Atelier



Lecture contrauctoriale: "Pour une critique de l'émergence: la lecture à contre-fil", par Jean-Marie Grassin.
Séminaire "en résidence" organisé par l'équipe Fabula du 7 au 11 septembre 2009, à Carqueiranne (83), en partenariat avec le projet HERMÈS (Histoires et théories de l'interprétation).



Pour une critique de l'émergence: la lecture à contre-fil
(résumé)


On peut se demander si l'idée d'une "lecture contrauctoriale" convoquée par le thème du séminaire s'inscrit dans un contexte théorique et méthodologique d'une analyse déconstructionniste du discours. En effet si l'interrogation de la base de donnée du DITL ne donne pas de résultat sur le syntagme «contre l'auteur» ou son équivalent anglais, l'expression «reading against» est attestée et renvoie à ce contexte. Le terme même fait écho à l'interprétation "à contre-fil" du document historique proposé par Walter Benjamin (Thèses sur la philosophie de l'histoire, 1940, 1973). Le texte transmis par la culture dominante est imprégné d'un certain "barbarisme" inhérent à la civilisation moderne ; le lecteur engagé devra donc "s'en dissocier aussi loin que possible" en le prenant "à contre-fil" afin de s'émanciper des présupposés idéologiques et d'en faire émerger les linéaments. Plus récemment, un manuel de lecture américain (David Bartholomae et Anthony Petrosky, 2002) oppose les effets de lectures "avec" l'auteur dans le fil et face à l'auteur "à contre-fil" ("against the grain"). En rapportant cette distinction à celle proposée par Roland Barthes entre les textes de plaisir et de jouissance, on pourrait ainsi parler d'un part de lectures du "lisible", dans le fil du texte, sans accrocs, familières et sécurisantes, et d'autre part de lectures "scriptibles" ou "émergentes" entraînant le sujet dans des perspectives inédites. La lecture à contre-fil fait apparaître les aspérités du texte, ses contradictions, ses apories; elle autorise une multiplicité d'interprétations toujours renouvelées. C'est en provoquant un "effet de vie", une certaine "ébriété" de création chez le récepteur par cette confrontation qu'elle se fait "scriptible". En empruntant la terminologie de Viktor Sholvsky, des formalistes russes et de l'École de Prague, nous dirons alors qu'elle "défamiliarise", ou "singularise" les énoncés, "mettant en évidence" (foregrounding) leurs irrégularités; elle évite l' "automisation" (selon le terme de l'École de Prague) ou la "naturalisation" (selon Jonathan Culler) du texte qui, au contraire, le lisse, réduit son étrangeté, gommant l'inattendu ou l'insupportable. Ce ne sont plus surtout, comme le pensaient les formalistes, les formes déviantes du texte qui lui affecte un statut littéraire, qui en font la "littérarité"; ce serait plutôt ici la lecture à contre-fil qui fait émerger la littérarité du texte en lui insufflant un dynamisme créateur. Si l'auteur reste le "lieu" de la production du texte, ce serait plutôt chez le lecteur "oppositionnel" que jaillirait la littérature.

Cette lecture à contre-fil s'apparente à la "lecture par contrepoint" (contrapunctal reading) théorisée par Edward Said dans une perspective postcoloniale ; elle arme le lecteur d'une "contrepartie" permettant de faire émerger l' "autre du texte", de faire apparaître ce contre-texte dynamique. La lecture à contre-fil (reading against the grain) n'a pas manqué non plus d'alimenter le discours féministe, la queer theory, la déconstruction de la "présence" chez Jacques Derrida, la littérature des minorités, les subaltern studies, etc. On voit donc qu'il ne s'agit pas seulement dans la lecture "contrauctoriale" d'une approche de textes singuliers, mais plutôt d'une vision globale d'un monde en mouvement, en mutation, de la mise en mouvement d'un monde autre. Le propre de cette approche "scriptible" est de toujours faire émerger du sens dans les textes, non pas un sens inhérent au texte, ni un sens voulu par l'auteur, mais des significations nouvelles suscitées par des contre-lectures réitérées. Il ne s'agit pas de nier l'intention de l'auteur comme répondant, ni d'imposer au texte l'intention d'un lecteur engagé, ni même de confronter leurs intentions ou de résoudre dialectiquement leurs oppositions, mais de voir ce qui peut résulter de cette violence faite au texte. La définition classique du phénomène émergent est qu'il n'est ni la somme, ni le mélange, ni la simple combinaison de ses constituants, mais une entité autre, inouïe, non-reproductible, imprévisible à partir des conditions préexistantes, comme la naissance d'un enfant n'est pas l'association déterminée des gènes de ses parents, mais un produit unique de leur interaction. La posture de l'auteur et la réaction en contrepoint du lecteur produisent ce que nous avons appelé ailleurs, à propos de la comparaison (autre type de "contre-lecture"), le "tiers-émergent", un "autre du texte". La lecture "contrauctoriale" ou à contre-fil est un fait émergent dans la mesure où cette expérience cognitive n'est déterminée ni par la volonté de l'auteur ni par l'horizon d'attente du lecteur, qu'elle est quelque chose d'autre imprévisible avant qu'elle ne manifeste ses effets, dans la mesure aussi où elle transforme le lecteur en un autre lui-même, le conduit au-delà de lui-même. Il ne sera plus jamais le même après avoir été "réécrit" par sa lecture. Cette bascule de l'objectivité transcendante du texte à la subjectivité réactionnelle du lecteur est la marque d'une poétique de l'émergence s'imposant comme paradigme de la science postmoderne.


Retour à la page Lecture contrauctoriale communications. Retour au sommaire du dossier Lecture contrauctoriale.
Autre page associée: Etudes culturelles.

Jean-Marie Grassin

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 11 Novembre 2009 à 19h14.