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LE MAITRE DU HAUT CHATEAU, PHILIP K. DICK Texte d'un exposé oral présenté dans le cadre du séminaire "Sortir du temps" par Julie Schutz, élève à l'ENS-LSH.

INTRODUCTION Le Maître du haut château est un roman assez complexe. Avant d'entrer dans le vif du sujet en s'attaquant à l'histoire et ses détails, il y a trois choses à dire d'emblée pour pouvoir appréhender le rapport au temps du roman :

– D'abord, il s'agit d'une uchronie : il s'agit donc d'écrire l'histoire telle qu'elle aurait pu être si un événement précis avait été différent.

– Ensuite, il faut prendre en compte le fait que Philip K. Dick soit un auteur de science-fiction, qui n'a pas écrit que des uchronies, qui s'est donc forcément intéressé à la théorie scientifique du temps. Or on a toujours su qu'il y avait une fracture entre le temps objectif et le temps subjectif. L'exemple généralement donné est celui de l'attente chez le dentiste, qui peut sembler durer des heures même si, en réalité, elle ne dure que quelques minutes. Mais depuis les travaux d'Einstein, on a découvert que le temps objectif est, comme le temps subjectif, relatif. La mesure du temps est en réalité différente d'un référentiel à un autre quand leurs vitesses respectives sont différentes l'une par rapport à l'autre. Ainsi, si un jumeau tourne autour de la Terre à très grande vitesse dans une navette spatiale, il vieillira moins vite que son jumeau resté à Terre. Il a toujours été complètement impossible de définir le temps ou même d'en saisir le concept. La fameuse question de St Augustin dans le livre XI de ses Confessions est toujours d'actualité : « qu'est-ce donc que le temps ? Si personne ne me pose la question, je sais ; si quelqu'un pose la question et que je veuille expliquer, je ne sais plus. » Le temps est un concept terrible à appréhender, il est impossible d'en faire le tour, de le comprendre. Mais, depuis Einstein, l'incertitude quant au temps est démultipliée. Le temps objectif lui-même n'est pas quelque chose de certain, il faut s'en méfier.

– Enfin, il faut prendre en compte les angoisses de l'auteur du livre. Philip K. Dick est un des auteurs de science-fiction les plus renommés, l'un des rares à être pris en compte par la critique académique. Né en 1928 et mort en 1982, il est devenu un véritable personnage à la vie complètement mythifiée. Comme je ne pourrai pas dégager le vrai du faux, je vais me contenter de faire allusion à la légende : aux divorces multiples et drogues en tout genre se mêlent de graves troubles psychiatriques comme la paranoïa et la schizophrénie. À l'origine de ces maladies psychologiques, une histoire terrible : à sa naissance, le petit Philip a une sœur jumelle, Jane… mais durant les premières semaines de leur vie, les nouveau-nés souffrent de carences alimentaires. Un peu plus d'un mois après sa naissance, Jane meurt. C'est le premier traumatisme de Philip K. Dick, qui sera toujours obsédé par l'idée de la régression (le désir de remonter le temps qui se remarque par exemple dans son roman À rebrousse-temps) et par l'idée du double. C'est aussi le premier vertige de Philip K. Dick, vertige qui s'associe à un dédoublement de la réalité et à une obsession : le petit Philip se demande si, dans une autre réalité, ce n'est pas lui qui est mort et Jane qui est en vie… À partir de là, la réalité sera toujours dédoublée, truquée, pour Philip K. Dick. Le thème de prédilection de Philip K. Dick, c'est la réalité comme simulacre, comme mensonge. Il initie ainsi un courant extrêmement important de la science-fiction. Evidemment, ce doute jeté sur l'idée de réalité va s'accompagner d'une dégradation des repères temporels qui structurent la réalité.

Pour résumer, le Maître du Haut Château</i> joue avec le temps à deux niveaux : - il joue avec l'histoire humaine à travers le genre de l'uchronie. - il refuse l'appréhension intuitive du temps, qui n'a plus de stabilité théorique (c'est ce que dit la science), et surtout qui est regardé avec méfiance comme une donnée trompeuse de la réalité qui est elle-même un simulacre.

Toujours dans le cadre de l'introduction, il est dans d'essayer de raconter l'histoire du Maître du haut château. La trame de base est simple : l'intrigue se déroule dans les années 60, mais dans un autre univers, dans lequel le Japon et l'Allemagne nazie ont gagné la seconde guerre mondiale en 1947. L'Allemagne et le Japon se sont partagé le monde. L'ouest des Etats-Unis vit calmement sous l'occupation japonaise, tandis que l'est souffre de la dictature nazie. Au centre, les Etats des Montagnes Rocheuses jouissent d'une relative neutralité. La situation mondiale est assez peu développée : on sait seulement que le Japon domine l'Amérique latine alors que l'Allemagne nazie domine l'Europe et elle éradique systématiquement la population africaine. Le roman se situe à un moment crucial de l'histoire mondiale, puisque le second Führer, l'héritier d'Hitler, est mort : une bataille engage les principaux leaders nazis pour sa succession. Le roman se construit à travers les destins croisés de quelques personnages. Leurs intrigues se croisent et se superposent. Certains personnages se connaissent, d'autres non. Parfois, l'action d'un personnage aura un effet sur le destin d'un autre, mais il est très difficile de donner une configuration claire des liens qui les réunit tous. Mais ce qui rend Le Maître du Haut Château particulièrement intéressant, c'est que dans la zone libre des Etats-Unis vit un écrivain du nom d'Abendsen – la légende raconte qu'il habite dans une forteresse, un véritable château (ce qui donne d'ailleurs le titre du roman de Philip K. Dick). Or Abdensen a écrit un roman, la Sauterelle Pèse Lourd, qui décrit une uchronie dans laquelle les Alliés ont remporté la victoire en 1945. Il y a bien une uchronie dans l'uchronie. Cette mise en abyme provoque déjà clairement un dédoublement de la réalité. Mais ce qui rend le roman encore plus intéressant, c'est que ce monde que décrit Abendsen, celui qui a vu les Alliés victorieux, n'est pas exactement notre monde. Dans le livre d'Abdensden, la victoire des Alliés n'est pas due aux mêmes événements que dans notre monde. Par exemple, dans cet univers parallèle imaginé, jamais il n'y a eu de bombes atomiques lâchées sur Nagasaki et Hiroshima. Mais c'est la fin qui porte réellement le Maître du haut château. Juliana, l'un des personnages, apprend dans les dernières pages qu'en réalité, les Alliés ont gagné la guerre… Ce qui provoque une interrogation sans fin sur la nature de la réalité. Qu'est-ce qui est réel ? Notre monde ? Celui qu'a écrit Abendsen ? Celui où vivent les personnages ?

Ces éléments étant posés, nous allons essayer de savoir si l'on sort du temps avec Le Maître du Haut Château. Evidemment, il faudra décomposer le concept de temps : Il y a d'abord le temps historique. Le temps historique est écrit par l'homme de façon à se superposer sur le temps des astres, celui que Ricœur appelle le temps cosmique dans Temps et récit II. Ce temps historique permet de jeter un pont entre le temps subjectif, ressenti par l'homme, et le temps objectif, celui qui s'écoule sans nous. Le temps historique suppose un présent et un passé (c'est-à-dire une mémoire), ainsi qu'une projection vers l'avenir. Il y a ensuite le temps qui sert à structurer la réalité. Ce temps est une donnée de la réalité au même titre que l'espace. D'un côté, nous avons donc le temps comme une dimension de l'univers, tandis que de l'autre nous avons l'histoire comme la création d'un modèle cohérent.

1 L'UCHRONIE : DEVIER DE NOTRE TRAME TEMPORELLE. 1.1 Qu'est-ce que l'uchronie ? Pour faire une brève étymologie, le mot a été forgé dans la deuxième moitié du dix-neuvième siècle par un auteur français, Charles Renouvier, pour le titre de son ouvrage : Uchronie (l'utopie dans l'histoire), esquisse historique apocryphe du développement de la civilisation européenne tel qu'il n'a pas été, tel qu'il aurait pu être. Le mot « uchronie » a donc été créé pour désigner un type d'écriture littéraire et a été forgé sur le modèle du mot « utopie ». Le genre de l'utopie consiste à décrire une société, idéale ou non, qui existe dans un lieu indéfinissable et clos, bien loin de chez nous. Il s'agit pour l'uchronie de décrire une société dans un temps qui n'existe pas. Mais, attention, l'étymologie, qu'on pourrait traduire du grec par « aucun temps », est trompeuse : l'uchronie n'a pas pour but de décrire un hors-temps, ce qui serait peut-être plutôt le but de la fantasy, qui situe son intrigue dans un temps souvent vaguement médiéval qui équivaut au temps intemporel des mythes. L'uchronie, quant à elle, ne sort pas du temps, elle s'attache en fait à décrire une histoire alternative : le terme anglais pour uchronie, alternate story, est beaucoup plus clair. En fait, l'uchronie ne produit pas du hors-temps, elle propose la visite d'un temps qui n'existe pas réellement. Pour donne une définition claire, j'utiliserai celle du Dictionnaire Larousse du dix-neuvième siècle puisque, pour une raison qui m'échappe, le terme uchronie n'apparaît plus dans nos dictionnaires contemporains malgré le nombre croissant de récits uchroniques : « uchronie (nf) : utopie appliquée à l'histoire : histoire refaite logiquement telle qu'elle aurait pu être ». L'uchronie n'est pas spécifiquement liée à la science-fiction. On écrit depuis bien longtemps des uchronies. Tite-Live lui-même, dans son Histoire romaine, écrit un passage où il imagine ce qui serait arrivé « si Alexandre le Grand avait dû affronter les légions romaines ». Néanmoins, l'uchronie est une branche très importante de la science-fiction : de nombreux uchroniques ont été écrits dans ce cadre. La spéculation se fait alors non à partir de connaissances scientifiques, mais à partir de connaissances historiques. L'histoire est conçue comme un enchaînement causal de faits, on peut vraiment parler d'une science historique. On est bien en science-fiction, et c'est l'histoire qui est la science. 1.2 Comment réaliser une uchronie ? Pour réaliser une uchronie, le point de départ est la formule « et si… ». Voici quelques exemples d'idées fameuses d'uchronies : « et si les dinosaures n'avaient pas disparu... » ; « et si les Sudistes avaient gagné la guerre de Sécession... » ; « et si la peste noire avait complètement décimé l'Europe... » ; « et si l'Empire romain n'avait pas disparu... ». Dans Le Maître du Haut château, l'idée est évidemment : « et si le Japon et l'Allemagne avait remporté la Seconde Guerre Mondiale… ». Pour que l'uchronie fonctionne, il faut ensuite déterminer un point de divergence précis d'avec notre histoire, un événement fondateur, qui doit à la fois être connu de tous, consensuel et crédible. Ici, cet événement est l'assassinat de Roosevelt à Miami en 1933 avant même le début de son mandat. Sans ce président énergique, les Etats-Unis ne réussissent pas à se remettre de la Grande Dépression et c'est l'Axe qui gagne le guerre. À partir de cet événement fondateur, il s'agit d'une « théorie des dominos appliquée à l'histoire » , où un fait en entraîne un autre dans une chaîne causale implacable. 1.3 L'uchronie et le temps Avec l'uchronie, la loi dure du temps est éminemment à l'œuvre : d'ailleurs les personnages mis en scène par Philip K. Dick sont en général des petites gens, qui subissent la marche de l'histoire en courbant la tête, sans savoir où cela va les mener. Ce ne sont absolument pas des êtres humains forts qui ont un rôle sur l'histoire. Dans Le Maître du haut château, la suite de l'Histoire semble déjà enclenchée, ne dépendre de personne. L'histoire est déjà écrite. En effet, de nombreux personnages du livre, pour savoir quelles décisions prendre, utilisent un livre chinois vieux de trois mille ans, le Livre des transformations ou Yi King, qui est un livre de sagesse utilisé ici comme livre de divination, qui dit ce qui va arriver. L'avenir est déjà écrit et le Yi King ne fait que le transmettre aux humains s'ils peuvent en déchiffrer les oracles. Les humains peuvent faire des choix, mais c'est toujours en aveugle, sans autre volonté réelle que de faire au mieux pour suivre le Yi King. Pour les personnages, l'avenir semble indiscernable, et leurs prédictions sont fausses tout au long du livre. Ils ne comprennent pas les prédictions du Yi King et vont finalement de surprises en surprises. Je crois qu'on peut relier cette conception de cette histoire implacablement écrite et conçue selon la théorie des dominos à un autre concept : la théorie du chaos déterministe. Cette théorie a été décrite pour la première fois en 1981, mais elle est née dans les années 60, c'est-à-dire dans les environs de l'écriture du Maître du haut château. L'idée, c'est qu'à partir d'une situation initiale connue et en suivant des lois connues, se développe un mouvement qui échappe à toute prédiction, parce qu'entre l'état initial et le résultat final s'interpose la complexité. Même une petite perturbation peut avoir un effet énorme sur l'avenir d'un système entier, c'est ce que le météorologue Edward Lorenz appelle en 1961 « l'effet papillon » : le battement d'aile d'un papillon peut avoir pour conséquence une tornade à l'autre bout du monde. Par un petit détail, l'histoire peut basculer, et c'est exactement ce qui se passe avec l'uchronie : parce que Roosevelt est mort avant son mandat présidentiel, l'Axe gagne la guerre. Il est alors impossible d'effectuer une prédiction certaine à cent pour cent de ce qui peut se produire dans le futur, parce que le futur s'édifie en permanence en ajoutant sans cesse des informations : le temps devient une construction infiniment complexe. La théorie du chaos est un pont entre le pur hasard (puisqu'on ne peut absolument pas prédire l'avenir) et le déterminisme absolu qui ne laisse aucune place à la nouveauté (il s'agit bien d'une théorie des dominos sur laquelle les hommes ne peuvent influer pour obtenir ce qu'il veulent). Je trouve que la théorie du chaos déterministe est à l'œuvre dans le Maître du haut château, puisque l'histoire apparaît à la fois comme déjà déterminée et impossible à prédire. En fait, la théorie du chaos dit qu'il existe une loi du temps, qui a à voir avec l'enchaînement causal, une loi dure du temps, figée, mais que cette loi du temps est indisponible à l'esprit humain, qui ne peut pas la comprendre, qui ne peut pas la deviner tant elle est complexe. Le temps apparaît comme une mécanique sur laquelle l'homme ne peut rien ! Le temps ne laisse aucune place à l'homme. Et là où on voit que le temps obéit à une loi dure, qu'il est infiniment résistant, c'est que, finalement, l'univers décrit dans le Maître du Haut Château n'est pas si différent du nôtre ; la mort de Roosevelt avant l'heure n'aura pas changé tant de choses. En effet, les vainqueurs de la seconde Guerre mondiale, le Japon et l'Allemagne, enclenchent une sorte de Guerre Froide entre est et ouest, exactement comme dans notre monde, les vainqueurs de notre guerre mondiale, les Etats-Unis et la Russie. C'est souvent ce à quoi parviennent les uchronies : elles décrivent sur le mode de l'analogie un monde qui, finalement, malgré des travers plus marqués, ressemble beaucoup au nôtre. On ne sort donc pas du temps avec l'uchronie. On sent d'autant plus le poids du temps. Par contre, il arrive dans le Maître du Haut Château qu'on ne sache dans quelle trame historique ou temporelle se situer et qu'on perde tout repère temporel. Peut-être alors sort-on du temps ? 2 VERTIGE, FOLIE ET PERTE DES REPERES TEMPORELS 2.1 Labyrinthes temporels et perte des repères pour le lecteur Je vais me baser sur la définition du récit par Ricœur dans Temps et récit : c'est l'invention d'une intrigue qui est œuvre de synthèse. Des buts, des causes, des hasards sont rassemblés sous l'unité temporelle d'une action totale et complète. L'intrigue du récit « prend ensemble » et intègre dans une histoire entière et complète les événements multiples et dispersés. Il y a alors configuration temporelle. Or il est très difficile de rassembler les mini-intrigues des nombreux personnages sous l'étiquette d'une histoire entière et complète. Certains personnages ont des relations avec d'autres, d'autres se connaissent mais n'ont plus aucun contact, les actes de certains ont des conséquences sur d'autres personnages. Il y a enfin des effets d'échos d'un destin sur l'autre, puisque certains personnages lisent La Sauterelle pèse lourd, tandis que d'autres utilisent le Yi King pour faire des choix. Quelques mêmes objets circulent également entre les mains des personnages. Mais il est très difficile de faire apparaître un schéma cohérent, de donner une conclusion sensée à chacune des intrigues et de les rassembler dans un même récit. D'un côté il y a l'antiquaire Robert Childan, qui vend des objets historiques américains aux Japonais car ceux-ci raffolent des objets authentiques yankees. Ce Robert Childan est en relation avec un attaché commercial japonais, M. Tagomi, qui est un taoïste convaincu, et qui doit composer entre ses devoirs bureaucratiques et ses convictions morales. Ce M. Tagomi est lui-même en relation avec un certain M. Baynes, qui prétend être un homme d'affaire suédois. Or Baynes est recherché par un autre personnage que l'on suit également, Reiss, le consul du Reich à San Francisco. Mais il faut aussi prendre en compte le personnage de Frank Frink, un juif qui vit dans la partie américaine occupée par les Japonais, et qui vit dans la peur d'être retrouvé par les Nazis. Frank fabrique de faux objets historiques américains, qui tombent parfois entre les mains de Robert Childan, l'antiquaire. Et Frank est également recherché par le consul du Reich. Enfin, il faut aussi compter avec le patron de Frank, Wyndam-Matson, et avec l'ex-femme de Franck, Juliana, qui a pour petit ami un agent nazi qui a pour rôle de tuer le maître du haut château, l'auteur de La Sauterelle pèse lourd. Difficile de lier tous ces destins de façon cohérente, de comprendre de quelle configuration temporelle il s'agit. Très difficile de penser une succession temporelle et logique, de déterminer un avant et un après à chacune de ces intrigues. En fait, la légende dit que Philip K. Dick a écrit son livre en s'aidant du Livre des transformations. À chaque fois qu'il devait décider de la prochaine action d'un de ses personnages, il s'aidait du Yi King, ce qui pourrait éventuellement expliquer la structure assez décousue de l'ensemble du roman. Cela provoque une perte des repères pour le lecteur. L'impression de lecture est assez vertigineuse, puisqu'on peut presque tout rendre cohérent, on peut presque trouver une trame logique, donner une cohérence à tous les destins croisés, mais jamais complètement. Il reste toujours une faille, et c'est ce qui provoque cette impression de vertige, de malaise, de perte. Un labyrinthe temporel est alors créé à travers la multiplication des points de vue, qui ne se réunissent jamais dans une trame unique et cohérente. 2.2 Méfiance quant aux instances temporelles (passé, présent, avenir, trame temporelle)

  • Se méfier du passé
Dans le Maître du haut château de Philip K. Dick, les personnages sont confrontés à l'inauthenticité des souvenirs. Ce roman, frappé de paranoïa, refuse de croire aux données du réel, et refuse de croire en une mémoire stable. Il refuse de croire à ce qui porte l'étiquette de « passé ». Ce qui représente le passé avant tout dans le roman, ce sont les objets historiques, détenteurs de ce que Philip K. Dick appelle l'« historicité », détenteurs du passé, des souvenirs authentiques. Il existe un véritable commerce de tels objets en Amérique. Les Etats-Unis n'existent plus, morcelés par les vainqueurs de la guerre, mais le passé de ce pays continue à fasciner. Cependant, cette historicité, cette mémoire authentique, est fortement frappée de discrédit : en effet, il existe un marché de contrefaçons, qui consiste à reproduire des objets historiques américains et à les vendre à des Japonais crédules. C'est un marché en pleine expansion. L'un des personnages, responsable de ce trafic d'objets historiques de contrefaçons, se moque du concept d'historicité en en parlant à sa maîtresse : – (…) L'un de ces briquets Zippo se trouvait dans la poche de Franklin D. Roosevelt quand il a été assassiné. Et l'autre n'y était pas. L'un a de l'historicité à un point terrible ! Autant qu'un objet a pu jamais en contenir. Et l'autre n'a rien (…). Tout cela, c'est une vaste escroquerie ; ils se jouent la comédie à eux-mêmes. Je veux dire par-là, un revolver s'est trouvé dans une bataille célèbre, l'Argonne, par exemple, et il est le même que s'il ne s'y était pas trouvé, à moins que tu ne le saches. L'historicité de ces objets n'est pas réelle, elle est seulement imaginée par celui qui détient l'objet. La notion de passé elle-même est remise en question. Il arrive à de nombreux personnages de mentir sur leur passé, de se recréer une autre histoire personnelle. Baynes prétend être Suédois mais est en fait un agent allemand dissident. Joe, le routier que rencontre Juliana et qui prétend être un ancien combattant italien, est en réalité un tueur nazi. Et il est difficile pour d'autres personnages de construire une mémoire stable. C'est par exemple le cas de Juliana, qui flirte parfois avec la folie : juste après avoir assassiné ce tueur nazi, elle n'est plus tout à fait sûre un instant après de ce qu'elle a fait. Ce qui est sujet à caution, c'est non seulement la conscience qu'a l'individu de son passé, mais c'est aussi la conscience collective, la réalité historique. Le passé des Etats-Unis n'est plus représenté que par des objets falsifiés. Mais surtout, à la fin du roman, Juliana et Abendsen apprennent grâce au Yi King qu'en réalité, ce sont les Alliés qui ont gagné la guerre. Il faut donc se méfier du passé ou plutôt de ce qu'on croit être le passé, de ce à quoi l'on donne l'étiquette de « passé ».
  • Se méfier du présent
Dans quelle trame temporelle nous trouvons-nous ? Cette question, tout le monde se la pose dans Le Maître du haut château, les personnages comme les lecteurs. En effet, quand on ouvre Le Maître du haut château sans savoir qu'il s'agit d'une uchronie, on se retrouve dans un univers étrange où les Américains sont à la botte des Japonais. Aucune date précise n'est spécifiée bien qu'il ne semble pas s'agir d'un futur possible. On comprend seulement petit à petit qu'il s'agit d'une autre trame historique. Le Maître du haut château ne propose aucune guide aux lecteurs. La lecture provoque une impression étrange de flottement, car on ne sait plus quand on se trouve. On perd ainsi tout repère temporel. Les personnages se demandent eux aussi par moment « quand » ils se trouvent. Cette situation se présente à deux reprises. Le Japonais M. Tagomi la subit en faisant l'expérience d'une réalité alternée ; puis Juliana et Abendsen perdent leurs repères temporels en apprenant qu'ils se trouvent dans une fausse trame historique. À chaque fois, l'expérience de la réalité alternée, de l'autre temps, se fait au moyen d'une œuvre d'art. En effet, pour Philip K. Dick, l'œuvre d'art a un pouvoir presque surnaturel… Nous, lecteurs, faisons l'expérience de cet autre temps grâce au roman, Le Maître du haut château, que nous lisons. M. Tagomi fait l'expérience de l'autre temps en se plongeant dans la contemplation d'un des bijoux artisanaux, entièrement nouveaux et inédits, fabriqués par Frank, un autre personnage : il quitte alors la réalité de son univers, où les Etats-Unis sont occupés par les Japonais, pour se retrouver dans un univers semblable, mais où il semble que les Etats-Unis aient gagné la guerre. Il lui faudra retrouver le bijou pour revenir dans son premier univers. Voici son expérience du hors-temps : Le métal vient de la terre, se disait-il en examinant l'objet. Il vient d'en dessous : de ce domaine qui est le plus bas, et le plus dense. Un monde de trolls, de cavernes, d'humidité, toujours plongé dans les ténèbres. Un monde yin, sous son aspect le plus mélancolique. Un monde de cadavres, de décomposition, de désagrégation. D'excréments. Tout ce qui est mort tombe là et se désagrège par couches. Le monde démoniaque, l'immuable; le temps-qui-fut. Et cependant, à la lumière du soleil, le triangle d'argent brillait ; Il réfléchissait ses rayons. Feu, se dit Mr. Tagomi. Un objet ni humide ni obscur. Ni lourd ni inerte, mais vibrant de vitalité. Le royaume d'en haut, l'incarnation du yang : l'empyrée, l'éther. Comme il convient à une œuvre d'art. Oui, c'est un travail d'artiste : il extrait la roche des ténèbres silencieuses du sol, il transforme en cet objet brillant qui réfléchit la lumière du ciel. Il a animé ce qui était mort. Le cadavre transformé en vision féerique ; le passé a cédé la place à l'avenir. (…) Je me sens entraîné par les vents brûlants du karma. Je reste cependant ici. Mon entraînement a été bien mené : je ne dois pas me dérober à la brillante lumière blanche, car, si je le faisais, je rentrerais dans le cycle de la naissance et de la mort, je ne connaîtrais jamais la liberté, je n'obtiendrais jamais de répit. Le voile de maya tomberait encore une fois si… La lumière disparut. Il ne tenait plus qu'un terne triangle d'argent. Mr. Tagomi se retrouve alors brusquement face à un agent de police blanc, visiblement américain, mais qui ne lui témoigne aucun respect. Or Mr. Tagomi a l'habitude d'être mieux traité par les Américains occupés. Il découvre ensuite une autoroute qu'il n'avait jamais vue et entre dans un restaurant où des Américains se moquent de lui. Il commence alors à paniquer. Où suis-je ? Hors de mon univers, de mon espace et de mon temps. (…) Au sens fondamental du mot, nous voyons vraiment comme les astigmates ; notre espace et notre temps sont des créations de notre propre psyché et, quand il y a défaillance momentanée… comme les troubles aigus de l'oreille moyenne… nous inclinons au mépris de notre centre de gravité, nous avons perdu tout sens de l'équilibre. Suite à cette expérience traumatisante, Mr. Tagomi retrouve le bijou et réintègre sa trame historique. Là où on sort peut-être du temps, ce n'est pas quand on se trouve dans une trame temporelle ou une autre, c'est quand on ne sait plus se situer dans le temps, comme Mr. Tagomi, qui ne sait plus « quand » il est. Le roman La Sauterelle pèse lourd ouvre lui aussi sur une réalité alternée, ou encore une fois les Alliés ont gagné la guerre : il offre aussi une expérience de flottement entre les temps à Juliana et Abendsen, lorsque ceux-ci apprennent que les Alliés ont vraiment gagné la guerre, comme dans le livre. Or c'est encore un livre qui fait cette révélation, puisqu'ils apprennent cette vérité au moyen du Yi King : [Abendsen] leva la tête pour la dévisager. Il avait une expression presque féroce. – Cela veut dire, n'est-ce pas, que mon livre est vrai ? – Oui, dit-elle. – L'Allemagne et le Japon ont perdu la guerre ? dit-il, fou de colère. – Oui.
  • Un rapport schizophrénique au temps
On peut même aller jusqu'à parler d'un rapport schizophrénique au temps dans le sens où il y a perte de contact avec le temps, ce qui est une expérience vertigineuse proche de la folie. La déconnexion d'avec le réel est sensible dans le passage où M. Tagomi subit une réalité alternée. Dans Le Maître du haut château, notre temps consensuel et intuitif s'effrite. Ce n'est pas seulement parce qu'il y a uchronie, mais parce qu'il y a complexification de l'uchronie. Il y a en premier lieu dédoublement de l'uchronie. Mais ce dédoublement se complexifie : dans notre monde, les Alliés ont gagné la guerre. Dans l'uchronie écrite par Philip K. Dick, l'Axe a gagné la Guerre. Dans l'uchronie écrite par Abendsen, les Alliés ont gagné la guerre, mais il y a un décalage avec notre monde, ce n'est pas exactement le nôtre. Avec ce simple décalage, Philip K. Dick prouve l'existence d'une multitude de réalités : il refuse de parler d'univers et préfère le terme « plurivers », comme il le dit dans une interview en 1977 (des journalistes l'interrogent pour pouvoir écrire un livre sur lui, The Dream Connection) : Puisque je ne me satisfais pas d'une réalité unique (j'ai tendance à croire que nous vivons non pas dans un univers mais dans un plurivers), tout jugement visant à définir, en cas de divergence d'opinions, la réalité correcte et celle qui ne l'est pas, doit être suspendu jusqu'à ce que soient réglées certaines questions portant sur la nature de la réalité. Puisque nous n'avons résolu aucun des problèmes posés par Kant (...), nous ne sommes pas en droit d'affirmer catégoriquement que X perçoit correctement la réalité tandis que Y se trompe. Les philosophes les plus estimés ont condamné énergiquement cette vision simpliste de la réalité ; je mettrais parmi eux des gens comme Heinrich Zimmer, Jung et Hume, par exemple, qui mettait même en doute la causalité. La flèche temporelle par laquelle on a l'habitude de représenter le temps se brise : la ligne temporelle se décompose, à partir de l'assassinat ou non de Roosevelt en 1933, en une multitude de flèches… et le temps s'effrite. Et si on peut aller jusqu'à dire que l'on sort du temps, c'est parce qu'on perd tout repère, étant donné qu'aucune des lignes temporelles n'est dite réelle : elles sont toutes des simulacres. La fin est symptomatique de cette interrogation : quel est le bon temps, alors ? Celui où les Alliés ont gagné la guerre, dit le Yi King… mais s'agit-il du temps décrit par La Sauterelle pèse lourd, ou bien de notre temps à nous ? Mais ne peut-on pas renverser cela, et imaginer que le roman de Philip K. Dick est tout aussi faux, et que dans notre monde, miroir de celui du roman, Philip K. Dick apprenne en fait que c'est l'Axe qui a gagné la guerre ? Le Maître du haut château tue peut-être bien le temps parce qu'aucun des temps qu'il propose n'est authentique… et que nous ne pouvons plus nous situer dans ces temps, que le temps ne nous enveloppe plus pendant un bref instant de vertige.

CONCLUSION J'ai été assez surprise par Le Maître du haut château en le relisant. Je pensais que la littérature ne sortait jamais du temps, et surtout pas la science-fiction, qui ne fait principalement qu'écrire sur le temps. Mais il y a clairement un effet de perte des repères temporels et de vertige temporel avec Le Maître du haut château. On ne sort pas du temps grâce à l'uchronie, on sent encore plus le poids intuitif du temps… Cependant, en multipliant les univers et en ne donnant aucune réponse aux questions qu'il pose, Philip K. Dick parvient peut-être à créer des moments de flottements, où on sort peut-être de notre intuition du temps. Julie Schutz



Sophie Rabau

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Dernière mise à jour de cette page le 18 Mai 2006 à 0h04.