Atelier

Les limites d'une «esthétique des oeuvres mineures»


Puisque la considération des forces de stagnation et de régression qui constituent l'arrière-gardisme et l'antimodernisme semble se fonder sur une «conversion du regard[i]» incomplète, on serait tenté d'adopter un point de vue plus radical, et de proposer d'élaborer une esthétique sectorielle, consacrée spécifiquement aux oeuvres mineures. En effet, est-ce que le «noir du temps» dont on se propose l'analyse n'est pas, en dernier ressort, celui des oeuvres mineures ou minorées? Les oeuvres absentes, enfouies, oubliées ou sous-estimées par le discours officiel ne peuvent-elles être définies à l'aide de la notion d'oeuvre mineure, et analysées précisément en tant qu'oeuvres mineures? À première vue, le concept se révèle accueillant et fonctionnel, comme en témoignent certaines recherches récentes d'Yves Delègue, Luc Fraisse et Catherine Volpihac-Auger[ii]. Néanmoins, un tel parti pris soulève, à nouveau, deux problèmes.

Il implique tout d'abord d'accepter, avant même l'analyse, la validité de la distinction entre majeurs et mineurs. Or, il n'est pas certain qu'il y ait vraiment à découvrir une essence, une réalité ontologique des textes mineurs[iii]. Il va de soi que la notion de mineur ne peut se concevoir, sinon à travers la corrélation majeur-mineur: à première vue, si à la majorité sont associées les idées de permanence, de norme, d'homogénéité, d'évidence - «la majorité, dans la mesure où elle est analytiquement comprise dans l'étalon, c'est toujours Personne», signale Gilles Deleuze[iv] -, la minorité devrait représenter à l'inverse la part de variation, de différence ou d'infraction. Dans le champ littéraire, ce dualisme ne peut tenir que d'un point de vue empirique et presque statistique: pour une époque donnée, un texte «mineur» serait un texte marqué par un écart négatif par rapport à une somme d'oeuvres de référence.

Pourtant, quand bien même on accepterait cet usage du terme «mineur», son extension et sa plasticité susciteraient une deuxième résistance: les définitions d'un texte «mineur», quelle que soit leur échelle d'application (dans le corpus d'un auteur défini, pour lequel on oppose volontiers les grandes réalisations aux textes moins achevés, ou dans le champ collectif, qui identifie pour chaque époque ses monuments et ses repoussoirs) semblent en effet fondées sur un curieux panachage de critères. On peut poser la question en termes extrêmement simples: à partir de quelle idée de la littérature qualifie-t-on une oeuvre de «mineure»? Il est sans doute impossible de proposer une liste complète de ce qui rentre dans l'appréciation de l'écart - car cette appréciation repose sur un enchevêtrement de représentations et de préjugés - mais on peut tenter une première reconnaissance, fondée précisément sur les emplois du mot «mineur» dans deux ouvrages collectifs dirigés par Luc Fraisse[v]; cette proposition de classement permettra peut-être de mettre en lumière les difficultés d'emploi d'une telle notion.

Les critères les plus évidents sont d'ordre esthétique: au texte «mineur» sont associées les idées d'imperfection formelle (inadaptation aux contraintes rhétoriques d'un genre, inadéquation entre un sujet et son traitement: c'est la thèse classique soutenue par Pierre Bayard dans Comment améliorer les oeuvres ratées), mais aussi d'infirmité et d'inachèvement (pendant longtemps une oeuvre inachevée ne pouvait être «majeure»), de pauvreté et de réduction («Tous les Radiguet n'y feront rien: la quintessence du génie ne peut tenir en quelques pages», souligne ironiquement Catherine Volpilhac-Auger[vi]). À ces critères internes s'ajoutent d'autres facteurs de dépréciation, fondés sur la mise en relation du texte avec ce que l'on pourrait baptiser les institutions poétiques de son époque: l'absence d'originalité, le conformisme voire le suivisme esthétique sont également les signes d'un texte «mineur». Des termes comme «académisme» et «traditionalisme» sont connotés négativement dans toutes les histoires littéraires. Plus largement encore, l'appartenance à la culture officielle, tout comme l'excès éventuel de succès public, sont généralement déconsidérés, non seulement à cause de l'«ancrage à gauche des idées reçues dans le monde intellectuel» (Murat[vii]) mais aussi du fait de la tendance naturelle à l'élitisme des histoires littéraires. À l'inverse, il faut remarquer que parfois l'excessive marginalité, l'étrangeté et la singularité, en un mot le bizarre, peuvent aussi susciter le malaise ou la répulsion: le bon goût critique (du moins celui d'aujourd'hui) trace une voie étroite entre l'art pompier et la sophistication esthétique.

Les critères de type sociologique prennent également une part essentielle, dans la qualification d'une oeuvre comme «mineure». En termes de sociologie littéraire, on peut souligner tout d'abord la discrimination radicale qu'entraîne, avant même la lecture, l'appartenance d'une oeuvre à une patrie culturelle tenue pour secondaire (on songe au continent des «auteurs francophones», qui au-delà de quelques effets de mode ne sont guère étudiés), à une région de la culture marginale (science fiction, roman policier) ou honteuse (écriture pamphlétaire de droite, thématiques antimodernes ou anti-intellectualistes[viii]). Remarquons, en outre, l'importance du métier d'écrivain comme gage de qualité et comme signe de reconnaissance du grand auteur: le «dilettantisme», l'«amateurisme» et le «cosmopolitisme» sont, au moins depuis Paul Bourget, les indices d'une légèreté qui ne sied pas à la profondeur supposée de l'écriture. La vocation doit être vécue avec constance et opiniâtreté, de préférence sans jamais recourir à d'autres activités. De façon globale, ce que Primo Levi appelait le «deuxième métier» fait aussitôt naître un soupçon, sauf peut-être s'il pare l'auteur d'une impalpable aura d'aventurier (Malraux, Saint-Exupéry). Encore aujourd'hui il semble essentiel, du point de vue de la réception et de l'évaluation d'un auteur, de montrer son engagement total dans la machine littéraire (c'est-à-dire, au fond, sa croyance dans son propre système de légitimation). Cette conception reste à l'évidence teintée de préjugés romantiques,car elle correspond aussi à un besoin d'idéalisation de l'image du lettré dévoué à son art: voilà pourquoi un professeur universitaire sera rarement considéré sérieusement comme un véritable écrivain. Au mieux, il sera essayiste (n'en déplaise à Umberto Eco et à Antoine Compagnon[ix]).

Enfin, signalons une série de critères historiques ou historiographiques: l'appartenance à une époque jugée «trop dense» historiquement (comme les années de la Révolution française selon Lanson, ou celles de la Deuxième guerre mondiale selon bien des histoires littéraires du xxe siècle) est souvent une cause de dépréciation, comme si en certaines époques, tous les esprits valeureux se concentraient sur l'histoire et délaissaient la littérature. Symétriquement, on notera que l'identification à des époques de densité trop faible - de stase sociale et historique - peut avoir une résonance négative (ainsi Lanson n'hésite pas à parler de «surcharge et confusion» au début du xvie siècle[x]). Dans le même ordre d'idées, l'existence d'un itinéraire littéraire à cheval entre deux siècles conduit souvent à une sous-estimation de sa portée historique - quand ce n'est pas au rejet de l'écrivain dans le siècle qui précède: de l'inconvénient de naître dans le deuxième tiers d'un siècle[xi].

Ce passage en revue, à l'évidence incomplet, pourrait sembler satisfaisant, mais il est aisé de montrer qu'il produit une vision totalement déformée du cours des lettres: à l'épreuve des faits, l'édifice s'écroule, car - sans même parler de l'hétérogénéité d'un corpus dégagé à l'aide d'éléments aussi diversifiés - aucun critère ne suffit à expliquer pleinement les phénomènes d'exclusion et d'intronisation. De Rimbaud (pour la réduction de son corpus) à Kafka (champion de l'inachèvement), du journaliste du Cri du peuple (Vallès) au médecin de Meudon (Céline), chacun de ces auteurs pourrait, d'un certain point de vue, être considéré comme un mineur. La réversibilité des critères - qui s'appliquent aussi bien aux amateurs ayant écrit des vers de mirliton qu'aux auteurs canonisés - ressort en pleine lumière à l'évocation de ces quelques noms.

La difficulté est double: la fragilité épistémologique de la notion de «mineur» tient d'abord au fait que l'on cherche à trouver une causalité interne à l'oeuvre pour définir un processus d'évaluation qui, à l'évidence, dépasse très largement non seulement le texte lui-même, mais le contexte de sa réception première. Point n'est besoin d'être familier de Jauss pour concevoir que c'est en aval de l'oeuvre, dans un système aux coordonnées bien plus larges, que cette détermination prend tout son sens. La faiblesse du concept est ensuite accrue par le caractère composite de sa définition courante. On conviendra que le système des lettres est à chaque époque, et surtout au xxe siècle, un système normé: ce que l'on cherche justement à observer, ce sont les phénomènes qui se situent en porte-à-faux par rapport à la constitution de la norme. Mais le «mineur» semble désigner à la fois certains éléments du sous-système (des textes intégrés à l'appréciation esthétique d'une époque, mais au plus bas de son échelle de valeur: c'est le cas de toute la paralittérature, des «romans de gare», des grands succès commerciaux) et des éléments situés hors-système (des textes exigeants qui, en se constituant comme contre-canons par la promotion de valeurs alternatives, se sont situés hors de sa délimitation, et en un certain sens hors de sa vue). C'est faute de réaliser cette distinction fondamentale - qui peut faire songer à l'opposition entre anormal et anomal de Georges Canguilhem[xii] - que nombre d'études sur les mineurs n'atteignent pas les résultats escomptés.


Des œuvres "mineures" aux œuvres "non canoniques" : proposition de redéfinition


[i] L'expression, empruntée à Walter Benjamin, apparaît chez William Marx (op. cit., p. 16).

[ii] Cf. Y. Delègue, L. Fraisse [éd.], Littérature majeure, littérature mineure, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 1996, L. Fraisse [éd.], Pour une esthétique de la littérature mineure, Paris, Honoré Champion, 2000, et C. Volpihac-Auger, Oeuvres majeures, oeuvres mineures?, Lyon, E.N.S. éditions, 2004.

[iii] L'ouvrage de Catherine Volpihac-Auger a l'intérêt de s'ouvrir par une mise en cause immédiate de la validité de la distinction traditionnelle majeurs-mineurs: de fait, ce volume se présente comme la discussion d'une évidence apparente plus que comme la défense d'hypothétiques «auteurs opprimés».

[iv] G. Deleuze, «Philosophie et minorité», in Critique, n°369, février 1978, p. 155. Pour cette opposition fondamentale entre majeurs et mineurs, cf. également G. Deleuze, F. Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Éditions de Minuit, 1975 (même si les auteurs choisissent dans cet essai de ne considérer la minorité que sous l'angle linguistique et social).

[v] Cf. Y. Delègue, L. Fraisse [éd.], Littérature majeure, littérature mineure, cit., et L. Fraisse [éd.], Pour une esthétique de la littérature mineure, cit.: ces ouvrages rassemblent les interventions de deux colloques organisés sur ce thème en 1996 et 1997.

[vi] C. Volpihac-Auger, Oeuvres majeures, oeuvres mineures?, cit., p. 24.

[vii] Ce sont les mots que choisit Michel Murat pour qualifier l'idéologie de la recherche française, telle qu'elle apparaît à la lecture des intitulés du fichier central des thèses (cf. M. Murat, «La littérature restreinte», in La traversée des thèses. Bilan de la recherche doctorale en littérature française du xxe siècle, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2004, p. 29).

[viii] Dans cette catégorie des parcours honteux, au-delà des noms habituels (Robert Brasillach, Pierre Drieu La Rochelle), on pourrait ranger les oeuvres du mystique (et sympathisant nazi) Alphonse de Châteaubriant (1877-1951), du polémiste Henri Beraud, alias Tristan Audebert (1885-1958), ou du monarchiste Jean de la Varende (1887-1959).

[ix] Si l'oeuvre théorique de Umberto Eco fait toujours référence, son activité de romancier - malgré le succès universel du Nom de la rose et du Pendule de Foucault - reste considérée avec suspicion. Quant à Antoine Compagnon, rappelons qu'il est l'auteur d'un roman sentimental assez piquant, pour ne pas dire osé, connu seulement des happy few (A. Compagnon, Ferragosto, Paris, Flammarion, 1985). Cet ouvrage ne l'a cependant pas imposé en tant que romancier: c'est bien toujours comme théoricien qu'il fait autorité (d'ailleurs, Ferragosto n'est même plus cité dans la liste des oeuvres de l'auteur depuis Le démon de la théorie).

[x] Cf. à ce propos J. Schlanger, «Le précurseur», in Le temps des oeuvres, cit., p. 18-19.

[xi] Même parmi les grands auteurs, cette mésaventure a été relevée: ainsi l'occultation d'Anatole France (1844-1924) et de Maurice Barrès (1862-1923) tient-elle, au moins en partie, à cette existence en équilibre entre deux siècles. De même, la situation d'un Gabriele D'Annunzio (1863-1938) suscite l'embarras chez les historiens de la littérature italienne: le plus souvent, cet auteur est reconduit au xixe siècle pour ce qui est de sa production littéraire (décadente et symboliste), mais projeté vers le xxe pour ses engagements politiques et nationalistes (conçus comme une anticipation idéologique du message fasciste).

[xii] Cf. G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, P.U.F., 1966, p. 82.



Paul André Claudel

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 24 Février 2007 à 20h13.