autant Strauss, qui n'est pas hanté – loin s'en faut – par la question de la crise du sujet, semble s'en satisfaire et s'y mouvoir avec un ludisme gourmand. Tous deux, cependant, se rejoignent sur un mode de conciliation entre tradition et modernité, qui est réinvention de l'une par l'autre.

En ce sens, les opéras mythologiques de Strauss illustrent magistralement l'enchevêtrement des modèles esthétiques et philosophico-historiques dans l'Europe de l'entre-deux-guerres, enchevêtrement par lequel la culture européenne prend la forme d'un panorama à la profondeur de champ toujours plus reculée, et auquel il devient urgent de faire un sort. Plusieurs données relatives au mythe vont alors se rejouer et se superposer progressivement dans l'opéra straussien. C'est d'abord l'héritage wagnérien, qui a fait du mythe un principe de nécessité par lequel se révèle l'élément humain pur de tout élément conventionnel, et qui additionne le modèle de la tragédie grecque à celui de la mythologie nordique. C'est ensuite la relecture nietzschéenne – d'abord empathique puis critique- du projet wagnérien: une relecture qui renforce son hellénisation. Elle se fait en premier lieu sur un mode dionysiaque puis, au fur et à mesure que Nietzsche renforce les termes de son anti-wagnérisme, sur un mode apollinien–ce qui veut dire aussi qu'elle glisse du nord au sud de l'Europe, du romantisme au classicisme et, si l'on veut raffiner, de Wagner à Goethe –car Goethe représente par excellence le génie «méditerranéen» fiché au cœur de l'espace germanique, le classique au centre du romantisme. Les tragédies de Goethe constituent justement un modèle auquel Hofmannsthal et Strauss se réfèrent régulièrement. La voie pour un néoclassicisme est ouverte[20]. Mais la figure de Goethe entraîne également, à la jonction entre classicisme et baroquisme, Mozart et Gluck qui, tant pour leur figure que pour leurs œuvres, sont des références qui reviennent sans cesse sous la plume des deux artistes[21]. Le néoclassicisme se double d'un néo-baroquisme. Dès lors, il est devenu également possible de revisiter l'opera seria italien et la tragédie lyrique à la française, puis de remonter enfin à une renaissance principielle: celle de l'opéra monteverdien[22]. Ce creusement à double ou triple fond, qui fait de l'opéra moderne un lieu où se dévoilent une archéologie et une généalogie, ne doit en outre pas faire oublier l'existence de tout un versant parodique, qu'il s'agisse de certains opéras bouffes ou de l'opérette offenbachienne qui, tantôt sous forme de repoussoir, tantôt sous forme de modèle, sont également des références pour les deux artistes[23].

Cette histoire, qui se joue dans l'Europe de la première moitié du XXe siècle, est en propre celle des opéras mythologiques de Strauss. Elektra se caractérise par son mélange de dionysisme primaire et de sophistication «1900»; Ariane à Naxospar son néo-baroquismerococo; Hélène en Egypte, par un post-wagnérisme que tempèrent le classicisme goethéen et la satire offenbachienne; l'idylle bucolique de Daphné présente un néoclassicisme sérieux et épuré; enfin, L'Amour de Danaé un même néoclassicisme, mais plus léger, mêlant esthétiques de grand opéra et de revue musicale[24]. Il faudrait encore évoquer Les ruines d'Athènes, ballet d'esprit classique datant des années 1920[25], et les pastiches mythologisants contenus dans deux autres opéras: La Femme silencieuse d'une part (Die schweigsame Frau, 1935) et Capriccio de l'autre, qui font assez longuement allusion aux œuvres de Monteverdi, Lully, Rameau ou Gluck[26].

Ce «(re)pli critique» inhérent à la modernité est en effet si lucidement manié et exhibé que Capriccio, testament spirituel du compositeur dont on sait qu'il est la quintessence même de l'œuvre spéculaire –de l'opéra sur l'opéra- évoque assez longuement la question des opéras à sujet mythologique. Par un effet de narcissisme aussi séduisant qu'insupportable, ce sont précisément les sujets d'Ariane, de Daphné et d'Hélène qui sont passés en revue[27]. Ainsi, le personnage de La Roche, le directeur d'opéra, se moque de cet éternel retour des sujets mythologiques : «Nous voici à nouveau chez les nymphes et les bergers, les dieux et les Grecs»s'exclame-t-il[28]. Plus haut, il stigmatisait la présence, à l'opéra, des «rois grecs dans la grisaille des temps reculés», et implorait au contraire la création «d'œuvres géniales de notre époque», «qui iront jusqu'au cœur du peuple, qui refléteront son âme», avançant que «c'est d'humains que je veux peupler mon théâtre! D'humains qui nous ressemblent, qui parlent notre langue »[29]. Mais en 1942, que peut être une telle œuvre? Ce ne sera rien d'autre qu'un caprice. Un opéra sur l'opéra. Rien pour le peuple donc : on se retire entre soi.


La question du genre et du ton

Ces allers et retours entre historicité et historicisme intiment aux artistes de reprendre à bras le corps, à la fois au premier et au second degré, un certain nombre de débats inhérents à l'histoire du genre lyrique. Ainsi, et pour ne citer qu'eux: la grille poétique des genres et des tons; ou la relation conflictuelle qu'entretiennent paroles et musique.

Le traitement ludique de la question de la grille poétique des genres et des tons constitue le sujet même d'Ariane à Naxos. Dans l'opéra mis en abyme, le registre seria est amené à se mêler, au grand désespoir du Compositeur de l'histoire-cadre, avec la commedia dell'arte–forçant ainsi la synthèse hofmannsthalienne dont nous parlions plus haut. Il est aussi le fond d'Hélène en Egypte, qui mêle les situations wagnériennes à leur remise en question offenbachienne. Cette question peut encore se transporter dans un autre domaine. Qui dit néoclassicisme apollinien dit en effet plasticité. De fait, les deux artistes évoquent souvent peinture et sculpture pour exprimer leurs idées, qu'il s'agisse de l'origine grecque, de la relecture baroquisante ou néoclassique du XVIIIe siècle, ou de celle, néo-nietzschéenne, néo-baroquisante ou néoclassique du début du XXe siècle[30]. Il s'agit alors certes de qualifier un certain esprit de l'œuvre, mais également de se préoccuper du débouché direct de ces réflexions: les questions de scénographie – d'où l'importance, par exemple, d'engager les metteurs en scène Max Reinhardt ou Alfred Roller pour telle ou telle œuvre; les cantatrices Maria Jeritza ou Elisabeth Rethberg pour tel ou tel rôle. Car le degré et le registre d'hellénisme ainsi visé n'est pas forcément le même lorsque l'on fait appel à l'un(e) plutôt qu'à l'autre[31]. Quant à la question de la relation entre paroles et musique, elle s'exprime par exemple dans ceci: le souhait, plusieurs fois réitéré par les artistes, de sortir de la sphère mythico-wagnérienne signifie, parmi plusieurs données, changer les modalités de relation entre paroles et musique[32].

L'entremêlement de ces différents niveaux référentiels fait beaucoup pour le charme de ces œuvres auprès d'un public cultivé mais, à partir d'un certain niveau de complexité, la lecture menace d'être brouillée. On finit par ne plus savoir quelles étaient les véritables intentions des auteurs, ni même s'ils ont réussi à les mener à leur terme (ou s'ils n'ont pas plutôt été rattrapés par leurs vieux démons – notamment leur grande difficulté, quoiqu'ils en disent, à prendre définitivement congé d'un modèle wagnéro-mozartien). Le finale d'Ariane à Naxos, ainsi, bascule entièrement dans la sphère statique-héroïque et Hélène en Egypte semble dans son ensemble souffrir de cette tentative de faire coïncider en une même œuvre autant de niveaux de référencialité esthétique – dont certains se montrent franchement contradictoires.


Mythomanie et mythoclastie européennes

L'enchevêtrement des modèles esthétiques et philosophico-historiques a en outre pour corollaire un double mouvement européen de mythomanie (gonflement de l'obsession mythique) puis de mythoclastie (défiance à l'égard du mythe) ou, à défaut, de redéfinition profonde de la mission dévolue au mythe. Au centre de ce débat, et à ces deux extrémités chronologiques, l'héritage du mythe wagnérien d'une part, et sa récupération par l'esthético-politique nazie de l'autre. Un des exemples les plus radicaux de cette mythoclastie est celui donné par Kurt Weill dans son grand texte de 1929 intitulé «La pédagogie comme fer de lance de la politique musicale», et qui commence par: «Ecrivez! L'époque des dieux et des héros est révolue.»[33] De façon plus générale sont demandés, par exemple chez T. Mann, une «méditerranéisation» du mythe, et un dégonflement de sa puissance édifiante par l'usage de la psychologie et de l'ironie[34]. Broch, enfin, distingue le processus d'auto-information mythique propre aux nazis, et la nécessité de produire, a contrario, le mythe qui soit véritablement fidèle aux temps présents dont il doit rendre compte[35].

Nous n'avons pas choisi les exemples de Weill, Mann et Broch au hasard. Ces trois artistes ne sont guère favorables à Strauss et Hofmannsthal, ou, à tout le moins, font de leur trajectoire des «cas» exemplaires par l'intermédiaire desquels il est possible d'interroger le devenir problématique de l'esprit européen. Ce qu'il nous faut ici, c'est comprendre – en-dehors même de l'opportunisme scandaleux dont Strauss a fait preuve en acceptant les honneurs que lui faisaient les autorités nazies- la nature du «problème» esthétique et politique représenté par ces deux figures.

Le reproche du retrait esthétisant, sourd à toute considération extérieure – critique qui a été souvent faite à Strauss et Hofmannsthal – ne nous semble pas entièrement juste. D'abord le mouvement de critique de la germanité, de rééquilibrage de la profondeur par la forme, de mise à distance de la croyance mythique par la psychologie et l'ironie –les deux conçus comme une affaire de salubrité spirituelle et culturelle- a bien été accompli par les deux artistes. Hofmannsthal, ainsi, n'a cessé de revendiquer cette nécessité de méditerranéiser la culture germanique, à laquelle, en outre, il s'en prend plus d'une fois en raison de sa lourdeur romantico-métaphysique non exempte de traits prosaïques. De même et plus largement, il s'est toujours employé à rappeler le besoin –en forme d'extrême urgence – de réunifier une ultime fois la culture européenne à partir de son héritage antique. Cette nécessité fait chez lui appel au mythe et prend à son tour la forme d'un mythe, non pas édifiant mais essentiellement critique. Ce que nous apprenait déjà, en 1909-1914, le texte intitulé Les instants grecs, est que la renaissance du monde hellénique ne peut se faire que sous le signe paradoxal d'un inexorable adieu[36]. Strauss, de son côté, se dit dans la lignée de Mozart: un artiste qui synthétiserait parfaitement les héritages méditerranéen et l'héritage nordique, contrairement aux types de l'Allemand bohème latinisé (il s'agit peut-être ici de Wolf-Ferrari) ou du Boche («celui que les nationalistes allemands extrémistes encensent comme le messager de « l'âme allemande »», représenté par Pfitzner)[37].

Ensuite, leur relation au mythe ne s'est jamais montrée totalement imperméable à une évolution contextuelle profonde de l'Europe dans la première moitié du siècle. Ainsi, Hélène en Egypte veut rendre compte de la nécessité, après la Première Guerre mondiale, de divertir[38] et, pour se faire, d'alléger le mythe (il est question d'évoquer la possibilité d'une Hélène en-dehors d'une Europe marquée à jamais par la guerre de Troie)[39]. C'est qu'après ce conflit, toute «référence» (musicale, littéraire, etc.) échappe nécessairement au risque de l'esthétisation gratuite, et devient de facto un signe de culture et d'interrogation sur la culture. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, elle est un mode de reconstruction de l'édifice culturel en ruines[40]. Quant aux derniers opéras mythologiques, ils ont pour vocation de maintenir ferme l'idéal d'une culture de haut rang, dont les deux artistes seraient par excellence les garants et les gardiens[41]. Ainsi, dans le mythe de Daphné, l'image de la transformation et de l'éternisation en laurier constituerait l'expression même d'un désir de pérenniser l'art, en le plantant au milieu d'une culture en pleine déréliction[42].


Une Arcadie à la dérive

Alors pourquoi, malgré ce mouvement, les opéras mythologiques de Strauss demeurent-ils problématiques? Essentiellement pour des raisons de réception. Tout d'abord, à un premier niveau, la crainte exprimée par Zweig d'une inadéquation entre l'œuvre faisant appel à la mythologie et cette mutation que connaît la culture dans l'Europe contemporaine – radicale puisqu'elle signalerait pour la première fois une rupture avec le socle des valeurs humanistes, désormais devenues opaques au plus grand nombre – n'a pas été entendue par Strauss[43]. Au contraire, les positions que celui-ci tient à l'égard de la crise de la culture, mais également les réponses théoriques et artistiques qu'il prétend apporter à son encontre, creusent autour de son œuvre une forme de porte-à-faux à caractère anachronique. Le royaume de culture que Strauss prétend, sur son simple nom et sa seule œuvre, symboliser, n'est plus un îlot de résistance –ni même de simple conservation – suffisamment actif pour être compris et interprété comme tel. Et cette confiance crispée en la puissance de la culture trahit même, eu égard aux événements, une forme d'orgueil aveugle et irréaliste. L'Europe n'est plus prête ni apte à entendre la mission profonde qu'il dit assigner à ses œuvres. D'autant que sa position tout autant publique qu'esthétique – marquée pour l'une par la compromission, pour l'autre par une certaine forme de réaction – ne rend pas très lisible la clarté d'une éventuelle «situation» de l'œuvre, quand bien même exprimée dans l'apolitisme.

Du coup, l'aveu de vigilance à l'égard de la reprise du mythe à l'époque moderne, qui est d'ordre strictement esthétique – à la fois contre une avant-garde trop radicale, qui réduit ce mythe à néant, et une réaction trop agressive, qui, elle, y adhère encore pleinement dans toute sa force esthético-politique – se conforte, se redouble et s'autonomise encore davantage dans sa complétude esthétisante. Servie par des matériaux (livrets et partitions) qui trouvent paradoxalement leur historicité dans un certain refus d'historiciser l'art (donc dans une forme de glissement hors de l'art en tant qu'histoire), l'Arcadie straussienne représentée dans ses œuvres n'adhère plus au monde tel qu'il va, monde dont elle était pourtant, à sa manière, censée rendre compte. Elle s'en détache peu à peu pour dériver loin de lui, et libérer ses charmes et ses enseignements pour elle seule. La féerie d'Hélène, l'idylle bucolique de Daphné, la pluie d'or de Danaé, étincèlent en autarcie. Et le public, embarqué pour Cythère, n'est plus en rapport avec son temps. Construites à partir de l'Europe passée, pour l'Europe présente, ces fables ne sont plus que des utopies – des non-lieux européens.

Pire: cette lucidité quant à la question de la création à l'époque moderne, quant à la gestion et la mise en œuvre d'un héritage – montrée en acte dans l'œuvre elle-même- se retourne en réalité contre cette dernière. Hofmannsthal et Strauss, en effet, se sont régulièrement dits en quête de «décor». Pour eux, à travers l'opéra, et tout particulièrement l'opéra mythologique, s'exprime une volonté de «mise en décor» de la culture européenne embrassée dans tous ses aspects mais aussi toute sa cohérence et son unité. Par là, et à l'encontre d'une contemporanéité nourrie de «sens historique et ethnographique», ils réitèrent et s'emploient à concrétiser un ultime désir de synthèse et d'universalité[44]. Dans ce cadre, l'«ornement» a une valeur autant éthique qu'esthétique, que le modèle grec permet de définir. Il a partie liée avec le détail, certes, mais, dans la mesure où s'effectue par son intermédiaire la saisie d'un moment de vie pris dans la beauté de son effervescence organique, il a également affaire au tout. De surcroît, l'ornement est le lieu même où, selon Hofmannsthal, s'exprime et s'essentialise l'intention de l'artiste dans ce qu'elle a d'idiosyncrasique. Le problème est que cette quête esthétique, éthique et culturelle pratiquée à travers l'aspiration au «décor» et à «l'ornement» s'est – par elle-même, et surtout en contexte – dégradée pour finir par se renverser en son contraire. Un tel mouvement est latent chez les artistes, mouvement toujours plus ou moins dépassé et transcendé par leur génie propre ; mais il est en acte, dans le monde qui reçoit leurs œuvres. La quête de la beauté devient refus d'un certain principe de réalité ; l'ornement n'est plus l'expression d'un vitalisme post-nietzschéen mais se dégrade en refuge maniériste; le trait «décoratif» qui la caractérise n'est plus entendu pour ce qu'il signifie mais consommé pour lui-même. L'ensemble est alors vu comme une absence de style tout à fait problématique. Benjamin a qualifié certaines caractéristiques de l'œuvre de Hofmannsthal comme étant celles d'un sublime «faussaire»[45]. Dans son fameux essai intitulé Hofmannsthal et son temps (Hofmannsthal und seine Zeit, 1955), Broch parle de cette absence de style caractéristique selon lui de la «Vienne 1900», du vide des valeurs qu'il traduit, et dont le signe est justement l'aspiration au «décor»[46]. Et, dans un texte célèbre intitulé «Ornement et crime» («Ornament und Verbrechen», 1908), l'architecte Adolf Loos associe de façon provocante l'ornement au crime. L'aspiration au décor est d'autant plus équivoque qu'elle prend le visage le pire, tout à la fois étincelant, stylisé, anhistorique, décoratif et compilatoire: celui de l'opéra[47]. Hofmannsthal constitue selon Broch tout à la fois le contrepoids et la quintessence sublime de cette réalité d'époque. En quoi il n'est pas éloigné, dit Broch, de Wagner lui-même. Wagner et Hofmannsthal attribuaient en effet à la scène la valeur d'un rêve à caractère heuristique. Mais Hofmannsthal a plus d'une fois évoqué les dangers propres à ce rêve: son évanescence même et une esthétisation vide de contenu. Double leurre: avec Strauss et Hofmannsthal, le «décor d'opéra» est donc à la fois sur scène, dans la salle, dans le monde, et dans la vision du monde. C'est cela le «kitsch», dans l'acception la plus élevée et néanmoins la plus tragique que l'on peut attribuer à cette notion.


Timothée Picard (Rennes II)


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[1] «direktor: Ihr wart doch selbst gegen die Mythologie.», Strauss, Richard et Krauss, Clemens, Capriccio, L'Avant-Scène Opéra (désormais abrégé ASO) n° 152, trad. Bernard Banoun. Capriccio (1942) se déroule à la fin du XVIIIe siècle, à l'époque de la querelle des Gluckistes et de Piccinnistes. Dans cette «conversation en musique» («Konversationsstück für Musik»), les personnages en présence débattent sur la question de savoir ce que doit être l'opéra idéal. Chacun est le représentant et le défenseur d'un art, ou d'une vision de l'art. A l'horizon de l'œuvre: l'opéra à venir, qui n'est autre que celui auquel on vient d'assister. La Roche, directeur de théâtre, joue dans ce cadre un rôle capital: c'est lui qui rassemble et effectue la conciliation entre des forces éparses et parfois antagonistes. Démiurge, il prend à charge, dans une longue tirade, certains des avis et positions de Strauss (fin de la scène IX).

[2] C'est sur cette phrase que se clôt un article à caractère programmatique qu'Hofmannsthal écrivit au moment de la création d'Hélène en Egypte. Juste avant, il explique que le mythe constitue selon lui un des meilleurs moyens d'interroger le présent: «Car s'il est quelque chose, ce présent, il est mythique –je n'ai pas d'autre expression pour qualifier une existence qui s'accomplit devant des horizons si immenses, le fait que nous soyons baignés par les siècles, que l'Orient et l'Occident entrent à flot dans notre Moi, pour qualifier cette immensité intérieure, cette folle tension intérieure, cet ici et ailleurs qui est la marque de notre vie.» (Hugo von Hofmannsthal, Sämtliche Werke, Kritische Ausgabe XXXI, Frankfurt / M., S. Fischer Verlag, 1991, p. 227 : «Machen wir mythologische Opern, es ist die wahrste aller Formen.»; «Denn wenn sie etwas ist, diese Gegenwart, so ist sie mythisch – ich weiβ keinen anderen Ausdruck für eine Existenz, die sich vor so ungeheuren Horizonten vollzieht –für dieses Umgebensein mit Jahrtausenden, für dies Hereinfluten von Orient und Okzident in unser Ich, für diese ungeheure innere Weite, diese rasenden inneren Spannungen, dieses Hier und Anderswo, das die Signatur unseres Lebens ist.»)

[3] Sur les réticences de Zweig à l'égard des opéras mythologiques, on peut renvoyer à deux extraits de sa correspondance. Richard Strauss – Stefan Zweig – Joseph Gregor, Correspondance 1931-1936, édition française établie, présentée et annotée par Bernard Banoun, Flammarion, Harmoniques, 1994 (Richard Strauss – Stefan Zweig, Briefwechsel, Frankfurt / M., S. Fischer Verlag, 1957), Z > S, 17 juin 1934, p. 112(p. 67) : «Quant au sujet d'Achille, je suis malheureusement sceptique avec Hélène égyptienne vous avez déjà dû sentir que les personnages de l'Antiquité, qui vont de soi pour nous, n'existent plus du tout pour la culture non humaniste d'aujourd'hui. Tout l'éclat qui émane pour nous de ces noms est éteint pour ces gens-là, et ils n'ont même pas honte de leur ignorance.» Et aussi, Z > G, 3 septembre 1935, p. 236 (p. 132) : «Je considère Daphné comme une chance unique. Avant d'en connaître plus que le titre, j'y étais, instinctivement, fortement opposé. Je considérais toute mythologie comme trop abstraite pour notre monde sans culture et je craignais un texte semblable aux anciens opéras italiens.» Au contraire, quinze années plus tôt, Hofmannsthal considère encore la mythologie comme faisant partie du bagage culturel d'un spectateur moyen. Richard Strauss – Hugo von Hofmannsthal, Correspondance 1900-1929, préface et traduction de Bernard Banoun, Paris, Fayard, 1992 (Richard Strauss – Hugo von Hofmannsthal, Briefwechsel, hrsg. Willi Schuh, München, Piper Verlag, 1978 [1952], nous donnons à chaque fois entre parenthèses la page de l'édition allemande) H >S, 23 juillet 1911, p. 139(p. 139) : «Ici, dans Ariane, le public se voit offrir d'emblée, dans le charme stylistique de cet opéra, avec son mélange bizarre de l'héroïque et du buffo, ses vers joliment rimés, ses numéros musicaux, avec ce qui n'est apparemment qu'un jeu de marionnettes, une chose à laquelle il peut se laisser prendre comme un enfant. Ainsi, j'ai volontairement traité l'action principale de telle façon qu'elle semble tout à fait familière à l'auditeur moyen; Ariane, abandonnée par Thésée, consolée par Bacchus, en un mot, Ariane à Naxos, c'est un peu comme Amour et Psyché, quelque chose que chacun se représente, fût-ce sous forme de ces figurines de plâtre que l'on pose sur le rebord de son poêle.»

[4] Egalement traducteur de sa correspondance avec ses librettistes, Bernard Banoun a écrit l'étude de référence en langue française sur L'Opéra selon Richard Strauss, Paris, Fayard, 2000.

[5] Sur cette œuvre précisément, voir Christiane Chauviré, Hofmannsthal et la métamorphose : variations sur l'opéra, Combas, Éd. de l'Éclat, 1991.

[6] Sur cette œuvre précisément, voir Eva-Maria Lenz, Hugo von Hofmannsthals mythologische Oper « Die Ägyptische Helena », Tübingen, M. Niemeyer, 1972.

[7] Sur le modèle de l'opérette à l'époque d'Hélène en Egypte, nous renvoyons à plusieurs passages de la correspondance. H > S, le 22 septembre 1923(p. 452 / p. 495) : «Je crois, j'espère, qu'Hélène vous donnera plus de joie et conviendra mieux à votre main que vous ne l'attendez. J'ai longtemps réfléchi au mélange des styles, au ton juste et enjoué qui doit être celui du recitativo accompagnato – j'ai cherché activement à faire revivre pour moi ce que Le Chevalier et le prologue d'Ariane ont de plus plaisant-, mais j'ai veillé aussi à ménager une profusion d'airs; tout est conçu sous forme de petites mélodies, dans un style beaucoup plus léger que l'opéra Ariane. Le mot opérette résume tout cela, si on le prend dans une acception peu courante et quelque peu archaïque. Au deuxième acte, j'ai donné une place de choix aux danses et aux chœurs, et j'espère – grâce à votre enseignement – construire avec art un finale qui ne soit point massif ni factice, comme dans La Femme sans ombre, mais léger et éclatant, comme lorsque des bouquets de fleurs jaillissent d'un feu d'artifice.» Et encore, H > S, le 16 octobre 1923(p. 456 / p. 499) : «L'important est que le tout reste léger. C'est un sujet héroïque,mais traité sur le mode de la comédie; cela doit déterminer le style de bout en bout, même là où le détail du texte pourrait inciter à glisser dans le « drame musical » (mais seul moindre que vous commettrait cette erreur). Si cela se produisait, tout serait perdu.»

[8] Idem (Ibid., p. 500): «[…] pour le Coquillage: il doit être vraiment drôle et merveilleux! Quand je parle de gargouillement, je pense toujours à un bruit comme celui de l'eau qui « parlerait » dans un tuyau. Il n'est pas absolument nécessaire qu'on le comprenne – il pourrait être comique qu'on le comprît aussi mal qu'une voix au téléphone quand on se tient un peu à distance – il suffira que la servante répète tout ce qu'il dit.»

[9] Une telle évolution est déjà très perceptible dans ce propos, H > S, début janvier 1924(p. 466/ p. 509) : «Cette prose est trop légère, trop proche de l'opérette; tout le contenu en est donné plus tard avec une clarté suffisante; et de cette façon (si nous commençons par le petit air), nous restons dans le style tel qu'il vaut désormais pour le tout; je n'avais pas encore pleinement conscience, au moment où je commençais à écrire, de ce que le second acte atteint un lyrisme élevé. Cependant, tout ce qui reste de comédie et de conversation est très précieux; c'est ce côté double, à mi-chemin entre l'héroïque et le comique, qui donne au genre sa nouveauté et à l'ouvrage sa délicate valeur.»

[10] Sur les relations de Strauss avec les autorités nazies, son arrivée à la présidence de la Reichsmusikkammer, puis sur «l'affaire» de La Femme silencieuse (qui, engageant directement la collaboration entre Zweig et Strauss, eut pour effet une distension des liens entre le compositeur et lesdites autorités), voir la préface de Bernard Banoun à Richard Strauss – Stefan Zweig – Joseph Gregor, Correspondance 1931-1936, op. cit., p. 19-46.

[11] Sur cette oeuvre précisément, voir Martina Steiger, «Die Liebe der Danae» von Richard Strauss : Mythos, Libretto, Musik, Mainz, London, Paris, Schott, cop. 1999.

[12] Sur cette question, voir par exemple Christiane Chauviré, «Du mythe grec au mystère de la Verwandlung: Ariane ou la défaite de Dionysos, in Hugo von Hofmannsthal, Jean-Yves Masson (dir.), Sud, Hors-Série 1990, Marseille, 1991, p. 201-216.

[13] Le 14 juillet 1911, Strauss demande à Hofmannsthal de simplifier le finale d'Ariane à Naxos, afin qu'il puisse, tout comme à l'époque d'Elektra, répondre aux enjeux et défis d'un finale en bonne et due forme, et emporter la mise auprès du public. Acculé, Hofmannsthal résiste dans une lettre capitale qui résume certains des enjeux les plus importants de sa pensée. H > S, mi-juillet 1911,p. 135 (p. 134) : «Il sera certainement possible de faire un crescendo pour le finale, de la façon que vous indiquez; mais avant que nous ne nous mettions d'accord sur le combien et le comment de ce crescendo, je voudrais tenter d'exprimer en quelques phrases les idées, ou le contenu, de ce petit poème. Il s'agit d'un problème vital, simple et immense: celui de la fidélité. Se retenir à ce qui est perdu, persister éternellement, jusqu'à la mort – ou bien vivre, continuer à vivre, aller plus loin, se métamorphoser, renoncer à l'unité de l'âme tout en restant soi-même dans la métamorphose, être toujours un homme, sans descendre au rang de l'animal dépourvu de mémoire: tel est le thème fondamental d'Elektra, la voix d'Electre contre celle de Chrysothémis, la voix héroïque contre la voix humaine. Ainsi, le groupe des héros, demi-dieux et dieux – Ariane, Bacchus, (Thésée) – se tient en face du groupe humain, rien qu'humain, de la frivole Zerbinetta et de ses compagnons, ces vulgaires masques de la vie. Zerbinetta est dans son élément lorsqu'elle folâtre de l'un à l'autre, Ariane, elle, n'a pu être l'épouse ou l'amante que d'un seul homme, elle ne peut être abandonnée, quittée, que par un seul homme. Mais une chose demeure, même pour elle: le miracle, le dieu. Elle se donne à lui car elle le prend pour la Mort: il est à la fois la mort et la vie, il lui dévoile les profondeurs insondables de sa propre nature, il fait d'elle une enchanteresse, une magicienne qui a métamorphosé la pauvre petite Ariane, il lui révèle magiquement, ici-bas, l'au-delà; tout en la métamorphosant, il lui permet de rester elle-même. Mais ce qui est un véritable miracle pour les âmes divines n'est, pour l'âme terrestre de Zerbinetta, que le quotidien. Dans l'aventure d'Ariane, elle voit uniquement ce qu'elle est à même de voir: un nouvel amant chasse le précédent. Les deux mondes que représentent ces âmes sont réunis ironiquement à la fin, et c'est pour eux la seule façon de l'être: par l'incompréhension. Quant à Bacchus, sa place dans cette aventure d'Ariane, ce monologue d'une âme solitaire, n'est pas celle d'un deus ex machina, car lui aussi fait une expérience essentielle: vierge, jeune, inconscient de sa propre divinité, il va, au gré du vent, d'une île à l'autre. Sa première aventure est celle de tout un chacun: appelez-la une cocotte, appelez-la Circé. Pour les forces jeunes, vierges et infinies de son âme, le choc en est immense: s'il était Arlequin, ce ne serait là que le premier maillon d'une longue chaîne; mais il est Bacchus, le prodige de l'expérience érotique vient à sa rencontre, tout se dévoile à ses yeux, en un seul éclair: le fait de devenir animal, la métamorphose, sa propre divinité. Il s'échappe ainsi des bras de Circé, sans avoir été métamorphosé… mais pas non plus sans une blessure, un désir, un savoir. Comment cela l'atteindra, de trouver l'être qu'il peut aimer, l'être qui le méconnaîtra mais, dans cette méconnaissance, se donnera tout entier à lui, saura lui dévoiler tous ses charmes, se confiera totalement à lui comme à la mort seule on se confie, tout cela, à un artiste tel que vous, je n'ai pas besoin de le dire avec des mots.»

[14] Suite à l'absorption successive de plusieurs philtres, Ménélas est confronté à différentes «images» d'Hélène dont il lui est de plus en plus difficile de retrouver le dénominateur commun. L'accepter, c'est accepter la métamorphose perpétuelle, vivante et féconde, des individus et des relations.

[15] Citons par exemple H > S, 28 mai 1911, p. 127 (p. 125). Hofmannsthal et Strauss n'ont pas du tout la même conception des enjeux d'Ariane à Naxos. Le premier insiste sur l'importance psychologique de la relation entre Ariane et Bacchus et considère «le jardin classique» qui en est le cadre comme une couleur locale transposée sur le plan formel; l'autre insiste sur la nécessité du morceau de bravoure (qu'Hofmannsthal appelle «fioritures» nécessaires pour séduire le public).

[16] Dans une section intitulée «Strauss-Hofmannsthal: l'idéal, les enjeux, la pratique», Bernard Banoun fait le point sur le sujet de cette tension créatrice entre deux personnalités artistiques antagonistes et complémentaires (L'Opéra selon Richard Strauss, op. cit., p. 51-78). Un des éléments du débat, que nous avons analysé dans le cadre d'une réflexion sur l'influence de Sardou (à paraître dans Victorien Sardou, cent ans après, Guy Ducrey [dir.], PUS, 2007), porte sur une question qui nous concerne directement ici: l'articulation entre opéra à sujet historique et opéra à sujet mythologique –avec les conséquences esthétiques et éthiques primordiales qu'Hofmannsthal, au contraire de Strauss, lui associe. Pour Hofmannsthal, le drame historique à la Sardou, plébiscité par Strauss, est sous-tendu par une vision purement décorative de l'histoire, sans conscience critique, alors que le mythe, on l'a vu, permet seul d'interroger véritablement le présent. Le 16 juin 1906,Strauss écrit ainsi à Hofmannsthal (p. 35 / p. 25) : «Que diriez-vous d'un sujet tiré de la Révolution française? Le 9 Thermidor de Sardou m'est chaleureusement recommandé par des personnes autorisées: je ne le connais pas, et je me méfie pour le moment d'un tel sujet à la grand opéra!» Le compositeur, à la vérité, n'a pas spécifiquement de préventions à l'encontre de Sardou. Bien au contraire, s'il emploie de telles précautions, c'est qu'il sait que son «côté Sardou» n'est précisément pas au goût de son librettiste. La référence à Sardou occupe de fait une place importante dans l'échange entre les deux artistes. Strauss relance périodiquement Hofmannsthal au sujet d'un projet d'opéra sur un texte de Sardou ou «à la Sardou». Hofmannsthal diffère un tel type de projet, expliquant que, s'il reconnaît le talent et l'énergie de Sardou, il considère son esthétique comme incompatible avec les exigences nouvelles de la scène lyrique. Un quart de siècle après les premiers échanges, les deux collaborateurs se disputent encore à propos de la notion de «couleur historique». Hofmannsthal écrit ainsi à Strauss le 16 juillet 1927(p. 522 / p. 581) : « Dans ma tragédie La Tour, j'ai tenté une nouvelle fois de créer une « atmosphère», historique et supra-historique: ce sont des choses immensément complexes, et votre esprit est (par nature) fermé à la complexité de ces choses-là; vous ne pouvez comprendre, c'est absolument impossible, pourquoi les librettistes de Puccini (au demeurant extrêmement habiles et très dignes d'estime) n'ont aucune difficulté à « reprendre » une atmosphère « historique » comme celle de Tosca ou de La Bohème, à extraire d'un roman ou d'une pièce de Sardou une telle atmosphère et à se l'approprier (ce qui est tout à fait autorisé, légitime); tandis que pour moi qui suis contraint de par ma nature (de par ma nature, et non par je ne sais quel orgueil) à produire quelque chose qui forme un tout, pour moi, ce sont des tâches très complexes et ardues qui ne peuvent réussir que dans des circonstances bien particulières.» Ce qui est en jeu, on l'aura compris, c'est la différence qualitative qui sépare le faiseur, habile manipulateur des «atmosphères historiques», et l'artiste mû par un principe de nécessité intérieure, artiste qui doit ressusciter la vie authentique, avec son esprit et sa poésie. Le 28 octobre 1927, Hofmannsthal ajoute (p. 540 / p. 595) : «Cher Docteur Strauss, Je crois vous avoir écrit hier un peu grossièrement et violemment. Pardonnez-moi! mais vraiment, il en va ici de la vie et de la mort! Je ne suis pas un dramaturge primaire comme Schiller et Sardou; si je l'étais, vous seriez sauvé (…ou bien, cela ne m'aurait peut-être jamais intéressé d'écrire pour la musique, et nous ne nous serions jamais rencontrés!).» Ce qui n'empêche pas Strauss de revenir à la charge le 2 août 1928(p. 589 / p. 655) : «Il y a un an, je vous avais demandé un grand tableau culturel dans le goût des Maîtres Chanteurs. Alors si je ne peux pas l'avoir, j'aimerais au moins un peu de Scribe, de Sardou, ou même de Lortzing, drapé dans du Hofmannsthal!», ce à quoi Hofmannsthal répond le 5 août 1928(p. 589 / p. 656) : «[…] je possède ce qui fait défaut à ces deux-là[Scribe et Sardou] : le don d'insuffler aux personnages le fluide de la vie. On a forgé pour le théâtre de Sardou la définition suivante: la vie par le mouvement; à quoi les naturalistes opposèrent leur devise: le mouvement par la vie. Or le but est de réunir les deux.» Dans son essai sur Hélène en Egypte de 1928, il ramasse sa pensée et tire un trait sur l'ensemble du vérisme, de même que sur une partie de l'opéra du XIXe siècle –un opéra qui a établi la victoire de «l'élément d'intrigue» sur l'élément poétique, de la métamorphose extérieure sur la métamorphose intérieure.

[17] H > S, 13 décembre 1912, p. 195-196 (p. 208).

[18] Ariane à Naxos ne «fonde» rien, au contraire de l'œuvre de Monteverdi. Dans sa lettre du 23 juillet 1911 déjà citée (p. 139 / p. 139), Hofmannsthal compare les personnages mythiques de son œuvre à «ces figurines de plâtre que l'on pose sur le rebord de son poêle.»

[19] Sur ce point, voir par exemple Jacques Le Rider, Hugo von Hofmannsthal, Historicisme et modernité, Paris, PUF, Perspectives germaniques, 1995, en particulier l'introduction «Défaillance de l'historicisme et invention d'une tradition», p. 1-38; Jean-Yves Masson, Hofmannsthal, renoncement et métamorphose : essai, Lagrasse, Verdier, 2006; Heinz Hiebler, Hugo von Hofmannsthal und die Medienkultur der Moderne, Würzburg, Königshausen und Neumann, 2003.

[20] Par exemple ce mot de S > H, 1 juin 1925, rend compte d'un certain idéal néo-classique (p. 493 / p. 541) : «Dans Hélène, je suis bloqué depuis longtemps à l'entrée d'Altaïr, et je n'avance pas. Je veux donner à l'ensemble le style pur et décanté de l'Iphigénie de Goethe; et là, justement pour l'entrée des fils du désert, il est difficile de trouver une musique qui soit encore assez caractéristique pour des oreilles de 1925 sans tomber dans le prétendu réalisme de Salomé, voire dans les excentricités des modernes […]».

[21] Lorsqu'il est question dans la lettre H > S, 25 mai 1911 (p. 125 / p. 122), de faire revivre, avec Ariane à Naxos, une certaine tradition de l'opera seria, les exemples donnés sont Gluck et Mozart (La Clémence de Titus et Idoménée). Encore à l'époque d'Hélène, Hofmannsthal souhaite que Strauss compose un finale dans le style de Haendel ou Gluck (H > S, 30 juin 1925, p. 493 / p. 542).

[22] H > S, 12 février 1919, p. 405 (p. 441), Hofmannsthal retire l'invention de l'opéra et de l'œuvre d'art totale des mains de Wagner (la sphère germanique) pour la replacer dans celles des compositeurs italiens du début du XVIIe siècle (la sphère méditerranéenne, plus directement reliée à l'héritage antique): «L'opéra est une œuvre d'art totale, et pas seulement depuis Wagner (qui se contenta, avec beaucoup d'audace et d'impertinence, de reprendre subjectivement des tendances ancestrales de notre civilisation), mais depuis sa naissance glorieuse, au XVIIe siècle, et en vertu de sa tendance fondamentale: faire renaître l'œuvre d'art totale de l'Antiquité.»

[23] S > H, 5 juin 1916 (p. 320 / p. 344), Strauss se rêve Offenbach du XXe siècle, un modèle devenu d'autant plus nécessaire en ces temps de détresse: «vous me comprendrez et vous verrez que je suis très doué pour 1'opérette – et comme ma veine tragique est plutôt épuisée et qu'il me semble pour l'instant assez bête et puéril de montrer du tragique au théâtre après cette guerre, je voudrais activer ce talent indomptable (ne suis-je pas désormais le seul compositeur possédant de l'humour, de l'esprit et un vrai talent pour la parodie?). Eh oui, je me sens la vocation de devenir l'Offenbach du XXe siècle, et vous serez mon poète et devez l'être. Hélène et Orphée d'Offenbach ont raillé jusqu'à les rendre absurdes les ridicules du « grand opéra ». Ce que je demande, quand je vous bouscule avec mes idées fantaisistes que vous prenez si mal, c'est une parodie politico-satirique virulente. Pourquoi en seriez-vous incapable?». Le 11 juin, Hofmannsthal avoue que, pour lui aussi, Offenbach constitue un modèle inavoué et désiré. C'est une conversion qui a lieu ici, car, au début des années 1910, quand il s'agit de caractériser Le Chevalier à la Rose (Der Rosenkavalier, 1911) d'un point de vue générique, Strauss utilise Offenbach comme repoussoir afin que leur propre œuvre ne soit pas appelée «opéra burlesque» (S > H, 7 septembre 1910, p. 107 / p. 102).

[24] Voir Bernard Banoun, L'Opéra selon Richard Strauss, op. cit, p. 458 et 463.

[25] Bernard Banoun écrit ainsi, Ibid., p. 77: «Strauss composa Les Ruines d'Athènes, une « festivité » classicisante de caractère officiel où Strauss et Hofmannsthal associent la musique de scène de Beethoven pour cette pièce de Kotzebue à des extraits de son ballet Les Créatures de Prométhée, témoin d'un raidissement conservateur face aux expérimentations esthétiques des années 1920.»

[26] Dans la correspondance entre Zweig et Strauss, il est fait référence à Monteverdi dans les lettres Z > S, 15 avril 1935, p. 149 (p. 108) et S > Z, 25 mai 1935, p. 180 (p. 137). Dans La Femme silencieuse (III, 3), Aminta est censée chanter un extrait du Couronnement de Poppée (Acte II, scène 4), mais il s'agit en réalité, sous la plume de Strauss, d'une réinvention de ce passage.

[27] Capriccio, ASO, op. cit., p. 94 et 95. On l'aura compris: ces trois sujets sont précisément ceux sur lesquels Strauss a composé des opéras. De la même façon que, dans Don Giovanni de Mozart, une page des Noces de Figaro donnée pendant le souper final engendre ce commentaire:«celle-ci, je ne la connais que trop» («Questa poi la conosco pur troppo»), de même Flamand répond à la suggestion d'Olivier d'écrire un opéra sur le sujet d'Ariane à Naxos: «trop souvent composé» (Olivier, zur Gräfin: Wie würde Euch «Ariadne auf Naxos» gefallen? Flamand: Schon zu oft komponiert»). La Roche ajoute, ironique: «L'occasion bien connue pour de nombreux et très longs airs de déploration» («Die bekannte Gelegenheit zu sehr vielen langen Trauerarien»). Strauss a en effet sacrifié en pleine connaissance de cause à cette tradition qui remonte à Monteverdi dans la fameuse scène d'Arianeà Naxos qui s'ouvre par ces mots: «Il est un royaume» («Es gibt ein Reich»). Flamand enchaîne en évoquant le sujet de Daphné, qui provoque, chez Olivier cette réaction: «Une fable attrayante, mais extrêmement difficile à représenter: la métamorphose de Daphné en arbre éternel du dieu Apollon» («Eine verlockende Fabel, doch äuβerst schwierig darzustellen: Daphnes Verwandlung zum ewigen Baum des Gottes Apollo». A quoi Flamand répond –clin d'œil au morceau de bravoure que constitue, sur le plan de la composition orchestrale, la scène de transformation qui clôt l'opéra de Strausssur ce sujet : «Le miracle des sons peut l'exprimer» («Das Wunder der Töne kann sie gestalten!»).

[28] Idem: «Schon wieder Nymphen und Schäfer, Götter und Griechen !». Le Comte ajoute : «Il n'y manquait plus que la guerre de Troie» («Es fehlte nur noch der trojanische Krieg! »), référence cette fois à Hélène en Egypte, à la mise en parallèle entre la guerre de Troie et la Première Guerre mondiale, que Strauss refuse de pratiquer à l'heure de la Seconde.

[29] Ibid., p. 88: «Wo sind die Werke, die zum Herzen des Volkes sprechen, die seine Seele widerspiegeln ? Greise Priester und griechische Könige aus grauer Vorzeit, Druiden, Propheten schreiten gleich Schemen aus den Kulissen. Ich will meine Bühne mit Menschen bevölkern ! Mit Menschen, die uns gleichen, die unsere Sprache sprechen !» Dans ce passage, La Roche se présente en «serviteur des lois éternelles du théâtre» («Ich diene den ewigen Gesetzen des Theaters»), en gardien de la tradition sacrée, et s'en prend aux «pâles esthètes qui se rient de la tradition et ne créent rien de neuf» («Nur blasse Ästheten blicken mich an: sie verspotten das Alte und schaffen nichts Neues!»). Propos passionnants, en ceci qu'ils mettent en abyme et interrogent le propre parcours mené par Strauss en compagnie de Hofmannsthal, les ambiguïtés irrésolues posées, dans le contexte des années 1940, par une œuvre comme Capriccio et par un compositeur comme Strauss. On ne sait si ces propos prennent la forme d'une autocritique ou d'un éloge paradoxal.

[30] Voici par exemple ce qu'écrit Hofmannsthal à Strauss à propos des décors d'Ariane à Naxos, en une réflexion qui, en outre, oppose les conditions de réception (et les traditions) françaises et autrichiennes de façon particulièrement signifiante, H > S, fin juillet 1924, p. 474(p. 520) : «Les Français croient avoir le monopole du XVIIIe siècle (ce que l'on appelle chez nous l'époque rococo). Or Ariane, ce mélange du grand opéra avec la commedia dell'arte, mais d'une façon telle que chacun de ces deux éléments est strictement stylisé, selon une convention qui est familière aux Français, Ariane est assurée de remporter à Paris un grand succès dès l'instant où l'on confiera les décors et la mise en scène à un peintre qui domine parfaitement le style du XVIIIe siècle – il y en a quelques-uns à Paris. Le Chevalier en revanche, ce XVIIIe siècle viennois, et absolument pas parisien, avec Ochs, ce personnage grossier, avec cet élément quelque peu rustique, l'auberge à la fin, etc., avec ce style qui hésite entre l'opéra et l'opérette, cela ne me semble pas si bien convenir pour Paris.»

[31] Alors que s'ébauche, dès 1920, un projet «Danaé», Hofmannsthal évoque ainsi la question des costumes(H > S, 30 avril 1920, p. 421 / p. 460): «Pour les costumes, figurez-vous une Antiquité tout droit sortie des ateliers viennois (et pas le sérieux de Roller), ou mieux encore, une Antiquité à la Poiret.» A l'époque d'Ariane à Naxos, nombre des propos de la correspondance entre Strauss et Hofmannsthal sont consacrés à la collaboration avec Max Reinhardt et Ernst Stern, au goût, au style, au degré de référentialité et d'historicité qu'ils sauront (et devront) apporter à leurs décors. La notion de «kitsch», assumée ou non, revient dans ce cadre plusieurs fois. La question du choix des décorateurs et des principaux interprètes prend une place encore plus cruciale au moment d'Hélène en Egypte: de ce choix dépend en effet la lisibilité en termes esthétiques et génériques de cette œuvre éminemment complexe, et donc son succès. Ainsi, H > S, 29 septembre 1927, p. 533(p. 586) : «Mais, cher Docteur Strauss, j'ai quelques inquiétudes, notamment à propos des décors, et je vous écrirai dans les jours prochains. Pour aujourd'hui, je m'en tiendrai à ceci: Lehmann, le prototype de la brave bourgeoise, pour incarner Hélène! Ce serait une erreur de distribution pire que Perron en Ochs [personnage du Chevalier à la rose]. Car un Ochs impossible ne pouvait pas mettre a mort cet opéra, tandis qu'une Hélène impossible le fera de celui-ci! Et j'apprends (par quelqu'un d'apparemment digne de confiance) que Jeritza, l'interprète née de ce rôle, revient cette année dès la fin mars et languit après un nouveau rôle. Il serait insensé de ne pas tenter l'impossible pour l'avoir.»

[32] Voir par exemple, à propos du Chevalier à la rose, H > S, 6 juin 1910, p. 96 (p. 91) : «[…] j'y trouve quelque chose de mozartien, et la possibilité de m'écarter de ces insupportables vociférations amoureuses de Wagner, aussi interminables qu'elles sont immodérées, de cette chose barbare et repoussante, presque bestiale, cette manière qu'ont deux créatures de se hurler l'une sur l'autre en pleine ardeur amoureuse, telle que Wagner la pratique.»

[33] Cf. Kurt Weill de Berlin à Broadway, trad. et prés. Pascal Huynh, Paris, Plume, 1993, p. 56. Ce texte, qui imite la rhétorique d'un cours magistral, constitue une importante critique du wagnérisme (et, dans son prolongement direct, du «straussisme»). S'il est impossible de mettre sur le même plan la collaboration entre Weill et Brecht et celle entre Strauss et Hofmannsthal, les deux couples d'artistes se rejoignent cependant complètement sur le sujet de la remise en question de l'opéra mythologique wagnérien. Les propos tenus par La Roche dans Capriccio, tels que nous les avons évoqués plus haut, ressemblent en effet fortement à ceux que Weill tient ici. Op. cit., p. 55-59: «Ecrivez! L'époque des dieux et des héros est révolue.»: «Pendant la dernière heure, nous avons parlé de la mutation de l'opéra vers le drame musical et je vous ai expliqué le concept d'œuvre d'art totale. J'écris encore une fois au tableau les noms «Richard Wagner Richard Strauss» afin qu'aucun d'entre vous n'ait d'excuse. [….] Vous vous rappelez que je vous ai lu des textes de Wagner. Là, il était toujours question de dieux, de héros et de notions curieuses comme l'éveil de la forêt, la magie du feu, les chevaliers du Graal, etc., qui vous ont paru complètement étrangères [….] Ecrivez!: L'époque des dieux et des héros est révolue. Je vous ai joué aussi la musique de Wagner et de ses successeurs. Cette musique comportait tellement de notes que je ne pouvais pas toutes les jouer, vous l'aurez noté. Vous auriez bien voulu chanter en même temps une mélodie mais cela n'allait pas. […] Aujourd'hui, il y a de nouveaux grands domaines qui intéressent tout le monde, et si la musique ne peut pas être mise à la disposition du public, elle n'a plus de raison d'être.Ecrivez!: La musique n'est plus l'affaire du petit nombre. Il a compris que l'opéra ne devait plus poursuivre sa vie romantique dans une atmosphère étrangère à son époque. Il veut arriver à ce que l'opéra s'insère dans le mouvement théâtral général de son temps, que les personnages d'opéra redeviennent des hommes vivants qui parlent une langue compréhensible de tous.»

[34] L'homme du XXe siècle selon T. Mann ne saurait plus se satisfaire du mythe présenté dans toute sa naïveté : « Dans le récit mythique tel que je le conçois, l'esprit de la narration est un esprit autonome jusqu'à l'abstraction, dont le médium est la langue en soi et en tant que telle, la langue même se posant en absolu et ne se souciant guère en définitive des idiomes et des dieux linguistiques nationaux. » («Seize années, A propos de l'édition américaine en un volume de Joseph et ses frères», texte de 1944 recueilli dans Etre écrivain allemand à notre époque, Paris, NRF Gallimard, Arcades, 1996, p. 167 / Sechzehn Jahre, in Rede und Antwort, Frankfurt/M, S. Fischer Verlag, 1984, p. 128). Le mythe –on le sait avec sa conférence sur Freud- est un puissant ferment de la création littéraire, mais à condition qu'il soit tempéré par la psychologie. Son œuvre poursuivra, tout en en prenant systématiquement le contre-pied, le mythe wagnérien. Ainsi, il le « retire des mains du fascisme », du « purin mythique nazi » pour l'humaniser jusque dans les derniers recoins du langage. Nombreux sont les propos de T. Mann allant en ce sens. Dans une lettre à Udo Rukser du 1er mars 1947, l'écrivain avance : « je suis de longue date familiarisé avec l'alliance du mythe et de la psychologie. Elle m'a toujours fasciné. Je l'ai trouvée chez Wagner, chez Nietzsche. Je l'ai mise en pratique dans mon ouvrage sur Joseph en m'appliquant à l'ôter en quelque sorte des mains de ceux qui en mésusent, les fascistes, pour la transposer sur le plan humain ». Surtout, dans l'essai « Joseph et ses frères », on peut lire («Joseph et ses frères», Etudes, Lausanne, Mermod, 1949, p. 137 / Joseph und seine Brüder, in Rede und Antwort, édition citée, p. 106) : « Le mot « mythe » a aujourd'hui mauvaise réputation : il suffit de penser au titre que le « philosophe » du fascisme allemand, Rosenberg, le précepteur de Hitler, a donné à son démoniaque manuel : Le mythe du XXe siècle. Durant ces dernières décennies, on a trop souvent mésusé du mythe en en faisant l'instrument d'une réaction obscurantiste, pour qu'un roman mythique comme Joseph n'ait pas éveillé, dès sa première apparition, le soupçon que l'auteur nageait dans les mêmes eaux. Mais il fallut bien l'en disculper quand on s'aperçut, en y regardant de plus près, que la fonction du mythe y était l'objet d'un renversement dont on ne l'eût pas cru capable. […] Le mythe dans ce livre était arraché aux mains du fascisme et humanisé jusque dans les derniers recoins du langage –si la postérité y trouve quoi que ce soit de remarquable, ce sera bien cela. ». La totalité mannienne est une totalité wagnérienne « sauvée » par ce « moins » qui la sape tout en la glorifiant : l'ironie. Ce faisant, il applique à la lettre cette déclaration de jeunesse qui ressemble fort à un acte de foi poétique : « Wagner incarne le dix-neuvième siècle, d'un bout à l'autre, il est l'artiste allemand représentatif de cette époque qui se perpétuera peut-être, dans la mémoire de l'humanité, comme une époque grandiose, et malheureuse à la fois. Néanmoins si je songe au chef-d'œuvre du vingtième siècle, je pressens quelque chose qui se distingue fondamentalement et, je crois, avantageusement, de l'œuvre wagnérienne – quelque chose d'extraordinairement logique, de très élaboré, de clair, quelque chose d'austère et de gai à la fois, d'où émane une volonté aussi forte, mais dont la nature intellectuelle est plus froide, plus noble et même plus saine, quelque chose qui ne recherche pas sa grandeur dans le colossal baroque ni sa beauté dans l'ivresse – un nouveau classicisme doit naître, me semble-t-il. » (Un amour sans la foi, in Wagner et notre temps, Paris, Le livre de poche, 1978, p. 21-22 / Auseinandersetzung mit Richard Wagner, in Thomas Mann, Essays, Band I, 1893-1918, Frankfurt/M, S. Fischer Verlag, 1993, p. 152-153); Ce nouveau classicisme aurait pu être celui d'Hofmannsthal et Strauss, mais T. Mann n'aime pas Strauss, qui le lui rend bien. Le premier doit en effet (en partie) son exil au second, et s'en souviendra.

[35] Broch, dans ces deux textes essentiels que sont «L'héritage mythique de la littérature» («Die mythische Erbschaft der Dichtung») et «Le style de l'âge mythique. Introduction à L'Illiade de Rachel Bespaloff» («Mythos und Altersstil»), accorde en particulier une place essentielle à la définition du mythe des temps présents, qu'il oppose non seulement à l'héritage du mythe constitué, mais aussi à l'autoformation mythique, telle qu'elle a par exemple lieu dans le temps nazi. Le mythe apparaît tout d'abord à Broch comme de nature profondément éthique. C'est le signe même du besoin d'avertissement épique qu'une époque s'adresse à elle-même: «La «prophétie mythique» était éthique et, par suite, de sa connaissance de l'âme humaine et de la surdité petitement craintive de celle-ci, elle était cri d'éveil éthique appelant vers l'infini, elle était avertissement éthique et message de catastrophe». Le mythe correspond ensuite au besoin propre à une époque de se représenter son univers total. C'est qu'il est «archétype de toute connaissance humaine, archétype de la science, archétype de l'art […] donc archétype de la philosophie.». L'époque étant «polyhistorique», «le mythe des temps présents sera supranational». Mais ce mythe n'aura rien à voir avec la réactualisation du processus mimétique grec telle que pratiquée par les nazis: «Il est en quelque sorte blasphématoire de comparer notre temps avec celui des épopées homériques. C'est un blasphème parce que les nazis ont eu l'idée délirante de devenir les nouveaux Achéens qui ruinent une vieille civilisation.» Cette mascarade nazie du mythe présentera néanmoins l'intérêt paradoxal de contribuer à faire «mûrir l'humanité pour la théogonie éthique dans laquelle le mythe nouveau recevra son existence.». La littérature aura dans ce cadre une mission privilégiée puisque son ambition est d'atteindre «la totalité cosmogonique». Le retour du mythe dans la littérature, élaboré dans le sillage de Wagner, est le signe même de ce besoin de mise en garde éthique: «Et, bien que ce retour au mythe, dont Wagner a déjà donné une anticipation, ne soit nulle part aussi élaboré que dans l'œuvre de Joyce, il est, pour toutes ces raisons, une attitude générale de la littérature moderne. La renaissance des thèmes bibliques, comme par exemple dans les romans de Thomas Mann, est un exemple de la violence avec laquelle le mythe fait irruption au premier plan de la littérature.». Il reste néanmoins que ce retour au mythe ne veut pas dire élaboration «du» mythe des temps présents, dont Broch ne voit l'émergence que chez Kafka: «Cependant ce n'est qu'un retour –un retour au mythe sous ses formes anciennes (si modernisées qu'elles soient, comme chez Joyce) –et, dans cette mesure, ce n'est pas un mythe nouveau. Toutefois nous pouvons admettre qu'au moins la première réalisation de ce mythe nouveau est déjà manifeste dans les écrits de Franz Kafka.» (Hermann Broch, «L'héritage mythique de la littérature» et «Le style de l'âge mythique. Introduction à L'Illiade de Rachel Bespaloff» in Création littéraire et connaissance, Paris, Tel Gallimard, 1966, respectivement p. 253, 254,263, 255, 270, 274, 254, 272. / Schriften zur Literatur 2, Suhrkamp Verlag, 1985, p. 208, 217, 211, 226-227, 229-230, 209, 229).

[36] Voir en particulier, en plus de l'ouvrage de Jean-Yves Masson précédemment cité, Philip Ward, Hofmannsthal and Greek myth : expression and performance, Berlin – Oxford – Bern , P. Lang, 2002 ; Kristin Uhlig, Hofmannsthals Anverwandlung antiker Stoffe, Freiburg im Breisgau, Rombach, 2003.

[37] S > H, 16 juin 1927, p. 522 (p. 573).

[38] H > S, 18 octobre 1928 (p. 599 / p. 668), recommande l'invention d'une œuvre gaie: «Le mysticisme, l'héroïsme effraient quelque peu le public actuel; le grandiose ténébreux (qui, de plus, ramène facilement dans le champ de la Tétralogie), les gens le craignent au fond de leur cœur. […] Une seule considération s'impose: le répertoire comprend actuellement trop peu d'ouvrages gais».

[39] H > S, le 14 septembre 1923, p. 451 (p. 493). Cette lettre contient un résumé de l'opéra, au sein duquel on trouve cette phrase: «Le second acte se déroule dans une oasis du désert voisin de l'Égypte – le couple rajeuni, enlevé par la magicienne, y est arrivé pour une brève lune de miel – un lieu très beau où la nouvelle de cette guerre de Troie dont résonne l'Europe tout entière, et le nom d'Hélène, n'ont jamais pénétré».

[40] La mise en parallèle du monde antique et du monde contemporain est particulièrement évidente dans ce désir d'Hofmannsthal, H > S, 8 novembre 1923(p. 461) : «Une requête d'ordre personnel: prendriez-vous la peine de m'apporter à Vienne l'ouvrage sur le déclin du monde antique? J'aimerais tellement le lire, mais je ne peux m'acheter de livres pour le moment.». Sur ce point, voir Jean-Yves Masson, «La crise de la tradition comme crise du Moi européen», in Hofmannsthal, renoncement et métamorphose, op. cit., chapitre V. «L'engagement du poète», p. 196-212.

[41] En 1925, Strauss et Hofmannsthal envisagent la publication de leur correspondance. Strauss, dont il est peu dire qu'il a conscience de sa valeur, n'a pas peur d'écrire le 1 juin 1925 (p. 492 / p. 540-541): «Bien entendu, il faut les purger de tout ce qui pourrait mettre des armes entre les mains de la bêtise et de la malveillance et fournir la matière à de nouveaux malentendus. Avec qui pourrait-on s'entretenir sérieusement de ce qu'est la création artistique? Tout au plus avec Goethe, Schiller, Wagner, éventuellement avec Nietzsche […]. Ce ne serait déjà plus guère possible avec Eckermann ou Schopenhauer! Quant à la horde de tous les autres, même avec la meilleure volonté du monde, ils n'égratignent pas l'épiderme de l'œuvre d'art, sans parler de pénétrer l'obscurité mystique de l'atelier du créateur…».

[42] Dans L'Opéra selon Richard Strauss, op. cit., p. 473, Bernard Banoun écritau sujet d'une telle hypothèse de lecture : «Il ne s'agit pas ici d'une interprétation possible de l'opéra de Strauss, mais d'une volonté délibérée du compositeur. A côté du mythe d'Orphée, qui traite du pouvoir de la poésie et du chant sur le mal, le temps et la mort, l'autre mythe aux origines de l'histoire de l'opéra est également allégorie de l'art. Implicitement au départ, explicitement chez Strauss, la métamorphose de la jeune fille en laurier illustre la victoire de l'art sur le temps et l'histoire, l'assomption et l'éternité par la beauté: « Was Dafne gibt, das bleibt (Ce que donne Daphné demeure) », écrivait déjà Opitz dans le poème dédicataire de Dafne

[43] Ainsi, le 13 décembre 1934, Zweig met en garde Strauss(p. 133 / Richard Strauss – Stefan Zweig, Briefe, 1932-1941, Frankfurt / M., S. Fischer Verlag, 2005, p. 106-107) : «Ne faites surtout pas créer, maintenant, La Femme silencieuse en Allemagne! Sinon, cette œuvre magnifique sera soustraite à la sphère qui est la sienne et deviendra un fait politique.»

[44] H > S, 12 février 1919, p. 404 (p. 441-442) : dans cette lettre, Hofmannsthal peste contre les «Allemands du nord» (leur lourdeur, leur romantisme, etc.) et recherche à se placer sous le signe d'une certaine méditerranéité. Pour cela, il déplace l'origine de l'œuvre d'art totale, en la faisant glisser du modèle wagnérien à celui de la naissance méditerranéenne de l'opéra. Contre le romantisme du nord de l'Allemagne, il se place (et Strauss avec lui) sous le signe du baroque bavaro-autrichien. Ces réflexions débouchent sur une réflexion importante relative à la question de la relation historicité / historicisme dans les arts de la scène, et sur ses conséquences tant éthiques qu'esthétiques: «Jusqu'à la fin du XVIIIe, notre civilisation possédait une référence unique en matière de décor idéal; c'était l'Antiquité, ses costumes, son langage architectural, adaptés au goût du temps, ainsi qu'une sorte d'«Orient » de pure convention. C'est encore cet élément stylistique que Goethe utilise, jusque sous l'Empire, pour ses œuvres de caractère idéal. Au cours du XIXe siècle, qui est le siècle historique par excellence, ce rapport naïf à un décor « idéal » fut consumé par l'esprit du temps et remplacé par les multiples variantes du décor « historique ». Mais plus la tendance historique et ethnographique s'affinait, plus flagrante devenait l'impossibilité de construire, à partir de ces éléments, l'idéal ou l'universel. L'excès de cette tendance historique dans les décors conduisit ainsi à une crise; si l'on veut atteindre aujourd'hui ce que permettait, jusqu'en 1800, un langage formel de convention, qui n'était historique qu'en apparence, une seule voie est possible: esquiver ce qui est déterminé d'un point de vue historique et ethnographique et (pour ne pas sombrer dans le vague ou l'informe), à partir d'éléments hétérogènes, rassembler par une méthode combinatoire ce qui peut rappeler un monde lointain et puissant, le mystère, la religion.»

[45] Sur toute cette question, voir Jacques Le Rider, «Hugo von Hofmannsthal et la critique de l'ornement: une modernité en quête de rhétorique», in Hugo von Hofmannsthal, Sud, recueil cité, p. 167-188.

[46] «Hofmannsthal et son temps», in Création littéraire et connaissance, op. cit., p. 47: «La nature d'une période peut se lire en général sur sa façade architecturale» («Hofmannsthal und seine Zeit» in Schriften zur Literature 1, Kritik, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1975, p. 111).

[47] Hermann Broch, «Quelques remarques à propos du kitsch», in Création littéraire et connaissance, op. cit., p. 324: «L'opéra est la marque même du kitsch contre lequel le roman a tenté héroïquement de résister» (Hermann Broch, «Einige Bemerkungen Zum Problem des Kitsches», Schriften zur Literatur 2, op. cit., p. 172)



Timothée Picard

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Dernière mise à jour de cette page le 3 Novembre 2012 à 11h57.