Atelier

Les ciseaux et la corbeille

par Franc Schuerewegen</b>


Au son des banjos je l'ai reconnu

(Le Tourbillon de la vie, ca. 1957, paroles et musique Serge Rezvani, pour Jeanne Moreau)



J'ajoute un mot sur «l'affaire des ciseaux» évoquée par Marc Escola dans une contribution à l'Atelier littéraire de Fabula. Un garde-forestier lit en arrachant des pages à ses livres («Je coupe tout ce qui me déplaît»[1]), un critique, Émile Zavie, qui signale l'affaire, réprimande sévèrement «l'homme aux ciseaux» qu'il n'hésite pas à appeler un «sot»[2], Céline, quant à lui, s'inquiète. Va-t-il y passer à son tour ? Et si le garde-forestier décidément un peu trop véhément devait s'en prendre, de la même façon, avec les mêmes ciseaux, à lui, Céline, qui vient tout juste d'obtenir le prix Renaudot ?


Marc Escola remarque à juste titre que, dans l'article paru dans Candide le 16 mars 1933, repris comme postface au Voyage au bout de la nuit, Céline met en place un véritable «tourbillon de références». J'ai envie d'en ajouter une autre encore (dans le tourbillon de la vie, on a continué à tourner, toujours selon la chanson), je propose une rallonge. Techniquement, il s'agit d'un passage de la réponse du forestier que Céline omet de citer dans l'article de Candide : «J'ai une bibliothèque uniquement à mon usage, et que je ne propose pas en exemple». Je note la formule : «une bibliothèque à mon usage». Elle réapparaît chez Emile Zavie dans l'entrefilet de l'Intransigeant, où le garde-forestier est pris à partie : «On conçoit fort bien qu'un intellectuel ait des préférences marquées et fasse choix de certains écrivains parmi d'autres, se constitue même une anthologie à son usage» (je souligne dans tous les cas). À mon humble avis, quelqu'un — est-ce le garde forestier lui-même ? est-ce Zavie ? est-ce l'éditeur du Bulletin des Lettres qui publie l'enquête et que Marc Escola soupçonne d'être l'auteur d'une mystification ? — se souvient ici d'une phrase des Mémoires d'outre-tombe où Chateaubriand évoque les lectures de Joubert : «Quand il lisait, il déchirait de ses livres les feuilles qui lui déplaisaient, ayant, de la sorte, une bibliothèque à son usage, composée d'ouvrages évidés, renfermés dans des couvertures trop larges»[3]. On le voit : le geste et la formule sont très exactement les mêmes. Chateaubriand, il est vrai, ne mentionne pas les ciseaux. Il n'empêche qu'il y a ici quelque chose comme une «source», si l'on veut. Lire avec des ciseaux, c'est lire comme Joubert. Tout cela vient de Chateaubriand, et de Joubert.


Antoine Compagnon, qui évoque le personnage du garde-forestier dans La Seconde Main, comme le rappelle également Marc Escola, a, plus récemment, commenté la méthode de Joubert, et le procédé de l'arrachage des feuilles pendant l'acte de lecture, lors d'une conférence faite devant une assemblée de chateaubriandistes : «Joubert, affirme Antoine Compagnon, en commentant la phrase de Chateaubriand, ne conserve des livres que le suc». Joubert en d'autres mots est obsédé par une certaine forme de «procrastination», il cherche une maigreur essentielle qui demeure pourtant introuvable pour lui[4]. On sait que Joubert n'a rien publié de son vivant et que Chateaubriand s'est lui-même improvisé éditeur des Pensées posthumes (1835). L'auteur des Pensées se comparait à «une harpe éolienne, qui rend quelques beaux sons et qui n'exécute aucun air»[5]. Il souffrait en d'autres mots d'un excès de perfectionnisme.


La lecture que propose Antoine Compagnon certes se défend. Toutefois, j'en vois une autre qui n'est pas incompatible avec la première et qui vient aussi éclairer d'une autre manière encore notre affaire des ciseaux. Même si Chateaubriand n'en souffle mot, Joubert ne jetait jamais rien, il gardait tout. Il disposait donc de dossiers de «déchets» à recycler, et qu'il recyclait en effet. De là sont peut-être venues les Pensées. Joubert composait, le soir —docteur Jekyll devenu Mister Hyde—, quand ses visiteurs étaient partis, des livres nouveaux avec ce qu'il avait jeté de ses livres anciens et mutilés. Si le critique Zavie est scandalisé par le geste du garde-forestier, c'est bien parce qu'il fait, à sa façon, la même hypothèse : «Comment? Cet homme n'éprouve pas le besoin de connaître autre chose? Il n'évoluera donc plus […] et son esprit se satisfera désormais des mêmes nourritures […]?»[6]. Arracher des pages revient à réduire la masse des possibles, c'est se condamner à la stagnation, à la pénurie. À moins qu'il y ait quelque chose comme une armoire à provisions, une corbeille. Je donne à ce mot le sens qu'il a aujourd'hui en informatique : «elle permet d'offrir une seconde chance aux fichiers que l'utilisateur a effacés» (Wikipédia). La corbeilleoffre la possibilité de la récupération, du réarrangement, du recyclage, de la recomposition. Effacer est alors sauvegarder, mais d'une autre façon. Or si Émile Zavie a lui aussi «vu» ce problème, il ne s'inscrit pas, quant à lui, dans une logique des textes possibles. C'est toute la différence — et elle compte — entre lui et nous.


Marc Escola fait encore observer qu'Émile Zavie revendique dans le texte de L'Intransigeant une vision «patrimoniale de la littérature», alors même que le Führer se fait acclamer à côté au Palais des sports. Cela est troublant et glaçant. Doukipudonktan… Pour nous la perspective est, heureusement, différente, plus «saine» si on veut. La question des textes possibles est aussi la question de savoir comment on gère en lisant ses déchets. Écopoétique et théorie des textes possibles pourraient ici, via Céline, et Joubert, et Chateaubriand, et Proust, et Mme de Sévigné, et La Fontaine, et Shakespeare, et Racine, et Baudelaire, et Saint-Simon, et Bussy-Rabutin, et tutti quanti — on le voit, je reviens au «tourbillon» — se rencontrer.



Franc Schuerewegen (Université d'Anvers), juillet 2016



[1] «Enquête auprès des amateurs», Bulletin des lettres, Lyon, janvier 1933.

[2] «L'exemple à ne pas suivre», L'Intransigeant, 4 mars 1933.

[3]

Mémoires d'outre-tombe, éd. Jean-Claude Berchet, «La Pochothèque», t. I, p. 631.

[4] «Poétique de la citation», Chateaubriand mémorialiste, textes réunis par Jean-Claude Berchet et Philippe Berthier, Genève, Droz, 1998, p. 238.

[5]

Mémoires d'outre-tombe, ibid.

[6] «L'exemple à ne pas suivre». 



Franc Schuerewegen

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 2 Août 2016 à 9h15.