Atelier

1. Le temps de l'histoire littéraire comporte-t-il des dates ?

1.1.0. On répondra sans trop d'hésitations : oui, le temps de l'histoire littéraire comporte bien des dates — et de plusieurs sortes : dates de parution des œuvres pour l'essentiel, mais aussi dates de telle ou telle querelle (1637 pour la « querelle du Cid », 1830 pour la « bataille d'Hernani »), de tel ou tel « manifeste » (1924 pour le premier Manifeste du surréalisme), ou encore : dates de création de telle ou telle revue, de telle ou telle institution littéraire (l'Académie française, les prix littéraires…), voire date de fondation de telle ou telle maison d'édition, etc. Nombre de créations qui ne sont pas directement des créations esthétiques font événement à leur façon et au même titre que la parution des œuvres elles-mêmes.

1.1.1. L'histoire de la littérature est ainsi jalonnée de dates de naissance. On observera que les dates de décès y sont beaucoup moins nombreuses : on ne saurait vraiment dater la « disparition » d'une œuvre ; alors même qu'elle a sombré dans l'oubli, qu'elle n'est plus disponible en librairie ou qu'elle n'est plus mentionnée dans les manuels ou histoires de la littérature, l'œuvre continue de vivre silencieusement dans les catalogues de bibliothèques et la possibilité de sa « redécouverte » par un public plus large que celui des seuls spécialistes demeure indéfiniment ouverte.

Les « actes de décès » sont plus couramment admis pour les genres littéraires : on peut bien considérer que la tragi-comédie s'efface au cours des années 1640 au profit de la tragédie « régulière », que Le Cid (1637) constitue la dernière tragi-comédie de Corneille qui s'adonne à la tragédie à partir d'Horace (1640) mais que signifie alors le fait que Corneille puisse donner en 1648 une nouvelle édition du Cid, sans variante majeure, avec le label générique de « tragédie » ? On pourrait aussi bien soutenir l'idée que la tragédie n'est jamais (pour Corneille au moins) qu'une continuation de la tragi-comédie par d'autres moyens — avec d'autres contraintes… Bien plutôt que de l'abandon pur et simple d'un genre, il en va ici d'un réaménagement du système des genres, dont témoigne par ailleurs l'apparition du genre « neuf » de la comédie héroïque. L'histoire des genres est peut-être à penser en termes de transformations et redéfinitions successives, sans vraie solution de continuité : les faire-part de naissance comme les actes de décès génériques sont toujours sujets à caution : que de fois n'a-t-on pas prononcé la « mort du roman » depuis 1945 ! Et comment faut-il dater la naissance du « roman moderne » : de la parution de Don Quichotte ? de La Princesse de Clèves ? de Jacques le Fataliste ? de Madame Bovary ? La date choisie décide ici une définition du genre et commande l'histoire qu'on peut en faire — la chose doit bien sûr s'entendre à l'envers : la définition préalable que l'on se donne du genre conditionne le choix des dates à retenir comme événements dans son histoire… Autre exemple : comment datera-t-on la naissance de l'autobiographie ? On a pris l'habitude de regarder Les Confessions de Rousseau (1781) comme le premier exemplaire du genre, mais si Rousseau donne son entreprise comme « sans exemple », le titre même affiche une filiation avec les Confessions de Saint-Augustin et l'œuvre une dette évidente à l'égard de Montaigne. Aucun genre peut-être n'apparaît ex nihilo ; aucun ne peut disparaître sans laisser de trace aucune…

1.1.2. Si l'on s'en tient aux seules dates de parution des œuvres, on doit se demander si chaque œuvre admet bien une date et une seule : quelle est au fond la date d'une œuvre ?

Sera-ce celle de la première édition ? celle de la dernière édition « revue et corrigée » par l'auteur ? Dans le cas, très courant, où un auteur a donné plusieurs éditions de la même œuvre, quelle date fera autorité ? Dans l'histoire des pratiques éditoriales (celles de la prestigieuse collection « La Pléiade » des éditions Gallimard, par exemple), la dernière édition revue par l'auteur a longtemps été regardée comme le « bon » texte, mais un usage récent tend à donner le texte de la première édition, réputée plus fidèle à la première inspiration de l'auteur. Le choix engage toute une philosophie de la création : dans le premier cas, on privilégie l'idée d'une « maturité » créatrice et l'on regarde l'édition princeps sinon comme une sorte de brouillon du moins comme une œuvre en quelque façon encore incomplète ou inachevée ; dans le second, on privilégie l'idée de « fraîcheur » et l'on interprète les tardifs repentirs comme de dommageables concessions de l'auteur à l'égard, par exemple, de telle ou telle critique dont l'œuvre a pu faire l'objet.

La question de la datation se complique encore de considérations génétiques : les éventuels brouillons conservés n'obligent-ils à remonter en-deçà de la date de parution ? Et qu'en est-il des inédits, des œuvres inachevées et des publications posthumes, ou encore des œuvres toujours reprises par leur auteur, périodiquement publiées mais jamais vraiment achevées ? Dans le cas de Proust, on peut dater de 1922 la parution du premier volume d'À la recherche du temps perdu, mais l'œuvre étant restée inachevée du vivant de l'auteur, qui en a multiplié les versions « finales », on dispose aujourd'hui de plusieurs éditions profondément différentes dont les parutions respectives ont fait date à leur façon — sans préjuger des éditions encore à venir… (Voir à ce sujet les réflexions de Maya Lavault sur les récentes éditions d'Albertine disparue par J. Milly : http://www.fabula.org/revue/cr/412.php et par N. Mauriac-Dyer : http://www.fabula.org/revue/document1079.php)

Il en va mutatis mutandis de même des Pensées de Pascal : le texte publié en 1670 par des proches de l'auteur a fait autorité des siècles durant, avant que l'on s'avise de l'existence de « papiers » (brouillons, si l'on veut) dont l'étude a révélé l'étendue des « manipulations » auxquelles se sont livrés les premiers éditeurs. Faut-il alors dater la parution des Pensées de la première édition (celle de Lafuma) établie sur les « papiers » de Pascal ? Il reste que l'édition de 1670 a fait date : c'est ce « texte »-là que des générations de lecteurs (dont Voltaire…) ont eu entre les mains et qui a donné lieu à quantité de commentaires. (Voir, dans nos précédentes réflexions sur « l'autorité de l'auteur » les pages consacrées à Pascal : http://www.fabula.org/atelier.php?Le_corps_de_l%26%23146%3Bauteur_:_Pascal_ou_la_derni%26egrave%3Bre_main) À la lumière de ces deux exemples, on pourrait presque soutenir l'idée qu'une œuvre admet autant de dates que d'éditions…

Qu'en est-il par ailleurs des œuvres qui se donnent comme la reprise d'une « matière » léguée par la tradition, à l'instar des romans médiévaux qui sont sans origine assignable ? Et s'agissant du théâtre, que faire des cas où plusieurs années séparent la création d'une pièce de l'édition de son texte — comme il était d'ailleurs d'usage au XVIIe siècle, les comédiens à l'initiative de la création exigeant de l'auteur une exclusivité que mettrait naturellement à mal la publication trop rapide du texte ?

1.1.3. L'histoire littéraire abonde si bien en cas particuliers que l'on en vient à se demander si le cas où la « bonne date » est sans fixité n'est pas en définitive la règle. Il faut prendre au sérieux cette « résistance » des textes littéraires à se laisser dater comme de simples documents : les œuvres se laissent difficilement épingler dans la chronologie parce que leur propriété est de continuer de « vivre » au-delà de leur date de parution ou de création assignable. Telle est peut-être une définition possible de la littérarité : un texte est d'autant mieux marqué comme littéraire qu'il est toujours loisible de lui assigner plusieurs dates. On peut le dire en termes plus radicaux : une œuvre n'est vivante que de contester sa date en échappant au temps de sa création pour venir habiter le présent : elle « agit » dans le temps non pas depuis une origine assignable mais dans un temps en quelque façon continu, simplement scandé par des moments où elle s'actualise différemment.

Une œuvre qui coïnciderait exactement avec sa date de parution serait sans doute une œuvre « morte ». « Aucune œuvre ne veut être datée et rendue [par là] inoffensive », écrivait I. BACHMAN (proposition préalable 1) : ne retenir qu'une date, c'est regarder l'œuvre comme un document — un simple témoignage sur une façon de penser ou de vivre irrémédiablement disparue ; alors que l'œuvre vivante est celle qui reste toujours disponible pour répondre aux sollicitations d'une époque qui n'est plus la sienne mais qu'elle peut pourtant venir habiter.

L'œuvre existe dans le temps à la façon d'une action dont on peut retracer l'histoire : l'œuvre agit à travers la diversité des significations dont elle est passible. L'historien de la réception H. R. Jauss citait cette formule de K. KOSIK (proposition préalable 2): « L'œuvre vit dans la mesure où elle agit. L'action de l'œuvre inclut également ce qui s'accomplit dans la conscience réceptrice et ce qui s'accomplit en l'œuvre elle-même. La destinée historique de l'œuvre est une expression de son être. […] L'œuvre est une œuvre et vit en tant que telle dans la mesure où elle appelle l'interprétation et agit à travers une multiplicité de significations. »

Soit encore, pour retenir le beau paradoxe énoncé par J. SCHLANGER (proposition préalable 7), que les présentes réflexions se vouent simplement à méditer : « L'œuvre ne cesse pas de faire événement »

Les cas où telle œuvre « fait date » à retardement, telle autre connaît des éclipses suivies de « redécouvertes » (ainsi des œuvres de l'âge baroque et de cette période tout entière) ne sont peut-être que ces cas particuliers qui illustrent cette loi générale : la possibilité pour toute œuvre de faire date plusieurs fois, c'est-à-dire en définitive de ne jamais cesser de faire événement.

L'histoire littéraire a donc ce paradoxe-là à affronter : le fait que le texte passé, s'il est toujours vivant, soit toujours lu au présent ; qu'il puisse donc, sans jamais cesser tout à fait d'être toujours lui-même, répondre à des sollicitations totalement étrangères à l'époque qui l'a vu naître. Ce paradoxe, on le conçoit, est celui de l'interprétation — et de la littérature elle-même : comment un même texte peut-il être riche de plusieurs sens possibles et s'actualiser différemment au cours de l'Histoire ? Comment peut-il rester le même et être toujours autre dans la lecture que nous en faisons ?

Ce qui fait des textes littéraires des objets historiques tient précisément dans cette transhistoricité.


Si le paradoxe ainsi formulé ne peut guère prétendre à l'originalité, comment se fait-il qu'on laisse le plus souvent les étudiants de lettres en faire seul l'expérience ? Doit-on penser que le paradoxe ne se laisse pas enseigner ? On affichera ici la conviction contraire : il est précisément la tâche propre de l'histoire littéraire comme discipline et, partant, comme formation. Non pas seulement : dans quel contexte telle œuvre du passé a vu naissance, mais comment, à quelles conditions proprement historiques, cette œuvre-là est-elle venue jusqu'à nous et continue-t-elle d'habiter notre temps ou notre actualité ?

Pour continuer à creuser ce paradoxe, et en proposer d'autres formulations, on se tournera maintenant vers un curieux texte du « jeune » Marx :

1.2.0. Marx, le paradoxe de l'œuvre ou l'enfance de l'art.

1.2.1. Marx a donc pris très tôt conscience du paradoxe de l'œuvre d'art ; s'il n'y a jamais apporté de solution satisfaisante, on conçoit que le problème l'ait longtemps tourmenté : dans la conception marxiste de la création, les formes artistiques thématisent toujours les rapports de production d'une époque donnée, et l'art témoigne de ces rapports de classe à la façon d'un document : comment dès lors penser le fait qu'une œuvre ou une esthétique puisse survivre à la période qui l'a vu naître ?

La difficulté n'est pas d'expliquer l'apparition de la mythologie en Grèce, note Marx ; il n'est pas étonnant que les Grecs aient eu un art qui satisfasse leurs aspirations : l'étonnant, c'est qu'il puisse nous procurer un plaisir aujourd'hui, alors même que les questions auxquelles cet art cherchait à répondre ne sont plus les nôtres. Il est plus surprenant encore que l'on puisse trouver dans cet art « inactuel » des modèles ou des normes du beau valables aujourd'hui encore.

Le beau est donc historique, mais il ne se périme pas : tel est au fond le scandale pour le jeune Marx, qui en propose une résolution assez courte : évoquer l'enfance retrouvée à volonté, c'est ici traiter la Grèce ancienne comme l'enfance de l'humanité ou le berceau de l'art occidental. Le plaisir esthétique serait alors seulement nostalgique ? On répondra à Marx qu'on ne lit pas les œuvres grecques de Sophocle ou d'Euripide comme des prototragédies ou des brouillons d'enfants encore malhabiles ; on les lit parce qu'on peut y entendre un écho des questions d'aujourd'hui, et des réponses qui en elles nous restent encore disponibles : il n'est que de songer à Œdipe…


1.3.0. On doit postuler que le temps linéaire, en regard duquel les œuvres du passé sont « loin de nous » est doublé d'un temps plus élastique où les œuvres nous restent présentes et viennent jusqu'à nous pour gagner une actualité toujours neuve : il faut admettre l'existence d'un temps ou d'une « mémoire des œuvres », selon l'heureuse formule de J. Schlanger, d'un régime de permanence spécifique aux œuvres d'art et à la littérature.

1.3.1. J. Schlanger, la durée d'une actualité.

1.3.2. La durée singulière des œuvres est celle d'une actualité ; pour rendre à la proposition de J. Schlanger toute sa force, notons au passage que l'expression « durée d'une actualité » fait en quelque façon oxymore. Elle suggère qu'il faut renverser les termes du problème tel que posé par Marx : posons que toutes les œuvres s'entr'appartiennent dans un espace où le temps ne passe pas, et décidons alors que ce n'est pas la permanence qui fait scandale mais bien plutôt l'effacement, la distance de certaines œuvres que nous ne parvenons plus à lire dans notre actualité qui demande à être expliqué. Penser la « simultanéité des non-contemporains », telle serait l'une des missions de l'histoire littéraire.


1.4. Mais auparavant, observons avec les théoriciens Welleck & Warren les écueils de (ou les reproches régulièrement adressés à) l'histoire littéraire la plus traditionnelle.

1.4.1. R. Welleck & A. Warren : De quoi l'histoire littéraire doit-elle faire l'histoire ?



Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 3 Avril 2006 à 20h54.