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À défaut de pouvoir reconnaître exactement un personnage romanesque pour l'avoir rencontré, nous devons pouvoir croire à son existence. La mimèsis littéraire ne saurait se déployer à vide et subsister dans un espace de pure apparence : elle doit s'appuyer sur une vérité partagée entre auteur et lecteur qui cautionne la crédibilité de l'entreprise représentative. « Entre toutes les règles qu'il faut observer en la composition de ces ouvrages, celle du vraisemblable est sans doute la plus nécessaire. Elle est comme la pierre fondamentale de ce bâtiment et ce n'est que sur elle qu'elle subsiste », explique en 1641 Mlle de Scudéry. Mais si elle est indissoluble du concept de mimèsis dans la tradition aristotélicienne, la notion de vraisemblable est faussement simple et il importe de bien la distinguer de concepts voisins :

- le vraisemblable n'est pas la ressemblance : puisque, au sens strict, le langage ne peut reproduire que du langage, la vraisemblance est nécessairement une construction intellectuelle. Il est inutile de la rappeler, le mot chien ne mord pas et nous ne voyons des lions des fables de La Fontaine qu'un signifié abstrait. En dehors de la représentation théâtrale, les yeux ne nous que d'une utilité secondaire pour évaluer les productions mimétiques de la littérature. Même s'il existe des référents auxquels il est possible comparer des représentations littéraires (par exemple la géographie d'une ville qui serait décrite par un récit, ou l'histoire d'une bataille dont pourrait témoigner des chroniques), la mimèsis implique nécessairement un point de vue particulier et une organisation intellectuelle du réel et ne repose que rarement sur une reconnaissance immédiate du monde, qui supposerait un appauvrissement extrême de ce que c'est que la littérature.

- Le vraisemblable d'une représentation n'est pas son exactitude : selon un paradoxe bien connu, la réalité est souvent invraisemblable, et ce qui peut être cru par tous les lecteurs relève d'une sorte moyenne, qui exclut la représentation de faits atypiques ou extraordinaires, ou impose à l‘écrivain de cautionner ceux-ci par un contexte plausible (nous pouvons croire à la grandeur surhumaine de Jean Valjean dans les Misérables de V. Hugo que par la garantie que constitue les aspects ordinaires et communs de sa psychologie. En ce sens, la représentation littéraire relève du général, et non du particulier et s'oppose ainsi à l'histoire.

- Le vraisemblable n'est pas pour autant le vrai, car la représentation littéraire ne satisfait pas aux l'impératifs de d'exhaustivité, d'unicité et de réfutabilité qui sont le propre à la vérité au sens philosophique du terme : la « vérité » du comportement de Phèdre ne peut être ni infirmée, ni démontrée. la mimèsis ne se déploie pas dans l'univers gnomique des idées mais dans celui des actes et choses. Elle implique des vérités, souvent exemplaires et signifiantes, mais assurément jamais uniques et univoques.

- Une représentation « vraisemblable » se différencie également de ce que G. Genette nomme représentation « motivée », c'est-à-dire d'une représentation qui tirerait sa légitimité du discours du narrateur (pensons à la manière dont Balzac nous explique autant qu'il nous décrit les comportements de ses personnages) et non du récit lui-même. Or la représentation littéraire peut s'appuyer uniquement sur la logique causale interne à une narration (ce que Genette nomme motivation zéro) et se dispenser de tout discours explicatif : telle ou telle action semble légitime tout simplement parce qu'elle entre dans le texte un rapport de subséquence avec une action précédente, ou parce qu'elle s'appuie sur un socle idéologique implicite (un comportement peut être jugé vraisemblable parce que conforme à la bienséance par exemple), ou encore à un ensemble de textes (telle action héroïque est jugée vraisemblable à l'intérieur de telle courant de l'histoire de la tragédie).

En somme, le vraisemblable relève de la « vérisimilitude », c'est-à-dire d'une forme d'imitation de la vérité qui substitue au critère formel et logique la rationalité narrative, et qui remplace l'exigence de référence propre au vrai par l'exemplarité des mondes possibles à l'intérieur d'un contexte et d'un intertexte donné.

Alexandre Gefen

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Dernière mise à jour de cette page le 10 Novembre 2007 à 23h06.