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Lecture contrauctoriale: problématiques, par Sophie Rabau. Notes de la séance d'introduction du séminaire "en résidence" organisé par l'équipe Fabula du 7 au 11 septembre 2009, à Carqueiranne (83), en partenariat avec le projet HERMÈS (Histoires et théories de l'interprétation).

Lire contre l'auteur: problématiques (notes)


Quelques mots en guise d'introduction pour que nous partions d'un certain nombre de points de repères que nous serons, je l'espère, amenés à abandonner ou à amender, soit par nos débats, soit parce que vous voudrez d'emblée compléter mon propos qui doit s'entendre évidemment comme un ensemble de propositions et non une feuille de route impérative.

Pour la petite histoire, voilà comment je reconstitue la genèse de ce projet «contreauctorial»: Marc Escola et moi-même cherchions quel projet intellectuel l'équipe Fabula pourrait proposer. Je crois que c'est Marc qui a employé la formule «lire contre l'auteur» et j'ai dit oui tout de suite, puis le reste de l'équipe n'a pas dit non, et j'ai ensuite forgé la formule «lecture contrauctoriale».

Pourquoi cette proposition?

La formule avait quelque chose de provocant dans la mesure où c'était pour nous une manière de répondre au reproche souvent entendu «de ne pas tenir compte de l'auteur, en particulier de son propos sur son oeuvre», voire de «déformer ses intentions».

Or loin de nous en excuser, ou encore de nous défausser en prétendant tenir compte d'autre chose, nous avons eu le réflexe de revendiquer le défaut qu'on nous reprochait: «Et si après tout, il était non seulement possible, mais encore recommandé» de lire de cette manière.

D'un défaut, il s'agissait donc de faire une méthode.

Nous n'avions pas grande idée de ce que pouvait signifier cette jolie et provocante formule «lire contre l'auteur». En d'autres termes, nous étions davantage dans la spéculation critique que dans la description d'une méthode déjà établie.

Or cette manière de prendre le risque de la spéculation était sans doute pour nous une façon de nous placer dans la continuité du premier «séminaire en résidence» de Fabula «La case blanche» (voir dans l'atelier de Fabula la page Case aveugle) où nous avions réfléchi précisément à la possibilité pour la théorie littéraire de n'être pas seulement descriptive mais aussi spéculative et systématique, d'envisager tous les cas possibles et pas seulement ceux qui sont avérés.

Ce sont ces deux idées, provocation et spéculation, qui vont me guider dans ce qui suit pour essayer de réfléchir à l'objet que nous nous sommes donné.


1) Provocation.

Provocation, ou paradoxe pourquoi? Parce que idée de lire contre l'auteur s'oppose à la fois à une doxa critique et à ce que j'appellerai une contre doxa.


- a) À une doxa, au sens où nous sommes les héritiers d'une tradition longue où la lecture professionnelle se fait non pas contre mais bien évidemment pour l'auteur. À cet égard je délimiterai de manière cavalière mais sans grande originalité, deux moments clefs ou originels de ce paradigme dominant:

  • Premièrement une des naissances de la lecture professionnelles, en l'occurrence à Alexandrie (bibliothèque) au 2ème siècle avant J.C:

Lire et commenter c'est alors lire pour l'auteur au sens le plus trivial de l'expression puisqu'il s'agit de lui attribuer son texte et son bien, de dire si le texte est ou non de l'auteur.
À partir de là il s'agit bien de lire non seulement en fonction de l'auteur, mais également pour l'auteur pour qu'il ne soit pas dépossédé de son œuvre.
On sait que c'est là que naît la fameuse méthode des parallèles:
On explique Homère à partir d'Homère, qui repose sur le présupposé d'une intention d'auteur unique et cohérente.

Non pas que dès cette période des lectures ne fassent pas fi de l'intention de l'auteur: je pense évidemment à la naissance de l'allégorèse, mais dans tous les cas d'allégorèse, à ma connaissance, il n'est jamais dit ouvertement qu'on va contre l'intention de l'auteur, au contraire on lui attribue une science des vérités que l'on découvre cryptées dans son texte.

  • Deuxième moment clef: la naissance de l'interprétation romantique avec Schleiermarcher:

Schleiermarcher décrit en effet le travail de l'interprète comme la quête dans le texte du travail, irréductible à tout autre, de l'individu, en l'occurrence de l'individu qu'est l'auteur.
Si on décrit cette interprétation comme intersubjective, c'est bien sûr parce que l'interprète se doit de s'effacer comme sujet pour laisser advenir la subjectivité de l'auteur, la reconstituer ce qui équivaut à bien lire.

De là la méthode de Schleiermacher:

    • l'interprétation grammaticale, qui équivaut à une connaissance de la langue et de la culture de l'auteur, nécessaire pour connaître le milieu général dans lequel travaille l'individu, le matériau commun à lui et à ses contemporains.

    • Surtout l'interprétation technique, ou psychologique, qui permet de comprendre ce que l'œuvre a de proprement individuel, plus précisément de reconstruire l'activité intérieure de l'individu au moment où il travaille ce matériau commun.
      • Cette interprétation technique passe d'abord par la méthode des comparaisons où l'on met en perspective le texte ou la phrase, bref toute unité inférieure, avec un ensemble plus vaste, le texte pour la phrase, pour le texte l'œuvre, et pour l'œuvre la production littéraire d'une époque, afin de guetter ce qui dans le détail diffère du tout et signe la marque de l'individu.
      • À côté de la méthode comparative, Schleiermacher décrit également l'interprétation dite «divinatoire» ou «intuitive»où c'est par une intuition plus difficilement descriptible et communicable que l'interprète accède à l'activité intérieure de l'écrivain au travail et par là à ce que son œuvre a d'irréductible[1].

Bien évidemment dans la suite de l'histoire de l'interprétation, une inflexion s'est fait jour au sens où l'idée de reconstituer l'intention de l'auteur s'est vue opposée à la nécessaire intervention de la subjectivité du lecteur qui ne peut être effacée, de même que ne peut être effacée la distance historique. C'est en ce sens que se lit la philosophie heidegerienne qui marque que le dasein n'est pas un obstacle à l'interprétation mais sa condition même. Cette idée ayant donné naissance à l'idée de dialogue dans la langue chez Gadamer, (le texte pose une question, l'interprète également), et dans le domaine plus proprement littéraire aux théories de la réception.

Mais on pourrait parfaitement décrire ces théories herméneutiques post-romantiques comme des tentatives de continuer à lire pour l'auteur: certes on ne retrouvera pas l'intention de l'auteur pure et originelle, mais on va s'en rapprocher asymptotiquement en mettant en place une sorte d'hygiène de l'interprète sommé de connaître sa position et sa propre subjectivité dans son travail d'interprétation, comme si idéalement, même si c'est impossible, il fallait à défaut de pouvoir retrouver l'auteur pur du moins pouvoir dire ce qui vient parasiter la reconstitution de son intention.

Lire contre l'auteur c'est prendre le contre-pied de cette tradition. Mais ce n'est pas pour autant rejoindre ceux qui se sont opposés à cette doxa en lui opposant une contre doxa


- b) Contre doxa

En effet, pour s'opposer à cette tradition, deux stratégies, pas forcément incompatibles ont été mises en œuvre:

- Soit non prise en cause de l'auteur dont la figure est jugée sans pertinence pour l'appréhension du texte (pour aller vite structuralisme et post structuralisme): il s'agit alors de lire sans l'auteur, mais non pas contre lui. Ou plutôt si on lit contre l'auteur, c'est contre l'idée d'auteur perçu comme figure du pouvoir et de la fixité du sens, mais non pas comme nous le proposons contre l'auteur singulier de l'œuvre singulière.
- Soit, deuxième stratégie, par transfert d'autorité à un autre objet chargé de l'autorité de l'auteur, notamment chargé d'assurer en l'absence de l'auteur la validation de l'interprétation.

Il est commode à cet égard de reprendre les catégories de Eco (intentio operis, intentio lectoris):

Intentio operis:

C'est pour respecter l'œuvre dans son immanence qu'on lit, et c'est le respect du texte qui donne une limite à l'interprétation (vs par exemple l'intention de l'auteur). Toutefois, comme l'a marqué, notamment, A. Compagnon, cette stratégie ne fait que reporter sur le texte, des attributs autrefois donnés à l'auteur. En effet elle repose sur l'idée du texte comme tout cohérent que l'interprétation ne doit pas rompre.
Ce qui fonde cette manière de voir les choses, c'est bien sûr l'idée d'une intention unique et cohérente d'un individu, c'est-à-dire de l'auteur dont la cohérence intentionnelle est reportée sur le texte.

Intentio lectoris:

Ou encore dans les termes de Culler relisant Eco dans Interprétation et Surinterprétation, droit du lecteur à poser au texte des questions qu'il ne semble pas poser. Dans ce cas là c'est sur le lecteur qu'est transférée l'autorité de l'auteur.

Dans ces deux cas, me semble-t-il, l'auteur est soit abandonné, soit transferé à un autre instance qui se trouve légitimé. Or dans ce que nous proposons, il n'est pas question d'abandon ou de transfert, mais bien de maintenir l'auteur à sa place, à la nuance près que nous ne prétendons pas lire pour lui, mais contre lui.

En ce sens nous nous éloignons aussi de la contre doxa pour proposer une formule qui semble ne ressembler à rien de connu, d'où l'impression qu'elle possède un caractère spéculatif.


2) Spéculation.

Qui dit spéculation, dit d'abord tentative de dresser a priori un tableau de ce à quoi pourrait ressembler notre objet. Un tableau ou plutôt trois que je vais présenter et qui ont évidemment valeur heuristique:

Tableau 1
- Description d'une lecture (histoire) Programme de lecture (intention de lire de la sorte un auteur)
Discours d'intention - -
L'œuvre elle-même (contradiction) - -
Discours postérieur - -
Personne de l'auteur - -

Tableau 2
- Intention assumée (méthode 1) Intention motivée (méthode 2) Réponse à programme de lecture
Discours d'intention - - -
L'œuvre elle-même (contradiction) - - -
Discours postérieur - - -
Personne de l'auteur - - -

Tableau 3
- Lecture contrauctoriale ouverte Lecture contrauctoriale masquée Lecture pseudo-contrauctoriale
Discours d'intention - - -
L'œuvre elle-même (contradiction) - - -
Discours postérieur - - -
Personne de l'auteur - - -


La colonne gauche de ces trois tableaux répond à la question: contre quoi de l'auteur on lit:
-Discours d'intention à quoi on s'oppose (préface).
- L'œuvre elle-même perçue comme réservoir de marques de l'auteur ou encore porteuse de traits que l'on peut reprocher à l'auteur (contradiction).
- Discours postérieur (l'auteur en lecteur «froid» comme dit Eco de son œuvre).
- Personne de l'auteur (Cas de Céline, par exemple).


Puis selon les tableaux différents critère en haut:

- Tableau 1: Ce que nous risquons de rencontrer: soit un cas avéré dans l'histoire, soit un programme que nous nous donnons.

- Tableau 2: Nature de la lecture contrauctoriale.
-- Soit c'est méthodologique en un premier sens: on décide de lire en s'opposant à l'auteur, par principe et sans raison particulière.
-- Soit c'est méthodologique en un second sens: on lit contre pour une raison qui incite à lire contre, par quoi la lecture contrauctoriale est présentée comme exceptionnelle.
-- Soit c'est méthodologique par fidélité paradoxale à l'auteur: on considère que c'est être fidèle à une poétique particulière que de lire contre l'auteur.

- Tableau 3 : (qui pourrait peut-être concerner surtout les cas de description de cas historiques) = cas où la lecture auctoriale se donne comme telle ouvertement, cas où elle est décelée par nous sans que le lecteur la revendique/ Cas enfin où la lecture se ferait apparemment contre auctoriale mais ne serait qu'un leurre: c'est le pseudo contrauctorial).


Quelques remarques:

On le voit sur ces tableaux, dire spéculation ne veut pas dire inattention à l'histoire des lectures, mais au contraire clef d'entrée ou angle d'attaque pour repérer des pratiques connues de lecture, ce qui constitue une de nos tâches.

Mais l'enquête historique se double toujours d'une tâche d'invention: peut-on inventer à partir de là une méthode?

Or ces tableaux nous indiquent aussi me semble-t-il l'écueil auquel nous pouvons nous heurter dans cette double tâche:

De fait je n'exclus pas, d'une part, idée que des lectures contrauctoriales puissent exister sous les atours de lecture plus classiques (masquées): cas de l'allégorèse par exemple.

En ce sens la lecture rhétorique au sens de Charles, c'est-à-dire une lecture interventioniste où l'on conteste l'auteur et remet en cause son projet = pas la seule concernée. Il peut très bien aussi arrriver qu'une lecture apparemment plus proche d'un commentaire classique soit en fait contrauctoriale.

Je n'exclus pas non plus, d'autre part, l'idée qu'une lecture contrauctoriale puisse se faire en sous main, se réclamer de l'autorité de l'auteur (pseudo contrauctoriale), mais aussi cas où cela répond à une poétique de l'auteur et qu'un certain nombre d'entre vous ont proposé. Si bien, soit dit, en passant, que certains ici sont du côté de la lecture, mais d'autre de l'auteur comme si le partage intentio lectoris et intentio auctoris éclatait quand on le passe à la moulinette de la lecture contrauctoriale: communication aussi bien sur la lecture, que sur des poétiques contrauctoriales.

Donc la lecture contrauctoriale peut se masquer soit sous la forme d'un commentaire classique, soit être prévue par le projet de l'auteur. Ces dissimulations et écrans me semblent provenir d'une unique raison: on ne renonce jamais facilement à l'autorité, quelle qu'elle soit et en particulier à l'autorité qui vient légitimer une lecture.

Par quoi, nous risquons de nous heurter à un double problème

- D'une part: risque que la lecture contrauctoriale la plus contestataire cherche pourtant une autorité, voire se revendique de l'auteur.

- Inversement: quand on prétend lire pour l'auteur, ne serait-on pas dans certains cas, en train de lire contre sans le dire.

Dessiner ce double écueil, c'est poser une question peut-être plus fondamentale (je la pose et j'explique): la lecture contrauctoriale est-elle une lecture transgressive et d'exception?

Si l'on dit oui, on admet en effet qu'il est possible en s'opposant à la doxa de proposer un mode de lecture inédit des textes littéraires, ce qui est séduisant mais un peu réducteur.

Si l'on dit non, on admet que la lecture contrauctoriale est le refoulé de la lecture proauctoriale, qu'elle existe souvent masquée, que nous disposons alors moins d'une méthode inédite que d'un instrument critique propre à débusquer les masques de la lecture proauctoriale: c'est peut-être moins amusant, mais autrement efficace.


L'autorité ou comment s'en débarasser (ou ne pas s'en débarasser)?

La lecture contrauctoriale, nouvelle manière de lire ou refoulé de la lecture des textes?

Voilà donc les deux questions que je vous propose pour commencer, tout en espérant que nous aboutirons à d'autres questions.


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[1] Pour toutes les remarques concernant Schleiermarcher, nous nous référons à la traduction de C. Berner (1987).



Sophie Rabau

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Dernière mise à jour de cette page le 11 Novembre 2009 à 20h58.