Sans doute est-il de bon ton, aujourd'hui, d'affirmer que l'élaboration d'un système théorique formalisé, dans les sciences humaines en général tout comme en critique littéraire, relève d'une violence puisque sous une telle tentative ferait retour, masquée ou affichée, la volonté hégémonique de (re)trouver une unité, de quelque nature conceptuelle qu'elle fût. Que ce risque de retour à une « métaphysique de l'un » soit à dénoncer, notamment dans le domaine de la théorie littéraire qui, au cours du XXe siècle, aura défini le champ de tous ses –ismes par le jeu de l'exclusion, voire de l'anathème, pour fonder, par exemple récemment, une mythologie de l 'écriture récusant toute évaluation de la fonction du littéraire autre que son auto-monstration et refusant, de par cette visée même, de reconnaître sa nature d'acte de communication différée; que ce risque soit à prendre en compte, n'est pas contestable. Mais il ne doit pas conduire les spécialistes que nous sommes à des « années d'hiver » marquées par un repli frileux et généralisé, sur la figure de l'auteur, sur "ce que l'oeuvre veut dire", sur un bricolage de notions réglé par le consensus d'une évidence remis au goût du jour par une doxa universitaire renouant avec le conformisme des certitudes de manuels scolaires. Faire de la théorie apparaît peut-être comme une audace mais plus sûrement comme une nécessaire résistance précisément parce qu'une telle ambition fait, aujourd'hui, l'objet d'un refoulement historique qui doit être problématisé.
Depuis l'avènement de la critique littéraire, au XIXe siècle, chaque courant herméneutique?, chaque « poétique » (critique d'identification, formalisme, new criticism », structuralisme, littéralisme…) aura été sous-tendu par une théorie, implicite ou explicite, du fait littéraire?, de sa fonction?, de sa signification. L'apparent reflux des champs théoriques relatifs aux pratiques esthétiques apparaît comme un problème largement historique, mais surtout lui-même théorique et idéologique, qui doit être pensé comme tel. Epistémologie de la théorie, réflexion théorique sur la légitimité d'établissement d'un champ théorique pensé en terme de complexité, enjeux historiques de la théorie en relation avec des idéologies « spectrales » (comme tout ce qui, aujourd'hui, "revient sans revenir") constituent autant de problèmes dont il est vain d'affirmer qu'ils n'ont pas lieu d'être posés.
pour le CERC, Philippe Daros