Atelier

0.2. Les concepts usuels de l'histoire littéraire : quatre séries

Pour illustrer au préalable la diversité des notions, et mettre d'emblée en évidence le fait que la plupart des concepts usuels de l'histoire littéraire impliquent une dimension temporelle, on en donnera ici une liste provisoire, sans souci d'exhaustivité aucun.

Date, précurseur, filiation, influence, chef-d'œuvre, modèle, classique, tradition, anachronisme (contresens, malentendu, erreur), attribution (auteur, autorité), contemporain, actualité/intemporel, moderne, progrès/déclin, minores, tournant, période, siècle, génération, courant, école, mouvement, panthéon, canon, originalité, nouveauté, hapax, monument/document, canonique, avant-garde, postérité/fortune, épigone, consécration, déclin, nouveauté, contexte, convention…

On posera, en première analyse, que toutes ces notions nomment ou élaborent une relation de la littérature avec l'Histoire : par un biais ou un autre, elles visent toutes à mettre en relation une œuvre ou un groupe d'œuvres avec le temps. Chacune dessine à sa façon un « découpage » de l'objet qu'elle abstrait du flux historique pour statuer sur ses relations avec le devenir. Ces notions forment donc autant de « gestes » qui visent à « sortir » les textes du devenir pour reconstruire leurs relations avec le temps.

Cette liste se laisse en outre ordonner a priori en quatre séries, qui subsument sans doute quatre des fonctions majeures de l'histoire littéraire, entendue à la fois comme pratique historiographique et discours institutionnel, et sans préjuger d'éventuels recoupements entre ces séries :

0.2.1. La première série rassemblent les notions, apparemment les plus courantes ou les plus immédiates, qui visent à organiser la durée, notions de PÉRIODISATION ou de SCANSION DE LA DURÉE : tournant, période, siècle, génération, courant, école, mouvement…

La question est ici de savoir si l'histoire de la littérature peut recevoir de l'Histoire générale ses grands découpages (les règnes, par exemple, pour « la littérature d'Ancien régime », ou les scansions induites par les deux Guerres mondiales pour le XXe siècle), ou si elle peut décider de scansions propres à la littérature dans son devenir ? De quelle autonomie jouit l'histoire de la littérature à l'égard de l'Histoire ? Et comment décidera-t-elle de ses scansions spécifiques ?

Chacune de ces notions « premières » suppose donc de statuer sur les relations que l'histoire de la littérature entretient avec l'Histoire générale. Faire de l'histoire littéraire, est-ce faire de l'Histoire tout court ? Se dispenser de la question, ce serait entériner une pâle théorie du « reflet », en se condamnant à ne lire jamais dans la série des œuvres historiquement produites qu'une « image » de l'évolution politique et sociale.

0.2.2. On peut regrouper en une seconde série les notions qui recouvrent des OPÉRATIONS HISTORIOGRAPHIQUES dont les textes sont techniquement l'objet : établissement, attribution (auteur, autorité), date/datation, anachronisme (contresens), minores, hapax (ce dont on ne connaît qu'un seul exemplaire), contemporain, contexte (contextualisation)…

L'histoire littéraire hérite ces notions techniques de la philologie comme discipline vouée à l'établissement des textes (et d'abord des textes grecs et latins, dont les « originaux » font défaut, et pour lesquels il s'agit d'établir le « meilleur texte » par comparaison des différents « états » transmis) : les textes sont des objets historiques qui appellent un traitement spécifique, à l'instar d'un objet archéologique : ils doivent être établis par confrontation de leurs différentes versions, datés (dans le cas des inédits, des textes « retrouvés », des dates fautives…), attribués (dans le cas des anonymes ou des apocryphes, soient : des textes « forgés » par un faussaire sous le nom « supposé » d'un auteur connu). Aucune de ces opérations ne saurait être parfaitement neutre : toutes engagent d'emblée le sens prêté au texte, en ce qu'elles viennent offrir au texte un contexte (une période, un genre, le reste de l'œuvre de l'auteur, etc.) : mettre le texte en relation avec autre chose que lui-même, c'est toujours-déjà une décision d'interprétation.

0.2.3. La troisième série mobilise les notions qui tendent à introduire un ORDRE, voire un principe de CAUSALITÉ, dans la durée historique et le défilé des œuvres : précurseur, filiation, influence, épigone, génération, courant, avant-garde, convention…

Pour être vraiment une histoire, l'histoire littéraire s'oblige à mettre en ordre la série des œuvres historiquement produites : l'opération suppose toujours une idée de la causalité à l'œuvre dans la production des textes.

Comment naissent les œuvres ? Quelles logiques président à leur création ? Découper ou établir des séries suppose de mettre les œuvres en relation et de nommer cette relation — de mobiliser une manière de philosophie de l'Histoire. On ne voit pas que l'on puisse parler de « progrès » d'une œuvre à une autre (l'histoire de la littérature ou de l'art se distingue ici de l'histoire des disciplines techniques ou scientifiques) : il reste qu'on ne saurait se dispenser tout à fait de l'idée d'une « évolution ». Avec quelles catégories décrira-t-on alors cette « évolution » de la littérature et, par exemple, de ses genres ? Peut-on faire prévaloir un principe d'explication a posteriori de l'émergence des œuvres ? Est-il possible de traiter l'apparition des œuvres à la façon d'événements dont on pourrait expliquer la venue en un point déterminé de la durée historique ? Qu'est-ce qui distingue la création d'Hernani et la révolution de Juillet (la même année : 1830) ?

0.2.4. La quatrième série manifeste l'autre grande fonction de l'histoire littéraire comme discipline institutionnelle : l'attribution aux œuvres d'une VALEUR esthétique et mémorielle : originalité, nouveauté, postérité/fortune, consécration, déclin, nouveauté, chef-d'œuvre, classique, panthéon, canon (canonique), monument/document, tradition, actualité/intemporel…

Toutes ces notions révèlent que la question de l'historicité des textes littéraires est indissolublement liée à celle de la valeur : classer ou mettre en ordre la série des œuvres, c'est inévitablement la hiérarchiser ; c'est décider aussi des œuvres du passé auxquelles on accorde une permanence et que l'on pérennise — en fonction de l'idée que l'on se fait de « la suite » déjà connue. Ici comme ailleurs, le « futur » décide en quelque façon du « passé ».

0.2.5. On retiendra de ce rapide parcours préalable que l'histoire littéraire ne traite pas simplement de la succession des œuvres mais des relations qu'elles entretiennent entre elles ET avec le temps de l'Histoire générale ; qu'elle ne peut donc pas être une entreprise seulement descriptive mais qu'elle suppose des opérations complexes où se décide la valeur des œuvres et leur permanence.

On commence ainsi à apercevoir ce qui sera l'horizon de notre propos : l'histoire littéraire se trouve constamment avoir affaire, comme toute histoire, à des événements (la parution de telle œuvre qui « fait date », telle ou telle Querelle : Le Cid, Hernani…), mais le propre de ces événements est de ne jamais cesser de faire événement ; ils inaugurent une durée qui ne les résorbe pas — où ils ne sont jamais « dépassés ».

L'histoire littéraire traite moins d'une succession chronologique que d'une durée et de régimes de permanence. La chose tient au paradoxe de l'œuvre littéraire elle-même — à la dimension paradoxale de son historicité : toute œuvre est certes datée (par l'état de sa langue, le système des conventions génériques auxquelles elle s'affilie ou qu'elle conteste…), mais je la lis toujours au présent pour une signification « actuelle » qui y est disponible et qui ne se confond pas avec son sens « originel » (l'intention que l'on peut supposer à l'auteur ou le sens qu'avait l'œuvre pour ses contemporains immédiats). L'œuvre passée me répond au présent : elle répond à une sollicitation venue pour elle du futur.

En cela, l'usage que nous avons des œuvres se distingue d'un usage documentaire : nous ne lisons pas les œuvres littéraires du passé comme de simples témoignages sur un état de civilisation disparu. Les œuvres nous « parlent » certes depuis le passé, dans une langue qui n'est plus la nôtre, mais elles nous « parlent » toujours au présent, en produisant des significations toujours différentes et toujours neuves — et par hypothèse : imprévues de l'auteur comme de l'époque qui les a vues naître.

=> Cette historicité paradoxale des textes littéraires interdit à l'histoire de la littérature d'être une histoire comme une autre (les historiens traitent pour leur part tout objet comme un document : l'histoire de la littérature a affaire à des monuments) ; elle oblige à penser la relation des œuvres au temps selon un régime de permanence, et peut-être à se donner une définition du « temps des œuvres » qui ne se confond pas avec les autres durées historiques.



Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 2 Avril 2006 à 11h36.