Atelier

Jean BESSIÈRE

Université Sorbonne Nouvelle-Paris III

Cet article est une prépublication. Il doit paraître dans un ouvrage collectif sur le sublime, réalisé sous la direction de Patrick Marot, professeur à l'Université de Toulouse-le-Mirail, et édité par les Presses de l'Université de Toulouse-le-Mirail.

LE SUBLIME AUJOURD'HUI : D'UN DISCOURS SUR LE POUVOIR DE L'ART ET DE LA LITTÉRATURE, ET DE SA POSSIBLE RÉÉCRITURE

Les références au sublime sont fréquentes dans le discours philosophique et critique tout à fait contemporain. Ces références ne sont pas homogènes. Elles ont cependant des raisons d'être. Celles-ci ne se lisent pas tant dans l'adéquation de ces références à la création artistique et littéraire du XXe siècle que dans la fonction de ces références : le sublime devient un moyen de disposer ou de ne pas disposer un pouvoir de l'œuvre et de reconnaître que celle-ci dispose ou ne dispose pas, par elle-même, sa propre pertinence. Le sublime serait alors cette référence qui permettrait d'interroger le statut de l'art et de la littérature du XXe siècle, suivant des cadres usuels d'interrogation, mais aussi suivant ce que l'art et la littérature instituent symboliquement. La référence au sublime est le moyen de mesurer ce moment instituant et de le caractériser diversement. Il ne s'agit pas ici de valider les caractérisations contemporaines du sublime, ni de les intepréter, mais de les réécrire suivant leurs implications et de tenir ces implications pour les moyens de préciser le statut de la littérature au XXe siècle, particulièrement selon son jeu avec le commun et suivant le moment de l'instituant symbolique[1]. Les illustrations de ces discours contemporains sur le sublime qui sont ici retenues font système suivant des jeux d'oppositions internes à ce système. Ces oppositions permettent de marquer les contradictions implicites de la pensée contemporaine du sublime et d'indiquer, par là, au prix d'une réécriture, ce que cette pensée désigne à travers sa référence au sublime.

I. DE QUELQUES DISCOURS CONTEMPORAINS SUR LE SUBLIME ET DE LEURS INCONSÉQUENCES

Le discours contemporain sur le sublime est un discours qui veut savoir l'incohérence du traité de Longin[2]. Cela dispose la difficulté à traiter de manière cohérente du sublime. Cela autorise les variations sur le sublime, quelle que soit la constance des rappels de Burke, de Kant, de Hegel. Cette difficulté de la cohérence se lit dans les variations de la définition ou de l'identification des pratiques du sublime chez un même auteur. Ainsi Jean-François Lyotard[3] identifie le sublime, en termes d'histoire de l'art contemporain, tantôt au postmodernisme, tantôt au modernisme, comme il privilégie tantôt la notion de présentation de l'imprésentable, tantôt la notation de la présentation du temps sous l'aspect du maintenant. Ces variations paraissent tout aussi constantes dans l'interprétation qui est fait de l'archéologie — Burke et Kant et, à un moindre de degré Hegel, et encore plus rarement Schiller — de la pensée contemporaine du sublime. Cette archéologie paraît souvent un moyen de réécrire, chez tel auteur, des données de sa réflexion antérieures aux premières références qu'il fait au sublime. Chez Jean-François Lyotard, l'identification du sublime au « Il arrive », à l'événement de l'œuvre, semble être la suite de telle indication de Discours, figure : « Tout art est re-présentatif […] : dans ce sens qu'il est renversant, qu'il renverse les rapports de l'inconscient et du préconscient, qu'il procède à des insertions du second dans le cadre du premier. Ce dernier recrée la différence de l'événement (nous soulignons). »[4] Chez Paul De Man[5], le sublime, qui est identifié, à partir de Kant, à un jeu du performatif contre le cognitif, apparaît comme une réécriture des arguments de Blindness and Insight et de Allegories of reading, autrement dit comme le dessin, en grande partie arbitraire, de l'attribution d'un antécédent proprement philosophique à la lecture du performatif et à l'affirmation du défaut de perspective cognitive du discours — particulièrement littéraire. Chez Theodor Adorno[6], la référence au sublime fait suite à une réflexion sur l'énigmatique de l'œuvre d'art à l'époque moderne ; elle apparaît comme le moyen de restituer à cet énigmatique une propriété de contenu. Ce contenu contredit la forme de l'œuvre : la référence au sublime, à la fois kantien et hegelien, permet de caractériser cette discordance. Chez Fredric Jameson[7], la tardive référence au sublime permet de réécrire la notion d'allégorie et de préciser l'utopie lors même que la notion de possible, reçue de Luckács, est devenue inopérante. Dans ce qui est, chez un philosophe analytique, Stanley Cavell[8], une réécriture, fort paradoxale chez un philosophe analytique, des thèses de la déconstruction, alors placées sous le signe du scepticisme, le sublime est le moyen de donner, à partir d'une philosophie exemplaire de la connaissance, celle de Kant, une caractérisation du défaut de fondation du langage.

Dans le contexte contemporain, il y a bien des manières de caractériser les équivoques que font de tels jeux d'archéologie, de tels jeux de références. Ces jeux traduisent un abandon du nietzschéisme — le sublime défini comme événement, par quoi il y a certainement un renvoi à Heidegger, défait l'hypothèse d'un pouvoir d'action supérieur du sujet. Ces jeux marquent encore l'abandon ou l'amoindrissement d'une pure référence marxiste — Theodor Adorno et Fredric Jameson — puisque, dans l'hypothèse du sublime, l'aliénation cesse d'être pensée en termes de dépossession et devient affrontement avec l'infini du pouvoir. Ces jeux, chez Jean-François Lyotard et chez Paul De Man, traduisent enfin un refus de la norme et de la règle : hors de la norme et de la règle artistiques, la référence au sublime permet de désigner un un principe, de la même manière que l'idée morale de Kant permet de justifier une pragmatique de la moralité sans que cette idée fasse préciser une règle morale. De façon similaire, le performatif exclut la visée cognitive du langage et reste cependant le moyen de reconnaître une pragmatique du langage — un certain jeu réglé du langage.

Dans ce même contexte contemporain, il y a bien des manières de donner un arrière-fond à ces définitions. Cela peut être un arrière-fond heidegerrien — il faudrait ainsi jouer avec la passibilité qui caractériserait le sujet qui perçoit et ressent l'effet du sublime, et la passiblité au sens et à l'ouverture du monde[9], qui sont des réécritures douces de l'ontique et de l'ontologique heideggeriens. Cela peut être un renvoi aux minimalismes artistiques. Il faudrait lire les reprises des distinctions kantiennes — jugement esthétique, jugement sublime, jeu libre de l'entendement et de l'imagination, discordance de l'imagination et de l'effet de l'infini du spectacle sublime — comme les moyens de limiter le pouvoir de l'art[10] et de revenir à une manière de minimal. C'est là une hypothèse paradoxale au regard du sublime, bien que le sublime du petit, qui n'est pas le sublime du minimal[11], puisse se prévaloir d'antécédents littéraires romantiques.

II. LA DÉCISION CONTEMPORAINE DE FAIRE RÉFÉRENCE AU SUBLIME : POUVOIR ET EFFECTIVITÉ DE L'ŒUVRE D'ART ET DE L'ŒUVRE LITTÉRAIRE

Toutes ces réécritures sont contemporaines les unes des autres, à l'exception de celle de Theodor Adorno, sensiblement antérieure. Elles définissent moins une séquence de l'histoire des idées — en termes d'histoire des idées, comment est-il possible de dire ce retour ? — qu'elles ne traduisent donc un mouvement anti-cognitif de la pensée — c'est un lieu commun que d'assimiler le sublime au performatif, à quoi s'apparente le fait d'identifier le contenu de la pensée de l'œuvre à un énigmatique qui s'applique à l'art et à la littérature. Cette perspective anticognitive est indissociable, d'une part, de l'abandon de la notion d'élévation, et, d'autre part, de l'insistance mise sur le jeu de double bind du sublime. interprété en termes défection de présentation d'une présentation et en termes d'effet. Cet abandon et cette insistance font du sublime ce qui peut être exactement à la mesure du sujet : le sublime n'est plus nécessairement identifiable au grand, au démesuré, d'une part, et, d'autre part, le double bind définit le sublime comme adéquat à l'envergure psychique du même sujet. Cet abandon et cette insistance sont indissociables d'une réécriture spécifique de Kant, qui court de Jacques Derrida à Jean-François Lyotard et à bien d'autres, et qui définit le sublime comme une présentation de l'imprésentable. Il a été avec raison souligné que cet imprésentable, malgré ce que suggère le mot — l'absence de l'objet de la présentation —, s'identifie à une manière de consistance et qu'il se distingue ainsi de la notation du supra-sensible chez Kant[12]. Comme le sublime est ici, à la différence de ce qu'il est chez Kant, essentiellement attaché à l'œuvre d'art, autrement dit à une production humaine, il apparaît explicitement comme le moyen de corriger un impouvoir, celui de la représentation, puisque, là, avec le sublime, l'œuvre substitue à une manière d'impouvoir, celui de la représentation, le pouvoir qu'atteste la présentation de l'imprésentable. On comprend qu'il y ait là une justification de l'identification du sublime à un minimalisme. Ce minimalisme qui efface le colossal fait paradoxalement du sublime ce qui est à la mesure de l'homme et même un moyen pour l'homme de mesurer positivement son pouvoir, son impouvoir de représenter. Dans la même perspective, les thèses sur le performatif du sublime et sur son lien avec le défaut de fondation du langage peuvent se lire de manière égale : par ce performatif, l'art et le langage, dans le sublime, font du sujet celui qui est capable de dominer l'autorité même du langage, ainsi que le défaut de fondation du langage et le sublime permettent, chez Stanley Cavell, de penser une disposition du sujet et du langage qui les rendront, contre le scepticisme indissociable d'un défaut de fondation du langage, à la mesure du monde et d'autrui. Dans la même perspective, la réécriture, par Fredric Jameson, de ses thèses d'inspiration marxiste sous le signe du sublime est le moyen de dessiner un sujet qui, dans la démesure du pouvoir, reste cependant temporellement, historiquement, à la mesure du pouvoir. À défaut d'une cohérence stricte, tout cela dessine une cohésion de ces références au sublime.

La question que font ces références au sublime n'est pas tant celle de la réécriture du sublime que celle de la décision, dont témoignent cette entreprise commune de référence et sa cohésion, d'apparenter sublime et moderne, sublime et contemporain. Il faut dire décision parce qu'en termes d'histoire artistique et littéraire, cette identification ne passe pas le romantisme. Préciser cette cohésion suppose que soient indiquée la visée commune qu'impliquent les arguments transverses qui viennent d'être signalés. Cette visée commune se lit sous le double signe du pouvoir du sujet, particulièrement l'artiste, l'écrivain, et de l'effectivité[13] qui caractérise l'œuvre. (Un tel retour sur l'artiste, l'écrivain, sur l'œuvre, est justifié puisque, dans ces références contemporaines au sublime, c'est l'œuvre d'art qui est l'occasion du sublime.)

En termes de pouvoir, cette visée commune a sa propre occasion et son propre paradigme, qui est l'essai de Jacques Derrida, « Parergon »[14]. Cet essai est donc, en partie, une étude de l'« Analytique du sublime » de Kant, qui a pour départ la description de ce qu'est un colosse. L'argument de Jacques Derrida est explicite : l'« Analytique du sublime » est le moyen, pour Kant, dans l'examen de la démesure, de dire le pouvoir de l'homme — celui qui peut imaginer, penser, sentir sa propre petitesse, et cependant être la mesure du démesuré. Il faut alors comprendre que, dans le domaine esthétique, largo sensu, l'homme démontre à la fois sa sensibilité et son pouvoir sur l'imprésentable, puisqu'il est le pouvoir même de sentir, en lui, l'effet de la représentation de l'imprésentable et de réfléchir cet imprésentable par la présentation d'un concept qui est presque trop grand pour toute présentation. On sait que cet argument est indissociable d'une réflexion sur le cadre, sur la taille qui fait détail et taille, sur la marque qui est, de fait, la production d'une démesure. Cette réflexion sur le cadre, le détail, la taille peut se lire, ainsi que la tradition d'interprétion l'a le plus souvent fait, comme un effort pour récuser la limite. Il reste cependant remarquable — sans que l'on discute ici de la pertinence des remarques de Jacques Derrida au regard de la Critique du jugement — que l'homme, pour ainsi dire, s'encadre dans ce qui est largement plus grand que lui, et qu'il est donc à la fois le sujet et comme l'objet de cet encadrement. Il y a là une limite que met Jacques Derrida à la lecture éversive qui peut être faite de son essai : la limite n'est pas à interpréter seulement comme ce qui ne limite pas essentiellement, comme ce qui permet au dehors d'être la définition d'un dedans ; elle peut être aussi — et elle est telle dans l'expérience du sublime — le moyen de faire que le sujet humain comprenne, inclue, dans le jeu de ses facultés, ce qui le limite et ce qui lui fait passer cette limite à l'occasion de l'identification de l'effet, du double bind, du sublime. Dans ces conditions, que l'occasion du sublime soit, dans la Critique du jugement, essentiellement la nature et, de manière seulement secondaire, l'art, suggère que l'expérience du sublime est bien l'expérience du pouvoir de l'homme, par sa mesure, face au monde et à la nature : le sublime, indissociable de la raison, est, par là, indissociable du pouvoir de comparaison de l'homme, d'un pouvoir de comparaison vers le grand, qui est un pouvoir de l'idée[15] — où il y a un paradoxe puisque le sublime est l'absolument grand, l'incomparable, et où il y a, par ce paradoxe même, l'indication du pouvoir de l'homme.

Cet essai fait paradigme, particulièrement lorsqu'il est implicitement repris dans le cadre d'une réflexion sur l'art et sur la littérature, parce qu'il permet de caractériser un pouvoir de l'œuvre, un pouvoir du créateur. Le glissement, que constitue cette reprise, par rapport à celui de Jacques Derrida, est aussi explicite qu'il l'est par rapport à celui de Kant : le pouvoir qui, suivant les thèses de « Parergon », est celui de l'esprit humain et dont est indissociable le rapport de l'homme à la nature suivant la finalité de l'esprit, devient, alors qu'est conservée la notation d'un pouvoir de l'esprit humain dans le sublime, le pouvoir qu'a l'œuvre de distribuer le partage du présentable et de l'imprésentable. Cela est lisible dans les variantes mêmes des approches du sublime, que nous avons signalées. Si l'œuvre figure la présentation de l'imprésentable, suivant cette formule qui est reconduite le plus directement, encore qu'elle subisse parfois des corrections[16], cette œuvre est l'accomplissement, sans être même colossale, du pouvoir reconnu à l'homme dans l'expérience du sublime. Il faut comprendre alors que l'œuvre est, en elle-même, un jeu de limite et de comparaison avec ce qui passe absolument la représentation et, en conséquence, la comparaison. Dans la perspective d'une lecture performative du sublime, le performatif permet précisément de placer l'œuvre et le discours hors de toute question de limite et de mesure, en un premier temps, mais, en un second temps, il est aussi le moyen de fixer un pouvoir de l'esprit, de reconnaître et de présenter l'imprésentable, ce qui n'est pas destiné à l'homme. Telles sont les significations, chez Paul De Man, de la notation suivant laquelle l'expérience du sublime est définie, chez Kant, comme une manière de reconnaissance de l'architectonique de la nature, reconnaissance assimilée à à celle d'un matérialisme, et, chez Jean-François Lyotard, des notations du « Il arrive » et du matérialisme du sublime — ainsi, dans le sublime, on pâtit de la matière. Il faut donc entendre que l'esprit a le pouvoir de désigner son dehors et d'être à la mesure de ce dehors, comme il a le pouvoir de présenter le « Il arrive », cela qui échappe au calcul de l'homme et que l'esprit peut cependant présenter. Il est remarquable que l'on soit ici, sur ces points précis, à l'opposé des thèses kantiennes de la Critique du jugement — il n'est pas ici question de la limite mise à l'entendement ; il est non moins remarquable que l'on reste dans l'hypothèse sublime du pouvoir de l'esprit.

L'interprétation sceptique et déconstructrice du sublime kantien, chez Stanley Cavell, prépare, on le sait, une reconnaissance de l'anti-scepticisme. Cette interprétation est elle-même la caractérisation, fort kantienne en un premier temps, d'un pouvoir de l'esprit — dans l'hypothèse de l'absolument grand, l'esprit s'efforce de représenter l'inconditionné —, mais elle est aussi celle d'un pouvoir absolu — le sublime peut être aussi la représentation du vide attaché à ce pouvoir, aller jusqu'à représenter l'inconditionné. Il n'y a pas de limite à l'esprit dans l'expérience de ce qui semble le limiter. Telle est donc la conséquence que tire Stanley Cavell : le sublime est un mode du scepticisme, parce qu'il passe les conditions humaines de la connaissance. Il est cependant remarquable que la solution au scepticisme indissociable du pouvoir de l'esprit soit encore un usage du pouvoir de l'esprit. Dans Must we mean what we say ?, Stanley Cavell a, à propos de Samuel Beckett[17], des notations comparables à celles de Jean-François Lyotard sur la matière des mots. Les mots sont donc seulement les mots, d'une part, et, d'autre part, comme la figure de la séparation de l'homme par le langage, mais aussi comme l'occasion d'exercer une aptitude à trouver des moyens d'expression qui passent le langage — l'esprit peut passer la limite qu'il reconnaît dans son instrument linguistique. Il y a une façon unique de lire ces thèses de Stanley Cavell : disposant de l'évidence de ce qui le limite, l'esprit peut disposer la fonction de cette limite et en faire le mesure et le moyen de son propre pouvoir.

La décision de traiter du sublime dans un contexte contemporain est donc, d'abord, une décision relative au pouvoir de l'art, de l'artiste, de la littérature, de l'écrivain. Dans une reprise ou dans un parallèle avec le schéma de lecture proposé par Jacques Derrida dans « Parergon », ce pouvoir ne se démontre qu'à constater d'abord sa limite.

La question du pouvoir de l'art et de la littérature, telle qu'elle est héritée du romantisme, telle qu'elle est relue aujourd'hui, n'implique pas immédiatement celle du sublime ou, si elle l'implique, elle ne l'implique que suivant le jeu de pouvoir que se reconnaissent l'art et la littérature. Dire le sublime est une manière pour les débats relatifs au statut de l'art et de la littérature de se donner une archéologie. Ces débats placent l'art, la littérature, l'esthétique sous une manière d'impossibilité, par ce qui est leur notation et leur interrogation explicites ou implicites : que peuvent être l'art et la littérature s'ils sont frappés d'une manière de négatif, si la présentation n'a pas le pouvoir de présenter ? Philippe Lacoue-Labarthe, à partir de Paul Celan, a défini cette archéologie commune que se reconnaît la référence au sublime au XXe siècle[18] : la présentation ne va pas sans ce qui se referme à la présentation. Il y a là la reformulation du rapport de l'expérience du sublime et du suprasensible chez Kant, dans un rappel manifeste de Derrida, et dans un arrière-plan heidgerrien. Il y a là une formulation qui pourrait s'appliquer à des pans entiers de la littérature du XXe siècle, à nombre d'auteurs, et à bien des variantes de la critique moderne hors des références au sublime. On pourrait tout autant lire ici une mise en perspective des thèses de Lukács, de T.S. Eliot, et des analyses de Massimo Cacciardi sur Kafka[19].

Il y a plus intérêt à voir ce qu'implique un tel constat d'impuissance de la littérature qu'à en mesurer la pertinence, et à ainsi caractériser en quoi consiste l'utilisation de la référence au sublime. Il est trois ordres d'implication : l'art et la littérature sont dans un face à face avec leur objet ; cet objet est hors de leur mesure ou n'est pas présent ; la mimesis est cependant en jeu. Si donc le sublime est une réponse à ce constat du face à face ou si ce constat est déjà celui du sublime, il faut comprendre que, quel que soit le statut prêté à l'imprésentable, il y a, par le pouvoir de l'esprit, possibilité de présentation. Littéralement, la référence au sublime permet de corriger le constat de la limite en prêtant à l'œuvre le pouvoir de passer ce qui lui échappe et d'être la présentation de l'imprésentable.

C'est donc là identifier la littérature à une totalité à laquelle elle est à la fois transcendante et immanente. Où il y a la précise reformulation, en termes proprement littéraires, du pouvoir de la raison, tel qu'il peut être lu dans la Critique du jugement. Où il y a l'interprétation exacte des dualités de la pensée du sublime qui caractérisent les thèses de Jean-François Lyotard, de Fredric Jameson, de Paul De Man, de Stanley Cavell, de Théodore Adorno, et ajouterons-nous des thèses de la déconstruction lors même qu'elles ne citent pas explicitement le sublime. Par quoi, la littérature peut répondre de tout, même de ce qu'elle ne peut pas présenter. Le jeu de l'immanence et de la transcendance, rapporté à la littérature, tel qu'il est formulé par la référence au sublime, permet une double caractérisation de la littérature : donner la littérature pour une réponse à ses objets, à tout objet, à ce qu'elle tient pour sa question — l'imprésentable — ; définir cette réponse suivant deux faces : la littérature ne peut pas se distinguer d'une réalité constituée — celle du réel, celle du langage — ; la littérature, et aussi l'art, faudrait-il ajouter, se donne cependant pour inaugurale, au sens où elle refoule tout ce qui ne confirme pas son autonomie, particulièrement l'autonomie de la réponse à son objet, à l'imprésentable. (Par définition, la littérature ne peut être qu'autonome par rapport à l'imprésentable.) On appelle effectivité le résultat de ce double mouvement. Double mouvement : la littérature se donne pour ce qui répond du monde, de tout objet, du langage, d'elle-même, et de l'imprésentable ; elle fait de sa réponse une réponse objective et universelle par le fait de la transcendance — cela qu'il faut aussi entendre par la notation de l'imprésentable qu'elle prête à son objet. C'est pourquoi les références contemporaines au sublime exlcuent les notations explicites de la démesure et de l'effroi. Ou, pour parler comme Jacques Derrida dans « Parergon », l'abîme est toujours comblé. Ce double mouvement porte une ultime conséquence, où il y a le résultat qui fait l'effectivité : tout objet, toute réalité et l'imprésentable sont aussi donnés comme le résultat de la littérature, comme objectifs et selon la littérature. C'est ainsi qu'il faut lire l'analyse que, dans le cadre de la peinture, Jean-François Lyotard donne de Barnett Baruch Newmann. L'œuvre même figure le sublime, c'est-à-dire ce mouvement d'immanence et de transcendance ; par quoi, elle peut être la présentation de l'imprésentable du maintenant, de l'événement — Jean-François Lyotard reprend fréquemment la notation heidegeerrienne de l'Ereignis en la détournant.

Si donc le langage, les discours, toute chose, l'enchaînement des actions des hommes, leur monde intérieur, et l'imprésentable sont considérés sous le signe de l'effectivité, il y a toujours une dicibilité. Celle-ci correspond au fait qu'il est reconnu à la littérature le pouvoir de livrer un message qui formule cette effectivité et l'identifie avec une pensée qui peut être tenue pour identique au contenu de ce message, c'est-à-dire à la représentation mentale et conceptuelle qui peut être attachée à ce message — par quoi la littérature est la réalisation de l'esprit. Dans ces types de thèse, jouent trois références critiques : une indication du caractère mineur, ou minimaliste de l'œuvre, qui n'est qu'une manière de noter l'impouvoir de l'œuvre ; une reprise implicite des analyses de Kant sur le jeu de la raison dans le sublime — l'œuvre est, en elle-même, un jeu d'immanence et de transcendance — ; et un rappel indirect de Hegel et de son identification du sublime à l'auto-transcendance de l'œuvre. Le mélange des trois références est nécessaire, si l'on entend maintenir le jeu de l'effectivité : le sublime est la désignation, à tout coup, de ce qui passe l'œuvre, de ce qui échappe à son pouvoir ; le sublime est le pouvoir absolu de l'œuvre. Il est ainsi prêté à la littérature une pertinence spécifique, précisément celle de ce pouvoir absolu.

Chez les auteurs ici considérés, cela se formule par des jeux explicites de dualité artistique et littéraire. Jean-François Lyotard : jeu de la communication et de la non-communication. Fredric Jameson : pertinence d'une représentation de la société par la littérature, lors même que cette société relève, par son infini, de l'imprésentable. Paul De Man : le performatif, qui est un anti-cognitif, n'est pas dissociable, si on rappelle Kant, de la notation d'une architectonique sublime et perceptible de la nature. Stanley Cavell : le lien qui est établi entre sublime et défaut de fondation du langage, n'exclut pas le refus de l'hyperbolique — le trait stylistique du sublime —, par quoi l'on retrouve la notation du minimal qui reste parente de la notation d'un pouvoir de l'esprit. Theodor Adorno : la contradiction de l'œuvre d'art, celle de sa forme et de son contenu, n'est pas dissociable d'une auto-transcendance de l'œuvre.

III. SUBLIME, LIMITE, LIMITATION : LES MOYENS D'INSTITUER L'AUTONOMIE DE L'ŒUVRE

Symptomatiques en ce qu'elles témoignent d'une crise contemporaine du pouvoir de la littérature, ces thèses sont symptomales en ce qu'elles désignent les contradictions d'une pensée du sublime, qui entend être une réponse à l'impouvoir de l'art et de la littérature — la validité même du constat de l'impouvoir n'est pas de notre sujet.

En s'attachant uniquement à l'art et à la littérature, cette pensée contemporaine du sublime déplace sensiblement le lieu du débat sur le sublime, alors même qu'elle poursuit avec la recomposition des arguments kantiens, telle que nous l'avons dite. Ce déplacement a une conséquence essentielle : imposer d'ajouter au constat de la limite des indications sur la genèse de la limite. C'est, au fond, si l'on se tient à l'œuvre littéraire et à l'œuvre d'art, dire qu'en termes de poétique, dans le cadre du sublime, il n'y a pas sublime possible sans examen de la genèse de la limite.

Cela est déjà l'indication de Jacques Derrida, dans « Parergon », lorsqu'il joue de la taille, du détail, et du colosse : la genèse de la limite est, en conséquence, de l'illimité est par le geste qui taille. Il y a, dans cette indication de Jacques Derrida, une équivoque : on ne peut décider si cette analyse de la taille est un moyen d'exposer la genèse de la limite ou si elle définit la taille comme ce qui permet l'aller et retour entre la mesure et la démesure. L'équivoque n'est pas indifférente. Elle indique que le sublime correspond au pouvoir qu'a le sujet qui taille, de tailler suivant l'équivoque de son choix, de son geste, selon le grand et selon le petit. Il y a, dans ce jeu de la taille, du détail et du sublime, la même équivoque que celle qui est attachée au jeu de l'écriture, du signifiant, dans les thèses de la déconstruction : la lettre peut décréter le ban de la dénotation ; cela ne fait pas entendre qu'elle ne dénote pas, mais qu'elle dénote suivant sa décision, suivant sa propre loi — qui est son pouvoir de dénoter ou de ne pas dénoter. Où il y a la définition d'un pouvoir absolu de l'écriture, de la littérature[20]. Ce pouvoir peut aussi se lire dans l'œuvre du sublime : elle ne cesse de choisir de dire le grand et le petit, le présentable et l'imprésentable, suivant sa décision, suivant la décision qu'elle prend. Par exemple si l'on considère la notation de Jean-François Lyotard à propos du mot[21] : je peux reconnaître le mot comme matière, je peux le reconnaître comme signifiant et signifié — cela est finalement la décision qui engage l'imprésentable ou le présentable. Ces interprétations du pouvoir de l'œuvre attaché au sublime sont à lire comme les suites de l'impasse kantienne. Dans les termes de Theodor Adorno, la caractérisation kantienne du sublime portait une impasse, celle de l'implication du pouvoir dans la reconnaissance et l'expérience du sublime : « […] en situant le sublime dans une grandeur imposante, dans l'antithèse de l'impuissance et de la puissance, Kant a, sans hésitation, affirmé sa complicité évidente avec la domination. »[22]

Dans le sublime, l'art, la littérature seraient donc du côté de la puissance, celle de la décision, du choix. Ce qui est retrouver tout autant Kant que Longin. Dans l'usage contemporain de la référence au sublime, cette notation doit être cependant précisée. Avec cet usage, le sublime ne concerne plus les grandes formes, ni les sentiments élevés, avons-nous remarqué. Paradoxalement, s'il faut dire le jeu de la taille, il faut le dire suivant une autre implication de la notation de l'imprésentable. L'œuvre, qui est définie et déterminée, entreprend de présenter, dans les termes de Jean-François Lyotard, l'indéterminé, et, dans les termes de Fredric Jameson, une manière d'infini. Cet indéterminé peut être la matière, le maintenant, l'étendue des savoirs et de la techonologie contemporaine, les mots, c'est-à-dire le langage, la société même. Bref, l'œuvre est une marque au sein de l'indéterminé, ou de ce qu'elle donne à identifier comme tel. C'est à reprendre la notation de l'informe que Kant utilise pour distinguer le sublime du beau, mais d'une manière spécifique, ainsi que que l'illustre Jean-Luc Nancy dans son essai, « Vox clamans in deserto »[23] : la voix ne répondrait pas au vide, mais elle exposerait le vide, elle le tournerait vers le dehors — elle l'exposerait dans une manière d'offrir l'abîme. Que ces notations soient accompagnée d'une notation proprement heidgerrienne —« Ma voix est avant tout ce qui me jette au monde »[24] —, ne change pas ce qu'il faut ici entendre : le sublime est à raison d'une taille qui fait un espace, un temps non marqués, par opposition à l'espace et au temps marquée de l'œuvre, et cet espace et ce temps non marqués sont sous la détermination de l'œuvre. C'est cela qu'il faut comprendre, entre autres, par la présentation de l'imprésentable. Dans une reprise assez remarquable du jeu de la raison qui, chez Kant, institue le sublime, on a, dans la pensée contemporaine du sublime, l'idée que l'œuvre institue le sublime et qu'elle y rapporte bien des choses, la matière, les mots, le savoirs, les technologies, l'être, la société même, ainsi que le propose Fredric Jameson.

Le discours contemporain sur le sublime joue doublement par rapport à ses antécédents. Il est analyse la limite que porte le sublime pour le sujet, pour l'expression, mais il est aussi l'analyse de la limite qu'instaurent l'œuvre d'art, l'œuvre littéraire. Noter cet ajout du discours contemporain sur le sublime revient à confirmer que ce discours est aussi un discours sur la genèse de la limite. C'est pourquoi ce discours n'est pas seulement un discours de l'esthétique du sublime, mais aussi un discours de la production du sublime. Par quoi l'on retrouve la poétique, ou la rhétorique, qui sont indissociables des premiers discours du sublime, mais aussi une réflexion sur les modalités spécifiques de la finitude, qui supposent donc la notation, sous des formes diverses, de l'infini. Placer l'œuvre d'art, l'œuvre littéraire, l'artiste, l'écrivain, le spectateur de l'œuvre, le lecteur, au cœur d'une telle réflexion, revient à ne pas séparer le discours sur le sublime de la question du particulier et de l'individué, telle œuvre, telle voix — celles-ci ne se comprennent que par rapport au principe commun universel, l'infini. Si le sublime est une archéologie, une généalogie du contemporain, il ne l'est qu'à la condition de reprendre la question de la limite sous le signe de la genèse de la limite et sous celle du particulier dans son rapport à celle de l'infini. C'est par là-même encore poser la question du principe limitant[25] : l'œuvre est ce principe limitant ; c'est pourquoi cette pensée contemporaine du sublime marque en quoi l'œuvre fait limite.

Dans ces conditions et sans que l'on considère l'arrière-plan marxiste de des arguments de Fredric Jameson, ni l'arrière-plan phénoménologique et heidegerrien des arguments de Jean-François Lyotard, il convient d'ajouter que l'œuvre artistique ou littéraire, qui se dispose ainsi comme limite, possède une double compétence : d'une part, désigner l'indéterminé, l'infini, hors de l'œuvre, et, d'autre part, diposer, en elle-même, la figure de l'infini — sur ce point, Fredric Jameson reprend implicitement la vulgate de l'interprétation du sublime romantique, telle qu'elle est illustrée par Schiller et par les interprétations de Schiller[26], et Jean-François Lyotard use des références à Heidegger pour caractériser l'œuvre comme cette inclusion du sublime — que telle peinture de Barnett Baruch Newmann soit interprétée, en elle-même, comme un « Il arrive » traduit cette inclusion. Comme cette dualité est celle-même de l'œuvre, l'œuvre doit se définir — et cette conclusion, bien qu'elle soit inévitable, n'est proposée ni par Fredric Jameson, ni par Jean-François Lyotard — comme ce qui marque la limite de l'œuvre et de son dehors — infini, intotalisable, chez Fredric Jameson, imprésentable, chez Jean-François Lyotard —, et comme ce qui le reprend dans l'autodéfinition de l'œuvre — chez Fredric Jameson, le face à face avec l'infini du monde social suppose la grandeur de l'œuvre, chez Jean-François Lyotard, l'œuvre est son propre événement et, par là, l'égal d'une manière d'événement absolu. Qu'il suffise de remarquer que cela est déjà la structure que Boileau reconnaît au Traité du Sublime de Longin: « Souvent [Longin] fait la figure qu'il enseigne ; et, en parlant du Sublime, il est lui-même très sublime. »[27] Le sublime ne peut correspondre qu'à lui-même — l'extériorité du sublime, que noteront, chacun à sa manière, Burke et Kant, traduit une manière d'intransitivité du sublime, qui va avec une transitivité du sublime suivant l'effet ; cette intransitivité est reprenable par l'œuvre. Remarquablement, l'œuvre, dans ses propre littéralité et littérarité, dirait-on aujourd'hui, peut comprendre le sublime. Le dehors, dans son infini, peut être le dedans de l'œuvre ; cet infini qui ne peut être codé peut être un moyen de coder l'œuvre. Certes, Boileau se tient, de fait, au constat de l'effet ; mais ce constat n'est pas dissociable d'une poétique : « En traitant des beautés de l'Élocution, [Longin] a employé toutes les finesses de l'Élocution. »[28]

Cette alliance de l'intransitivité du sublime et de l'intransitivité de l'œuvre — suivant ce qu'impliquent les termes mêmes de Fredric Jameson, il faut conclure au sublime du réalisme et à son intransitivité puisque le réalisme est une réponse au sublime du monde social —, cette alliance du partage de l'œuvre et de son dehors infini et de la figuration de l'infini dans l'œuvre font de celle-ci cela qui se désigne soi-même et ce qui désigne ce qui la limite. L'œuvre est, par là, pleinement et singulièrement constituée, en même temps que cette singularié n'exclut pas le rapport à l'universel de l'infini. Il y a là la caractérisation du pouvoir pleinier de l'œuvre : celle-ci délimite le dehors et, par-là, l'illimite, en même temps qu'elle code, en elle-même, cette illimitation. Ce pouvoir explique que la notation de la présentation dans l'imprésentable et celle de la présentation de l'infini social ne soient pas des contradictions suivant leurs termes mêmes.

La référence au sublime devient ainsi le moyen de définir l'œuvre et de répondre aux questions, qu'est-ce que la littérature ?, qu'est-ce que l'art ? La réponse à ces questions n'est ni une réponse seulement poétique, ni une réponse seulement esthétique, mais, dans l'alliance du rhétorique et de l'esthétique — cette esthétique qu'implique le sublime — une réponse fonctionnelle. Cette réponse fonctionnelle est une des raisons de la réécriture du sublime aujourd'hui. La référence au sublime permet ici d'achever une description de l'autonomie de l'œuvre d'art et de l'œuvre littéraire. Cette autonomie n'est pas exclusive du dessin de la limite de cette œuvre et, en conséquence, d'un jeu de rapport de l'œuvre avec son dehors — l'infini qui la limite et qui ne contredit pas l'autonomie de l'œuvre puisque celle-ci figure aussi l'infini et qu'elle est individuée par cette limite. L'usage de l'infini se définit doublement : il est un principe limitant de l'œuvre ; celle-ci constitue aussi un principe limitant du monde dans la mesure où elle porte le dessin de l'infini et où elle représente, en elle, le dessin du dehors comme sans bords. Cette caractérisation de l'autonomie de l'œuvre, qui se conclut de la référence contemporaine au sublime, telle que nous la réinterprétons, vaut pour bien des esthétiques, réaliste, symboliste, surréaliste, dans la mesure où la réalité n'est pas exclue puisqu'elle fait la limite de l'œuvre, dans la mesure où l'œuvre est une manière de maîtrise en elle-même puisqu'elle est aussi la limite de cette réalité parce qu'elle figure l'illimitation. Cela veut encore dire que l'œuvre est toujours de ce monde et que sa limite avec le monde est difficile à tracer, et que cette limite n'est traçable que si l'on fait du sublime, dans l'œuvre, un codage au second degré — cette sorte de codage que suggère la remarque de Boileau sur l'élocution de Longin.

Ce pouvoir dont procède l'œuvre par le sublime se lit plus précisément dans le cas de Fredric Jameson, de la manière suivante. Le sublime est par le fait que l'art soit auto-transcendant[29], qu'il désigne un au-delà de l'art, et qui est, dans une perspective que Fredric Jameson rattache plus directement à Burke[30], comme une allégorie, celle de la peur, celle de l'affrontement du pouvoir extrême. Ces deux caractérisations du sublime, où l'on pourra tout autant lire l'opposition entre le sublime de Kant et celui de Schiller, bien que Fredric Jameson ne dise rien de cette opposition et qu'il ne tranche pas explicitement sur le jeu d'un sublime transcendant et d'un sublime qui fait allégorie, portent, pour la première, la défection même de l'art puisque le sublime est la fin de l'esthétique — une défection qui peut certes avoir une propriété critique — et, pour la seconde, une fonction critique de l'œuvre. Cette fonction se lit aisément : par l'allégorie de l'infini de la peur, l'œuvre dessine, en elle-même, ce qui limite l'infini pouvoir de faire peur. Fredric Jameson dit allégorie car toute la question devient alors celle des diverses modalités de la représentation de cet infini de la peur. Mais l'allégorie est bien le codage dans l'œuvre, au bénéfice de l'œuvre, de cet infini que fait découvrir, de lui-même, tout pouvoir dans la peur.

Dans le cas de Jean-François Lyotard, ce pouvoir de l'œuvre se lit aussi explicitement. Le passage au sublime de l'œuvre est patent de tel essai intitulé « Désordres »[31] aux essais recueillis dans L'Inhumain et qui traitent du sublime. Par une autre réécriture de Kant, en particulier celle de la notation suivant laquelle l'esprit, dans l'esthétique, juge sans concept, l'esprit récepteur est, dans « Désordres », défini comme infini par ses attentes. L'esprit est dessaisi par son attente comme l'est l'œuvre qu'il entreprend de produire et qui est une réponse à cette attente. Loin que l'on dise alors un pouvoir de l'art ou de la littérature, on dit un pouvoir de l'esprit qui se défait dans son exercice même de création artistique ou littéraire, auquel doivent répondre l'art et la littérature par leur propre infini. Outre que c'est là une manière de souligner que Kant, dans la caractérisation du sublime, reporte sur la nature le pouvoir de l'esprit — une remarque dont l'antécédence appartient à Theodor Adorno[32] —, et que cette notation suppose ainsi une reconnaissance du pouvoir de domination, que ce pouvoir soit du côté de l'esprit, qu'il soit du côté de la nature, on lit implicitement comme sublime, sans que l'on dise le sublime même de l'œuvre, l'entreprise créatrice. Cette lecture est, de fait, une lecture extrême des conséquences du jugement esthétique — si l'esprit juge sans concept, l'œuvre est sans détermination. Cela peut avoir une conséquence claire : défaire la notion même d'œuvre et, par là, défaire le sublime en l'identifiant à une inflation de l'attente : de l'infini de l'attente à l'infini de l'œuvre, plus rien ne joue comme principe de limitation. À l'opposé d'une telle reconnaissance de l'infini, le pouvoir de l'œuvre, que définissent les réécritures du sublime, résulte de la mise en place du jeu des limites, à travers l'usage de l'infini comme codage de l'œuvre même. Il faut dire codage et non pas représentation. On sait que Jean-François Lyotard a décrit ce codage en termes temporels : le maintenant est une manière d'infini contre la limite que lui font le passé et le futur — l'œuvre se code donc suivant le maintenant, ce qui la place du coté d'un performatif et lui donne une détermination qui échappe à la fois à l'infini de l'attente et à l'indétermination de l'œuvre que fait supposer l'indétermination du jugement esthétique.

Cette caractérisation du pouvoir de l'œuvre à travers suppose que le sublime soit interprété suivant une double rupture et qu'il soit prêté un statut linguistique, interprétatif, à l'œuvre, tout à fait spécifique. Rupture avec Kant : le sublime n'est plus seulement une discordance du mouvement de l'imagination avec l'infini ; parce qu'il est ce jeu de limite et d'infini, autrement dit de limitation, il est aussi, dans l'œuvre, la concordance de la limite et de l'infini. Rupture avec Longin : la grandeur n'est plus seulement cette grandeur du dehors qui peut être l'objet d'une représentation, par laquelle l'œuvre peut s'apparenter au sublime, elle est la grandeur même de l'œuvre. Remarquablement, disparaît, dans ces réécritures du sublime, la notion d'élévation. Niklas Luhmann a brièvement commenté[33], à propos de Boileau, ce nouvel état du sublime, caractérisable à partir de sa notation de l'élocution : ce qui ne peut être observé peut être intégré dans l'art par la représentation de phénomènes qui passent toute limite, par la représentation de l'imprésentable. Le paradoxe est ici extrême : la représentation de l'impossible dehors devient le moyen de l'art, sa définition, c'est-à-dire une auto-définition, exactement comme le sublime qui ne correspond qu'à lui-même, est sa propre définition et son propre effet. Une telle reprise du sublime n'est pas le retour à des exemples anciens de réalisations littéraires ou artistiques, mais l'exact début de la modernité littéraire et artistique : celle donc de l'auto-définition de l'art et de la littérature, suivant un jeu d'authenticité — c'est ainsi qu'il faut comprendre l'effet du sublime — et suivant une concordance exacte entre poétique et sublime, rhétorique et sublime, c'est-à-dire entre poétique et esthétique. La rupture avec Kant traduit que sont en jeu dans cette réécriture critique du sublime la définition du statut de l'œuvre et celle de son pouvoir. (La rupture avec Kant est manifeste chez Jean-François Lyotard qui n'établit aucune continuité entre son commentaire de l'« Analytique du sublime »[34] et ses propositions sur le sublime de l'avant-garde. Cette rupture est également explicite chez Fredric Jameson qui lit la « jouissance » esthétique, que suggère Barthes, comme un équivalent du delight de Burke[35].)

Dans ce jeu de pouvoir, l'œuvre vainc l'incertitude du langage et l'incertitude de la l'apparence, ainsi qu'elle s'affranchit des contraintes de la reconnaissance intersubjective, que celle-ci soit médiée par le langage ou par l'apparence de l'œuvre. Dès lors que le sublime est ce qui est du monde mais aussi ce qui est de l'œuvre, l'œuvre est à la fois ce qui parle impossiblement du réel et ce qui s'impose, dans la lecture, hors de tout débat sur l'interprétation que cette œuvre suppose. Que celle-ci, dès lors qu'elle est sublime, saisisse, relève sans doute de l'effet du sublime, mais traduit plus encore qu'en un premier temps, elle échappe à la question de sa pertinence, de son interprétation, à la question que peut poser son destinataire. L'œuvre est d'abord évidente ; son assimilation au sublime suppose d'abord le constat de son altérité. Que l'œuvre parle impossiblement du réel — cela qu'il faut comprendre par la présentation de l'imprésentable, cela qu'il faut encore comprendre par le discours de l'utopie auquel est finalement assimilée, sous la plume de Fredric Jameson, l'allégorie que constitue le sublime — revient à rendre vaine toute discussion sur l'incertitude du rapport de l'œuvre aux choses de ce monde. Chaque fois, le sublime est ainsi dissocié de tout jeu de négativité. Aussi et très remarquablement, la discordance que porte le sublime — cette discordance qui est le cœur de l'« Analytique du sublime » de Kant — devient-elle ici, si l'on lit ces réécritures contemporaines du sublime comme symtomatiques et symptomales, le moyen d'arracher l'œuvre littéraire à la question de sa pertinence suivant le langage — que le langage soit rapporté à son fonction référentielle ou à sa fonction communicationnelle —, et l'œuvre plastique à la question de sa pertinence suivant son apparence, quelles que soient les reconnaissances que puisse induire cette apparence. On est à nouveau dans un éloignement maximal d'avec Kant : dans le sublime kantien, l'expression vient à manquer ; dans le discours contemporain sur le sublime, l'expression sublime, par définition, ne manque pas et elle est le moyen de passer les questions de la pertinence du langage et de l'expression

La référence au sublime peut être interprétée, dans ces conditions, comme un moyen de récuser les discussions sur le statut linguistique ou sur le statut plastique de l'œuvre et les antinomies contemporaines qui en résultent pour la définition de l'œuvre littéraire et de l'œuvre d'art — c'est pourquoi l'hypothèse d'une fin de l'art, quelle qu'en soit l'interprétation, est une hypothèse inutile, aussi bien pour Fredric Jameson que pour Jean-François Lyotard. Cette référence peut être encore interprétée comme le moyen de dire que l'œuvre parle toujours en quelque degré et qu'elle est toujours recevable — sans qu'il y ait à supposer un accord sur l'esthétique, sans qu'il y ait à penser explicitement la terreur, sans qu'il y ait à considérer explicitement le monde naturel, sans qu'il y ait à ajouter ou à opposer à la question du rapport du langage aux chose de ce monde la question explicite de la communication linguistique. C'est, par ce biais de l'inutilité d'une question explicite de la communication qu'il faut comprendre la notation de Jean-François Lyotard qui place le sublime du côté de la communication sans communication — où il y a la reprise d'une indication d'Adorno sans qu'il y ait adhésion à ce qu'implique ou suppose cette indication chez Adorno. C'est encore par ce biais qu'il faut comprendre la notation de l'allégorie chez Fredric Jameson — l'idée d'un langage réconcilié qui passerait l'aliénation qu'impose le pouvoir est ici une idée inutile. C'est là répéter que la référence au sublime est une manière de caractériser l'effectivité de l'œuvre et identifier cette effectivité à la décision d'autonomie et de pertinence de l'œuvre.

IV. LIMITES ET DÉCONSTRUCTION DE LA PENSÉE DU SUBLIME AUJOURD'HUI

Il est donc remarquable que cette référence au sublime soit tenue pour adéquate à la littérature depuis le XIXe siècle et particulièrement à la littérature moderniste, alors que cette littérature, en dehors du romantisme, fait très rarement référence au sublime de manière explicite. Cette continuité se dit, dans les termes de Fredric Jameson, suivant un face à face de la littérature avec l'infini du social — ce face à face est sans bords. On peut cependant tracer une limite entre le sujet et cet infini. Cette limite est celle de l'œuvre, comme elle est la limite que met la société à l'œuvre. Fredric Jameson récrit, en termes de sublime, la stance oppositionnelle de l'écrivain et de l'artiste, commune au XIXe siècle. Par la dualité du sans bords et de la limite, il définit la condition de la représentation, une représentation qui ne peut être alors qu'une représentation détotalisée — par quoi, il est donné explicitement droit de cité à l'infini, à la limite que celui-ci fait, alors que sont préservés le droit et le pouvoir de l'œuvre singulière. Par quoi, ainsi que nous l'avons remarqué, l'œuvre est caractérisée comme ce qui expose la genèse de la limite.

L'argument de la continuité, en ce qu'il reconnaît la généalogie romantique, est à peu près similaire chez Jean-François Lyotard. Il porte cependant un traitement différent de la notation de l'infini, de la limite, de la limitation. Cette différence de traitement se lit dans l'identification du sublime à la présentation de l'imprésentable. Outre la spécificité de son détail, cet argument se distingue radicalement de celui de Fredric Jameson. L'œuvre d'avant-garde serait en elle-même sublime parce qu'elle présente l'imprésentable — elle est donc littéralement la figuration en elle-même de l'infini, sans qu'elle fasse face à un infini, encore qu'il soit noté, par Jean-François Lyotard, d'une manière qui est parente des remarques de Fredric Jameson, que cette présentation de l'imprésentable par l'avant-garde — celle du modernisme — se perçoit, se constate aujourd'hui contre l'infini du monde du savoir et de la technologie. On vient à un paradoxe qui n'est pas indiqué par Jean-François Lyotard : il y, dans le modernisme de l'avant-garde, la présentation de l'infini ; cette présentation a comme sa propre limite ou limitation aujourd'hui — l'infini des savoirs et des techonologies post-modernes. Dire cet infini des savoirs et des technologies postmodernes illustre remarquablement la nécessité de marquer la genèse de la limite. C'est pourquoi la caractérisation des avant-gardes du XXe siècle comme des avant-gardes du sublime est une lecture essentiellement rétrospective : Gertrude Stein, que Jean-François Lyotard, place du côté du sublime, ne s'est jamais caractérisée comme un écrivain du sublime, pas plus que les écrivains et les artistes surréalistes ne l'ont fait, que Jean-François Lyotard place aussi du côté du sublime. Remarquablement, le correctif qu'apporte Jean-François Lyotard à l'arbitraire de ce point de vue rétrospectif consiste soit à noter que l'art se fait témoin qu'il y a de l'indéterminé, soit à tenir pour exemplaire du sublime du modernisme le peintre Barnett Baruch Newmann, qui a donné la genèse de sa peinture, en d'autres termes sa poétique. Cette poétique est, de fait, une description de la genèse de la limite que se reconnaît l'œuvre — par le fait même qu'elle soit œuvre maintenant. La genèse de la limite est indissociable de la constitution même de l'œuvre, comme elle est indissociable du fait que, dans sa limite d'œuvre, celle-ci expose ce qui va contre cette limite : l'œuvre est, en elle-même, une œuvre individuée parce qu'elle est cette dualité et la manifeste genèse de cette dualité.

Outre la question de la décision qui a été caractérisée en termes de pouvoir de la littérature, il y a dans cette manière de donner à la littérature qui s'est écrite depuis le XIXe siècle une archéologie et une actualité qu'elle ne se reconnaît pas, le moyen de détourner des traits manifestes de la littérature depuis le XIXe siècle dans le champ du sublime et de ne pas répondre de ce qui fait la question de la littérature.

Détournement : lorsqu'on identifie le sublime au « Il arrive », on confond sublime et esthétique de la soudaineté[36] — cette soudaineté qu'indique cependant le « Il arrive ». C'est pourquoi on peut placer le surréalisme du côté du sublime. Lorsqu'on joue de la littérature comme d'un face à face avec l'infini du social, on confond la fiction que la littérature se donne de la société avec la réalité même de la société : on confond la forme du contenu de l'œuvre avec la forme du social et on ne reconnaît pas que dire ici le sublime revient à supposer que la construction de la société est similaire à celle de l'œuvre. Dans tous les cas, on identifie, d'une part, pour elle-même l'apparence que constitue l'œuvre, et, d'autre part, on lui prête une pertinence, précisément, celle que suppose le dessin de la genèse de la limite : par cette genèse, l'œuvre identifie l'exposé de sa propre genèse comme celui même de la genèse de la réalité. On sait que cette pertinence reste cependant une question. C'est pourquoi il est dit la présentation de l'imprésentable, et le jeu de l'infini comme un jeu d'utopie. Dans la même perspective, il est manifeste que la temporalité spécifique qui est prêtée au sublime — la temporalité du maintenant, celle de l'allégorie, — traduit le souci qu'a la critique de rendre compte du fortuit en termes de sublime — ce fortuit qui est la question brute du réel, que reconnaissent la littérature et la novation que celle-ci peut porter, que cette novation se dise, à la fois en termes formels et en termes idéologiques et symboliques, à travers l'allégorie, qu'elle se dise en termes formels ou en termes symboliques, sans qu'une implication idéologique soit nécessairement marquée par le maintenant. Mais, par leur identification du sublime, le fortuit et la novation acquièrent une sorte de droit plénier qui interdit de penser précisément ce par rapport à quoi ils jouent. C'est pourquoi le dehors de l'œuvre est identifié à un infini, à ce qui n'est pas marqué.

Ne pas répondre de la question que fait la littérature : la littérature fait question précisément par ces traits — sa novation qui peut être l'équivalent d'un fortuit — et par le fait qu'elle ne puisse rendre immédiatement compte d'elle-même, sauf à se donner sous le signe de l'effectivité et pour ce qui à la fois désigne et inclut le sublime, c'est-à-dire l'infini. Maintenir, dans ces conditions, la citation du sublime équivaut à préserver l'intransitivité de l'œuvre et à lui prêter cependant une fonction transitive, en réécrivant, sous le signe de la désignation et de l'inclusion de l'infini, les traits manifestes du sublime, tels qu'ils sont hérités du romantisme — comme l'éclair, le sublime est soudain ; comme dans le spectacle de l'abîme, il est un jeu sur la limite et sur le vide qui peut être comblé. Il faut enfin lire encore, particulièrement à partir de ce qui est tenu pour la temporalité du sublime, le partage entre deux autres héritages du romantisme : le maintenant qu'identifie Jean-François Lyotard, n'est pas étranger au transitoire de Baudelaire et à l'identification, chez celui-ci, de l'actualité au beau et au sublime ; l'allégorie de Fredric Jameson reprend le sublime du romantisme et de Baudelaire dans une justification historique de la littérature[37].

Il reste remarquable que cette réécriture du sublime vise essentiellement la littérture moderne et moderniste, et qu'elle ne trouve pas dans cette littérature la confirmation explicite, selon les écrivains, de ce sublime.

Ce détournement et cette manière de ne pas identifier la question que fait la littérature sont donc typiques de Jean-François Lyotard et de Fredric Jameson. Suivant ce qui est un constat de contraste avec ces thèses, il est significatif que Theodor Adorno, en reprenant le sublime sous le signe de l'auto-transcendance et de l'énigmatique de l'œuvre, exclue de rapporter l'hypothèse du sublime à un tel détournement et à une telle ignorance de la question que fait la littérature. Il est tout aussi significatif que Paul De Man conclue sa lecture de Kant, malgré la reconnaissance que celle-ci porte du performatif de l'œuvre littéraire, par la notation de l'architectonique de la nature. Il est encore significatif que Stanley Cavell ne sépare pas le sublime de sa correction : une reconnaissance du réel suivant le quotidien, sans que cette reconnaissance puisse défaire le constat que notre attachement aux mots ne conduit pas nécessairement à la reconnaissance du quotidien. Par quoi, le sublime reste inévitable. Ce qui appelle cette conclusion qui n'est pas formulée par Stanley Cavell : l'œuvre ne peut inclure le sublime.

Il y a donc là une opposition interne des discours contemporains sur le sublime. Cette opposition dit cependant une même question : comment l'œuvre, dans l'arbitraire et l'autonomie qu'elle se reconnaît, peut-elle encore désigner sa propre pertinence ? Les réécritures du sublime, que proposent Theodor Adorno, Paul De Man, Stanley Cavell, indiquent que l'espace non-marqué, qui ferait le dehors de l'œuvre, et que l'œuvre ferait dès lors qu'elle se constitue, reste la question de l'œuvre : celle-ci est comme le doubling de ce dehors. Se tenir à ce terme de doubling permet d'indiquer que le partage que fait l'œuvre ne place pas son dehors nécessairement du côté du non-marqué, finalement assimilé à l'infini, et qu'il est d'abord un jeu de face à face, qui est aussi la condition du sublime. Préserver, dans ces conditions, l'hypothèse du sublime, revient à disposer que l'œuvre ne peut coder complètement le sublime et qu'elle ne peut faire du sublime son propre programme — l'œuvre n'inclut pas nécessairement la présentation de la genèse de la limite. La référence au sublime subsiste cependant pour souligner deux choses : l'œuvre n'achève pas la présentation du sublime ; celui-ci doit cependant être cité dans le discours critique pour marquer que l'œuvre, dans cette insuffisance, dans sa limite, est une avec cela qu'elle ne peut certainement représenter. La référence au sublime devient un moyen de poser la question du jeu de l'auto-référence et de l'hétéro-référence, sans que l'identité de l'œuvre et l'identité du monde soient défaites, sans que ces identités soient, en quelque manière composables, bien que l'on puisse passer de l'œuvre son dehors. Il faudrait lire l'auto-transcendance de l'œuvre chez Thedor Adorno comme le moyen d'éviter le solipsisme de la forme ; la perception du sublime du monde, chez Paul De Man, comme le moyen d'éviter le solipsisme du langage ; l'idée que l'on puisse parler avec nécessité, chez Stanley Cavell — une idée qui appartient à Emerson et où il y aurait le contraire du sublime[38] — comme le moyen de ne pas défaire le hasard des discours tout en reconnaissant leur nécessité.

Que, dans ces conditions, Theodor Adorno ne dissocie pas le sublime de l'apparence de l'œuvre et de l'énigmatique, que Paul De Man ne sépare pas perception du sublime de la nature et arbitraire du langage, que Stanley Cavell, par la référence au quotidien, corrige le caractère infondé du langage, où il voit une justification du sublime, équivaut à indiquer : citer ici le sublime revient à noter la question dont ne se défait pas la littérature. Cette question se formule : que doit être la réalité même pour pouvoir se donner sous une forme réelle et sous une forme littéraire — fictionnelle, dirait-on —, tout en autorisant l'échange de l'une et de l'autre ?[39] L'hypothèse du sublime retrouve ici une autre leçon de la tradition du sublime, telle qu'elle est héritée de Kant, citée par Jean-François Lyotard et par bien d'autres : l'indissociable de l'expérience du sublime et de la liberté. Il faut ici reformuler cet héritage de manière spécifique : dans le sublime, joue l'expérience de l'inassigné. C'est cela que font entendre l'énigmatique de Theodor Adorno, la dissociation du performatif et de l'architectonique de la nature chez Paul De Man, le retournement du solipsisme suivant la référence au quotidien chez Stanley Cavell — à cause de la multiplicité de ses critères, le quotidien n'est pas assignable bien qu'il soit certain. Se réinterprète aussi le lien de l'œuvre, du sublime et de l'effet — du pathos — : en tant qu'elle est liée à l'émotion, à la stupeur, à l'effroi, qui sont cependant maîtrisés, l'œuvre ne répond pas à un besoin pour lequel une idée (une représentation) existerait déjà. À supposer qu'il y ait un tel besoin, on ne dispose pas d'idée préalable pour ce besoin[40].

En retenant l'hypothèse du face à face qui donne droit de cité à l'infini, et la notation du paradoxe de l'invention de l'œuvre et de la nécessité, en retenant l'hypothèse du sublime, qui permet de dire à la fois ce face à face et la puissance de liberté de l'œuvre, où il y a le véritable indéterminé, ces thèses défont, bien que les notions et les termes utilisés puissent être les mêmes, l'identification de l'œuvre et de son sublime au partage de l'œuvre et de ce qui n'est pas elle. Le sublime n'est plus pensé comme le fondement de l'autonomie de l'œuvre ; ni l'œuvre comme constitutive du sublime. On est alors au plus proche de l'invention de l'art et de la littérature modernes, modernistes, sans qu'il y ait à distinguer dans cette perspective modernisme et post-modernisme. Qu'il n'y ait pas, chez les créateurs contemporains de références constantes au sublime, fait donc lire cette référence comme l'identification du dispositif d'un faire — celui de l'œuvre. Que cette référence au sublime puisse être lue hors de l'hypothèse forte d'une autonomie de l'œuvre et sous le sceau de l'inassigné, fait revenir à cela qui est explicite, implicite dans la Critique du jugement : l'expérience du sublime est expérience de quiconque, comme l'est celle de l'esthétique, expérience commune et libre.

V. LE SUBLIME, LA RHÉTORIQUE DU COMMUN ET LE MOMENT DE L'INSTITUANT SYMBOLIQUE

Ces diverses références au sublime, quelles qu'elles soient, portent un commun et ultime paradoxe. L'infini peut participer du fini de l'œuvre. Ce qui se dit donc suivant le jeu de l'inclusion du sublime, suivant le jeu de la liberté. Ce qui suppose que le sublime puisse être commun — il est le possible d'une œuvre qui n'expose par nécessairement une démesure. Où il y a un éloignement maximal d'avec Longin. Où il y a la question de la fonction du sublime, si l'on décide de retenir ce terme dans le cadre de la littérature moderne, moderniste, contemporaine.

Dans cette perspective, on ne s'attachera pas au fait que le jeu de l'auto-référence et de l'hétéro-référence, lorsqu'il est rapporté au sublime, suppose que la société autorise, à l'intérieur même de la société, la représentation du partage entre l'infini du dehors et l'œuvre et que ce partage soit socialement fonctionnel[41] ; on ne prêtera pas plus d'attention à ce qu'implique l'énigmatique de Theodor Adorno et le retournement du solipsisme chez Stanley Cavell[42].

On s'attachera au fait qu'est ici impliquée une sécularisation du sublime[43]. Le terme de sécularisation s'entend doublement. Le lien du sublime à la lettre de la Bible ou de la poésie religieuse n'est plus qu'un rappel strictement historique. Le sublime est pensé comme une donnée exactement intramondaire — il en résulte l'insistance mise à souligner que le sublime est un moment de ce monde commun, quelconque. Cette implication est indissociable, dès l'époque romantique, du développement du sublime et du fait qu'il devienne une donnée commune de la création littéraire. Stendhal témoigne de ce paradoxe en ne dissociant pas sublime et grâce[44]. Niklas Luhmann voit ce paradoxe comme un paradoxe général du romantisme : l'apparition d'écrivains et de critiques bourgeois, qui ne sont ni nobles ni riches, suscite une manière de distinction littéraire commune, ainsi qu'une prolifération des différences individuelles qui exclut de déterminer objectivement une identité et qui suppose cependant que soit passé un subjectivisme intenable ; la référence au sublime assurait cette distinction et préservait l'idée d'une objectivité partagée[45]. (Remarquons que c'est la structure du jugement de goût kantien qui est ici appliquée au sublime et interprétée en termes sociologiques et en termes d'expérience commune, cependant indicible comme telle dans un monde d'individus et de différences.)

Si cette pensée contemporaine du sublime implique donc une pensée du commun, il faut dire une sorte de sublime inversé. Ce qui est une notation implicite de la critique contemporaine dans sa généralisation de l'usage du terme. Ainsi on peut lire Melville sous un tel signe : l'infini extérieur et l'infini intérieur du sujet, auxquels correspond la fable de l'épreuve du sujet, traduisent, de fait, une infériorité de l'homme, une perception de la grandeur, et font du sublime le lieu d'une contradiction, et celui d'une manière d'ironie interne à la condition humaine[46]. Cela aurait une variante postmoderne : le sublime du dégoût de soi[47], comme cela se lirait encore, selon une réforme de la lecture du sublime moderne de Fredric Jameson, dans la littérature post-moderne et dans sa représentation de la « cyberculture » et de son infini[48]. Il faudrait lire là que le commun est identifié à l'impouvoir de l'homme même, qui, dans cet impouvoir, perçoit cependant une dimension de grandeur. Ce serait, dans chaque cas, poursuivre avec une version christianisée du sublime[49], apparue à l'époque romantique et dont la littérature porterait encore la trace hors de la référence chrétienne. Cette version christianisée du sublime consiste à dire que l'homme est grand pas sa chute, par sa déréliction. On peut tout autant dire qu'il y a, dans ce sublime inversé, l'hypothèse que le petit porte du grand, et que cette inversion peut se lire de manière parallèle et symétrique à l'inversion du monde, telle que la caractérise Bakhtine. Si ce parallèle avec Bakhtine est reçu, il faudrait conclure que la référence contemporaine au sublime participe d'un mouvement plus large de réflexion : celui qui tente de faire du commun le lieu et l'inclusion d'une manière d'infini et d'une manière de totalité.

Nous rappelons cette tradition d'une sécularisation du sublime et ce sublime inversé non pour les justifier, ni pour approuver la généralisation de l'usage du terme de sublime, mais pour souligner : le sublime ne requerrait pas beaucoup de préalables — simpement une vision du petit et du grand, et la question de la situation du petit par rapport au grand. C'est en cela qu'il serait commun, qu'il serait un lieu commun — un lieu commun qui ne réclamerait pas de site, pas même un site naturel du sublime, pas même la sorte de site, que dessine, par exemple, la statue colossale, évoquée par Jacques Derrida. Le sublime peut être ici et là et selon quiconque. Il faudrait lire, dans cette caractérisation, le sublime comme ce qui met en échec toutes les médiations symboliques, comme ce qui permet d'exposer quelque chose de trop manifeste — quelque chose qui cependant n'est pas vu : le sujet même, petit, entre autres raisons, parce qu'il n'est pas vu : ou, en d'autres termes, faire que ce qui est tenu pour invisible ou difficilement visible, contribue à restituer le visible, ou ce qui devrait être aisément visible. Ce sublime : ou le moyen de désigner le commun. Ce sublime : ou le moyen de pratiquer une fouille opératoire dans le commun. Par fouille opératoire, il faut comprendre que n'importe quel sujet peut apparaître comme le site du sublime.

Une telle lecture de cette implication de la pensée contemporaine du sublime — il y a un sublime commun —, si elle est acceptée, fait du sublime une donnée innombrable de la littérature moderne, moderniste, post-moderne. Nous n'entendons pas justifier la notation d'un sublime omniprésent. Nous entendons indiquer en quoi celle-ci permet d'éclairer l'enjeu de la référence au sublime dans la critique contemporaine, lors même que cette critique ne peut qu'arbitrairement placer la création littéraire depuis un siècle et demi sous le sceau du sublime.

Soit à relire quelques notations de Jacques Derrida dans « Parergon ». La taille, l'entaille suivant la taille — au sens de la mesure — peut faire détail et démesure, dit donc Jacques Derrida. Il y a quelque inconséquence à commencer à traiter de la Critique du jugement et du sublime par cette notation et de poursuivre par l'exemple de la statue du colosse — cette statue relève de la taille, de l'entaille suivant un geste spécifique qui irait selon la taille. La taille du colosse n'ignore certes pas toute mesure, mais ne concerne cette mesure que relativement à son passage. Les notations de Jacques Derrida sur taille, entaille suivant la taille, qui, dans cette hypothèse du tailleur d'effigie, est d'abord la taille, à la fois le fait de tailler et le fait de la mesure, de la main, impliquent une indication : ce geste et son produit échappent à toute architecture. Ici, l'art ne se devancerait pas lui-même ; il ferait paradoxalement de l'homme un sujet de prévoyance, parce qu'il sait la possibilité de l'imprévisible. Ce qui veut dire que l'art, comme tout artifice, et son appareillage, comme toute technique, traduisent une conduite essentielle de l'existence, et qu'il appartient à l'art de la montrer. Cette conduite essentielle, rendue sensible par l'art, implique une inquiétude ; elle implique aussi une incertitude des critères applicables à cette entreprise, et elle engage, par ce fait, une réassignation du monde. La forme de l'œuvre devient en elle-même la question de l'assignation de critères (de mesure) au monde — c'est ainsi que je comprends l'insistance mise par Jean-François Lyotard à noter le maintenant, il faut alors dire mesure et critères temporels.

Que cela même entraîne une réassignation du monde fait la possibilité du sublime : au sens où cette réassignation touche, en l'impliquant, l'ensemble du monde, au sens où elle touche l'invisible — l'imprévisible que sait la prévoyance —, et où ce geste reste un geste mineur par rapport à toutes ces implications. Le sublime peut appartenir à telle taille parce que la taille va là où elle risque de se perdre, où elle perd certainement son efficacité. L'artiste, l'écrivain s'exposent au fait du faire, où ils risquent de se perdre, où ils risquent de passer leur mesure. Et faisant cela, ils marquent l'incertitude tous les critères de limite, mais aussi celle de tous les pouvoirs de limitation. Par quoi, le moindre art et sa moindre technique, s'ils savent cet imprévisible, sont la question d'un pouvoir. S'il est dit une sensibilité au sublime, c'est que ce risque est indissociable d'une émotion. Si cette émotion est un plaisir, c'est que le jeu de ce risque est d'abord un jeu de l'apparence pour elle-même.

Si l'on relit ainsi Jacques Derrida, suivant les implications initiales et strictes d'une réflexion sur la Critique du jugement et sur le sublime, on a une justification de l'identification éventuelle du sublime au minimal et du sublime à l'œuvre. L'illimitation participe du geste même, le plus mineur, qui constitue l'œuvre. Elle a l'occasion la plus restreinte, et même ce qui peut être l'occasion la plus commune. Pour bien interpréter ce jeu de la taille qui est une équivoque avec la taille et qui n'implique pas nécessairement le collossal, et les notations de Jacques Derrida, qui lui sont attachées, il convient de marquer que ce jeu ne dépasse pas nécessairement les limites, les critères du quotidien. Telle peut être l'analyse du ready-made. À l'inverse de ce qui est ici suggéré, l'analyse du ready-made est usuellement rapportée au problème du jugement esthétique — on juge du beau sans critères du beau, mais plus encore sans critères de l'œuvre d'art[50]. Une telle analyse ignore la question ou le paradoxe que porte le minimalisme exemplaire du ready-made. Question et paradoxe de la limite, de la limitation, que le ready-made suppose : une moindre décision, une paresse — un objet, dans le jeu d'un changement de nom, d'un déplacement de site, dans le glissement de son lieu fonctionnel au lieu de son exposition, se métamorphose, c'est-à-dire s'illimite[51]. Cela revient aussi à caractériser ce jeu de peu, ce jeu mineur sur la limite, comme ce qui introduit une différence radicale dans le même, sans que l'on ait à penser cette différence ni la différence de l'art et du non-art. Par quoi, l'exposition même est une violence, une illimitation[52].

Si l'on poursuit encore, on notera que tout ce qui est dit du maintenant et du sublime des avant-garde renvoie, de fait, à un trait que présentent, en effet, les œuvres des avant-gardes du XXe siècle : leur décisionisme[53]. Il faut comprendre, par là la décision, d'engager le faire de l'œuvre et de prêter à ce moment du faire de l'œuvre une valeur d'interrogation du statut de la réalité et par là une validation du jeu d'apparence que porte le décisionisme, que l'on peut donc identifier dans le ready-made. Il faudrait, dans cette perspective et pour ce qui concerne la création littéraire du XXe siècle, lire les implications de la caractéristion de la taille et de son jeu sur la limite et sur la mesure, que propose Jacques Derrida, comme indissociables de ce qu'illustrent les avant-gardes et la plupart des mouvements de novation : faire de l'entreprise de l'œuvre et de l'œuvre même un moment de décision au regard de tout ce qui constitue contexte pour l'œuvre, et de telles traditions littéraires.

Il y a moins le maintenant ou le partage entre le fait de l'œuvre et le dehors que ce fait désigne, qu'une manière d'état d'exception : le décisionnisme met du côté de l'art le fait de trancher de la réalité ou du défaut de la réalité, non pas selon quelque irréalisation, mais selon une question, qui est la suite du questionnement du statut de la réalité : dans quelle mesure la réalité peut-elle se révéler dans ce moment provisoire du décisionnisme, dans cette manière, également provisoire, dont il est indissociable, de trancher de la réalité ? On a là ce dont le surréalisme et toutes les esthétiques du choc offrent l'illustration. On a là ce qui marque la limite de toute interprétation du sublime sous le signe de Heidegger — car on n'est pas là dans le débat sur l'être qui fait retrait, mais dans le débat sur la pertinence de ce fait de la décision au regard du monde : cette décision peut tout autant perdre le monde qu'elle peut l'assigner, provisoirement, autrement. On a là encore la fin de la tentation de prêter une effectivité à l'œuvre et de lui accorder le pouvoir, dans le jeu de partage d'elle-même et de l'infini du dehors — où se perd celui qui prend le risque de la taille —, de décider de ce qu'elle donnera pour la loi de la représentation du réel et de son auto-référence. Enfin, l'hypothèse de la présentation de l'imprésentable, quelles que soient les interprétations qui sont données de cette présentation, devient vaine.

Que le sublime ne soit pas dissociable du quotidien — Stanley Cavell — peut certes paraître un paradoxe. Que Paul De Man conclue que le performatif ne soit pas séparable d'une perception de l'architectonique de la nature doit certes paraître contradictoire au regard même de ce qu'implique le privilège du performatif. N'importent cependant ici ni le paradoxe ni la contradiction. Le quotidien et le performatif sont les sites de la pratique de l'inassigné. Dans le quotidien, il y a trop de critères qui le caractérise pour qu'il dispense de l'inassigné. Le performatif est l'exercice même de l'inassigné du langage. Le faire de l'œuvre ne tombe pas dans le registre d'une sensibilité formée — où il y a la réécriture de l'illimitation que fait la taille, comme il y a une réécriture du défaut de forme qui caractérise l'occasion du sublime chez Kant. Par quoi, cette sensibilité n'est pas contradictoire avec la sensibilité au monde et avec le constat de sa nécessité, de sa taille — cette taille qui est toujours plus vaste que n'importe quel faire de l'homme. L'énigmatique de l'art, chez Theodor Adorno, peut se lire comme la caractérisation de l'apparence de l'œuvre qui use de ces jeux.

Que le sublime de l'œuvre, lorsqu'il est ainsi traité sous son aspect minimal, sous les paradoxes que reconnaît implicitement, explicitement, la critique contemporaine, ait affaire avec l'inassigné et qu'il porte une certaine violence — celle même de la taille, pour reprendre le terme de Derrida —, explique que la référence contemporaine au le sublime soit indissociable d'une référence au pouvoir. Cette dualité n'appartient pas à la réflexion originelle sur le sublime, excepté Schiller qui a considéré le sublime de l'action humaine dans l'histoire.

Que cette question du pouvoir ne soit pas aujourd'hui indépendante de la question du sublime, on le sait de Jean-François Lyotard, de Fredric Jameson, de Theodor Adorno. On le sait aussi remarquablement de Marc Richir[54]. Chez Jean-François Lyotard, le maintenant du sublime est ce qui échappe à toute prescription. Chez Fredric Jameson, l'infini de l'œuvre est une réponse à l'infini du pouvoir social. Chez Theodor Adorno, l'auto-transcendance de l'œuvre est la façon qu'a l'œuvre de répondre à la prescription de la rationalité sociale et à l'aliénation. C'est pourquoi, comme nous l'avons indiqué, dire le sublime aujourd'hui est une manière de préserver et de dire un pouvoir et une autonomie de la littérature et de l'art, qui serait sans prescription, excepté celle du partage de l'œuvre et de son dehors. Par quoi la littérature et l'art répéteraient un statut d'exception, qui peut tout autant être lu dans les thèses de la déconstruction et dans bien d'autres discours critiques[55].

Le jeu du sublime, en ce qu'il peut être dit commun selon une relecture des références contemporaines au sublime, commande de reconsidérer ce lien du pouvoir au sublime. Que le sublime soit désormais tenu pour être essentiellement celui de l'œuvre reporte la présentation de l'illimité sur la responsaiblité et sur le pouvoir de l'artiste et de l'écrivain. En une reprise du double thème que nous avons ici attaché au sublime, en une reprise de ce que nous avons indiqué à propos de la taille, il faudrait dire : en même temps qu'ils entreprennent de figurer l'inassigné, l'artiste et l'écrivain entreprennent de figurer l'illimité ; exactement, ils instituent l'un et l'autre. Par cette dualité, qu'implique la réflexion contemporaine, le rapport du sublime au pouvoir est dessiné de manière équivoque. Dans une perspective phénoménologique, Marc Richir a indiqué que le sublime suppose une manière d'indifférenciation des marques du pouvoir, très largement compris. Le sublime porte l'expérience d'une manière d'indéfini — où il y a une manière de redire l'infini, l'illimité —, et, simultanément, il dispose la possibilité d'une autorité symbolique — ce qui correspond à la notation de la peur qu'inspire le sublime. Marc Richir qualifie ce mouvement d'instituant symbolique. Parce qu'il concerne essentiellement une caractérisation du sublime dans l'histoire et dans l'action politique, l'argument de Marc Richir ne prend pas en compte l'identification contemporaine du sublime au minimal ni la question du pouvoir et de l'art et de la littérature. La notation du moment d'un instituant symbolique reste cependant pertinente. Dans nos termes, elle se caractérise ainsi : le jeu de la taille — entaille et mesure — est donc à la fois le moment de l'inassigné et celui de la désignation de l'illimité et de son pouvoir de limitation.

Le moment de la figuration du pouvoir est là. Dans l'opposition que nous avons établie entre des thèses qui caractérisent le sublime suivant le fait que l'infini est à la fois désigné et inclus par l'œuvre, et la réécriture que nous en proposons et qui fait du sublime ce moment où l'œuvre peut tout autant perdre le monde qu'elle peut l'assigner autrement, il y a l'opposition entre un pouvoir que l'œuvre instituerait par la figuration du sublime — premier type de thèse —, et le maintien d'une mesure d'incertitude — second type de thèse —, à cause de quoi est maintenue la surprise d'un certain être mondain rencontré. Cet être peut être l'œuvre même, l'œuvre de l'esthétique du choc, ou le monde même, tel qu'il est thématisé dans la surprise du surréalisme. Dans le premier cas, la responsabilité de l'artiste et de l'écrivain est de faire de l'œuvre ce qui pose finalement la question de sa propre pertinence. Il faudrait lire là toutes les avant-gardes et toutes les créations littéraires contemporaines qui jouent du sublime comme d'un état d'exception. On a là l'idée que le défaut de représentation et l'inévitable de l'imprésentable sont probablement les moyens de poursuivre avec cet état d'exception. Dans le second cas, la responsablité de l'artiste et de l'écrivain est d'entretenir la possibilité de l'émotion par l'intérêt qu'il porte au fait même, qu'il montre ou découvre à la perception — ce qui ne peut être l'affaire des pouvoirs qui conditionnent. On a là la justification du privilège accordé à l'apparence par l'œuvre et la possibilité de réinterpréter ce privilège tel qu'il est noté, par exemple, par Theodor Adorno. On a là encore la possibilité de réécrire l'indication de l'auto-transcendance de l'œuvre : l'absence de sensibilité formée, à laquelle correspond le sublime, traduit la disponibilité à et la découverte de toute apparence pour elle-même. Cette découverte fait la possibilité de la démesure que désigne l'œuvre.

Si l'on identifie donc le sublime à l'implication d'un moment d'instituant symbolique et si l'on retient ces distinctions, on doit marquer que la littérature du XXe siècle ne se lit pas nécessairement suivant une assimilation des avant-gardes et du modernisme au sublime. À l'inverse, on doit indiquer qu'il convient d'examiner chaque moment de la création littéraire du XXe siècle suivant la manière dont il dispose ce moment de l'instituant symbolique et dont il joue de l'inassigné, sans que ce moment soit reporté sur une lecture heidgerrienne qui est finalement la négation de ce moment instituant et de cette surprise. Cette négation se marque par le fait que l'objet sublime de l'art, interprété dans une perspective heidegerrienne, n'a rien devant lui : c'est pourquoi on peut dire l'imprésentable.

VI. CE DONT RÉPOND, PAR SES IMPLICATIONS, LA PENSÉE CONTEMPORAINE DU SUBLIME

L'implication de la sécularisation du sublime dans la pensé contemporaine du sublime est confirmée par cette double lecture de son moment instituant : ce moment peut être de quiconque et de n'importe quel site. Cette sécularisation permet de lire ce qui est en jeu dans les références contemporaines au sublime, bien que ces références ne soient pas toujours validées par les artistes et les écrivains contemporains. La sécularisation du sublime est d'abord un fait d'interprétation. Cette interprétation est doublement révélatrice, au regard de ce qui est une archéologie de la pensée du sublime, au regard de la raison d'être d'une réflexion sur le sublime, en littérature, dans le monde moderne et contemporain.

L'identification du sublime au commun n'est pas chose nouvelle. Si, comme il l'a été souvent noté et comme le confirme la dualité de la Critique du jugement, qui allie définition du jugement esthétique et caractérisation de l'expérience du sublime, l'époque moderne a déplacé la réflexion sur le sublime de la rhétorique à l'esthétique dans un effort pour situer cette esthétique selon deux pôles: le sublime est autant ce qui porte la possibilité d'une représentation artistique que ce qui dispose la limite où se brise l'autonomie de représentation de l'œuvre[56]. Les relectures qui sont faites aujourd'hui de la Critique du jugement et l'identification, que nous avons indiquée, du sublime à un jeu de partage entre le marqué — l'œuvre — et le non-marqué, entre la présentation du constat du sublime et l'inclusion du sublime dans l'œuvre traduisent autant d'efforts pour passer cette bipolarité, héritée des premières caractérisations du sublime, et pour définir le sublime comme un des moyens de l'autonomie de l'œuvre. Ce qui revient à identifier la question du sublime à celle des droits de la sphère esthétique. Le commun, dont ne serait pas dissociable le sublime dans la pensée contemporaine du sublime, contredit ce jeu même d'identification. Si l'on répète que ce commun peut être lu comme un implicite des thèses contemporaines sur le sublime, si l'on redit qu'il est n'est pas dissociable du jeu du défaut d'assignation, du risque, de l'émotion qui en résulte, la désignation du sublime est alors celle de ce qui fait lien dans ce jeu contre tout autre calcul et contre toute démarche synthétique. Où il y a, si l'on accepte notre argument, la reformulation contemporaine du peithos. Noter le sublime est alors le moyen de défaire la limite de la sphère esthétique, tout en reconnaissant la spécificité et en soulignant que l'œuvre est ce qui se détache, à la manière de ce qui est taillé, à la manière du colosse. Ce détachement n'est que l'occasion du lien dans la figuration de l'inassigble, du risque et de la rencontre de l'être mondain.

Dans ces conditions, loin de devoir être interprété essentiellement comme une démotivation des signes — om il y a une autre justification de la notation de l'imprésentable, ce qui est désigné comme sublime correspondrait à un effort pour motiver l'œuvre suivant le geste même de la taille, suivant le moment du défaut d'assignation qui est aussi le moment de la rencontre d'un être mondain — cette rencontre que suppose l'œuvre, cette rencontre dont elle est l'occasion en s'instituant. On comprend ainsi mieux le jeu contemporain de la référence au sublime. Il faut le répéter : cette référence n'est pas nécessairement gagée sur le disours des artistes et des écrivains ; elle place le plus souvent le sublime dans des contextes philosophiques qui ne le suppose pas initialement — qu'il s'agisse de la pénoménologie heidegerrienne, d'une philosophie du langage venue de la théorie des speech acts, du marxisme. Dès lors, cette référence apparaît plutôt comme un interprétant de la création artistique et littéraire du XXe siècle et de ses cadres de réflexion. C'est pourquoi le sublime peut être dit par les discours critiques sans qu'il soit pour autant démontré.

Cette réécriture du sublime, que nous proposons, doit se lire à partir de ce qui est caractéristique des approches contemporaines du sublime, si on les comparent à celles du XVIIIe siècle et à celles du romantisme : déplacer, comme nous l'avons déjà dit, le sublime du champ de l'effet — il faudrait plutôt dire, si l'on considère la Critique du jugement, une auto-effectation de la part du sujet humain — à l'œuvre même. Le déplacement est considérable : il revient à indiquer que l'œuvre ne peut être pensée que selon le moment de l'instituant symbolique. Cela même devient l'interprétant des divers cadrages de l'approche des arts et de la littérature. Par cet indissociable du sublime et de ce moment de l'instituant symbolique, qui est aussi celui du « Fiat Lux » de la Bible — mais, précisément, le sublime est aujourd'hui tenu pour sécularisé —, l'œuvre est définie comme ce qui, à la fois, est un être mondain, fait l'inévitable de la reconnaissance des autres êtres mondains, hors d'une règle de reconnaissance. Elle est ainsi la figuration de la reconnaissance brutale du même et de la différence — reconnaissance brutale et, en conséquence, libre. Il y aurait là la condition du développement des divers types d'approche et un retour aux présupposés rhétoriques du sublime, si l'on définit le rhétorique comme le traitement de la distance ou de la différence entre deux sujets. La rhétorique est l'exposé de la question et de la mesure que fait cette distance[57]. Que la taille puisse être à la fois celle de la mesure et de la démesure, que l'œuvre sublime puisse être un instant et la figuration de tout le temps, si l'on comprend bien Jean-François Lyotard, il faut entendre que l'œuvre tenue pour sublime est le lien et la distance de deux thématisations opposées du même élément. Elle est, en elle-même, cette négociation du même et du différent suivant l'équivoque de la mesure et de la démesure — il faudrait répéter ici le ready-made. Elle est, par là, la figure de toute distance et de toute négociation de cette distance entre les sujets. La rencontre de l'être mondain que figure ce qui est désigné comme sublime et le jeu de réassignation sont les figures de toute rencontre de sujets. Ce qui est désigné comme sublime, dans ce moment de l'instituant symbolique, ne renverrait pas au fait d'imaginer quelque autre, comme le suggère Marc Richir, mais au fait même de ce lien, dans la distance, du même et du différent.

La référence au sublime, que pratiquent les discours critiques contemporains, s'il est accepté qu'elle soit comprise suivant nos termes, apparaît comme un des quatre thèmes qui articulent une réflexion sur le statut de la littérature moderne, moderniste, contemporaine : thème de l'apparence de l'œuvre, que nous avons formulé sous l'aspect de l'énigmaticité[58] ; thème de la pertinence de l'œuvre que nous formulé sous l'aspect de la possibilité de communication limitée suivant le sens commun, que porte paradoxalement l'indécidable[59] ; thème du pouvoir de l'œuvre, que nous avons formulé selon le statut d'exception et que se reconnaît la littérature, particulièrement dans sa généalogie romantique[60] ; thème de la disponibilité du monde selon l'œuvre, que nous formulons ici suivant le moment de l'instituant symbolique et suivant un lien qui échappe à toute démarche synthétique. Ces quatre thèmes ont pour caractéristique d'identifier l'œuvre à sa propre question — celle qu'elle porte par le jeu du même et de la différence —, qui est question commune parce qu'elle établit la communication selon l'indécidable. Il faut répéter les implications du sublime, tel qu'il est compris aujourd'hui, et l'inassignable. Le moment de l'instituant symbolique et de l'inassignable est le moment du commun.

Il subsiste une interrogation qui supposerait de reconsidérer en quoi le sublime du XVIIIe siècle et du romantisme peut se lire comme l'archéologie spécifique de la pensée de ce moment du commun, qui serait celui du sublime : pourquoi la critique contemporaine pour dire ce moment du commun paradoxal utilise-t-elle la référence au sublime ? Nous ne donnons qu'une brève réponse. Il est patent que le sublime, tel que le caractérise Burke, est tout autant le delight devant la démesure que l'épreuve de la solitude du sujet qui découvre qu'être dans le monde, c'est aussi avoir la surprise de renconter un être mondain — la nature, dans ce cas. Par quoi, le sublime est ainsi et aussi la question de la communauté dans ce moment qui semble la rompre : la peur et le delight du sublime ne sont pas seulement pour eux-mêmes, pour tel sujet, mais l'évidence que la surprise de la rencontre de l'être dans le monde est une surprise partagée. Disons donc que la référence au sublime dans la critique contemporaine est une manière de considérer dans quelle mesure l'être dans le monde que constitue l'œuvre est l'occasion d'une communauté. Cela indique aussi, pour se tenir à des débats strictement contemporains, que le sensus communis, qui est, chez Kant, associé au jugement esthétique, paraît aujourd'hui seulement la justification d'une esthétique libérale — juger de l'art comme on l'entend suffit à justifier une communauté et une liberté. Cette esthétique libérale entend corriger à la fois les illusions universalistes et les contraintes des conventions qui font le commun. Cela indique encore que l'inédit, auquel Jean-François Lyotard assimile finalement le sublime, n'est pas une réponse suffisante à cette vanité du sensus communis[61].


[1] Voir sur ce point la section V de cette étude et le renvoi à Marc Richir, cf. note 53.

[2] Voir Neil Hertz, « Poétique de Longin », Poétique, 15 (1973), pp. 292-306.

[3] Pour les premières identifications du sublime, voir Jean-François Lyotard, Le Post-moderne expliqué aux eenfants, Paris, Galilée, 1986. À la page 30, le postmoderne est placé sous le signe de la présentation de l'imprésentable — ce qui est, chez Jean-François Lyotard, une définition du sublime. À la page 24, le modernisme — les avant-gardes — se trouve placé sous le signe d'un sublime kantien, lui-même assimilé à un « peu de réalité ». Jean-François Lyotard reprend ici l'expression d'André Breton, « Discours sur le peu de réalité », pour l'appliquer tout à la fois à Kant et aux avant-gardes du XXe siècle. Pour les secondes identifications, voir, « Le sublime et l'avant-garde », L'Inhumain. Causeries sur le temps, Paris, Galilée, 1988, pp. 101-118, où le modernisme seul est identifié au sublime.

[4] Jean-François Lyotard, Discours, figure, Paris, Klincksieck, 1971, p. 383.

[5] Paul De Man, Aesthetic Ideology, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1996, particulièrement les essais, « Phenomenality and Materiality in Kant », pp. 70-90, et « Kant's Materialism », pp. 119-128.

[6] Theodor Adorno, Théorie esthétique, Paris, Klinkcsieck, 1989, p. 254. Édition originale, Ästhetische Theorie, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1970.

[7] Fredric Jameson, The Ideologies of Theory : essays, 1971-1986, vol. 2, Syntax of History, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1988, pp. 71-73.

[8] Stanley Cavell, Une nouvelle Amérique inapprochable. De Wittgenstein à Emerson, Combas, Éditions de l'Éclat, 1991, pp. 61-64. Éd. originale, « Declining Decline », Inquiry 31 (1988), pp. 253-264.

[9] Jean-Luc Nancy, L'Oubli de la philosophie, Paris, Galilée, 1986, p. 102 et sq.

[10] Jean-Luc Nancy, « L'offrande sublime », dans Du Sublime, Paris, Belin, 1988, p. 61 et sq.

[11] Jean-François Lyotard, L'Inhumain. Causeries sur le temps, op. cit., p. 116.

[12] Voir, sur ce point, Karl Heinz Bohrer, Le Présent absolu. Du temps et du mal comme catégories esthétiques, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l'Homme, 2000, p. 139, particulièrement à propos de Jean-François Lyotard. Éd. originale, Das absolute Präsens. Die Semantik ästhetischer Zeit, Frankfurt am Main, Hanser Verlag, 1994.

[13] Pour cette notion, nous nous permettons de renvoyer à Jean Bessière, Quel statut pour la littérature ?, Paris, PUF, 2001, pp. 159-164. Et ici même, p. 8, pour une définition de l'effectivité.

[14] Jacques Derrida, « Parergon », La Vérité en peinture, Paris, Champs, Flammarion, 1978, pp. 19-168.

[15] On sait que Schiller a entendu, avec ses deux essais sur le sublime, « continuer » Kant et traiter explicitement de la grandeur morale dans le sublime. Voir Friedrich Schiller, Grâce et dignité et autres textes, Paris, Vrin, 1998, qui contient les trois essais pertinents pour notre sujet, Du Sublime, Sur le pathétique, Sur le Sublime. Il ne serait pas vain de lire « Parergon » dans une perspective similaire : continuer Kant à partir de Kant pour démontrer que l'expérience du sublime est celle qui témoigne de la grandeur humaine de l'homme.

[16] Pour ces corrections, voir, dans Du sublime, Paris, Belin, 1988, les essais de Jean-Luc Nancy ; « L'offrande sublime », et de Philippe Lacoue-Labarthe, « La vérité sublime ».

[17] Stanley Cavell, « Ending the Waiting Game : A Reading of Beckett's Endgame », Must we mean what we say ?, Cambridge, Cambridge University Press, 1976, pp. 115-162. Première édition 1969. Nous ne suggérons aucune influence de Cavell sur Lyotard.

[18] Voir dans Phlipppe Lacoue-Labarthe, La Poésie comme expérience, Paris, Bourgois, 1997, la partie « Sublime », pp. 123-129.

[19] Massimo Cacciari, L'Ange nécessaire, Paris, Bourgois, 1988. É. Originale, L'Angelo necessario, Milan, Adelphi, 1986.

[20] Sur cette question, voir Giorgio Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Le Seuil, 1997. Édition originale, Homo sacer : il potero soverano e la vida nuda, Turin, Einaudi, 1995.

[21] Jean-François Lyotard, L'Inhumain. Causeries sur le temps, op. cit., p. 153 et sq.

[22] Theodor Adorno, Théorie esthétique, op. cit., p. 254.

[23] Jean-Luc Nancy, « Vox clamans in deserto », Furor, 19/20, Octobre 1990, pp. 4-17.

[24] Ibid. p. 10.

[25] Sur ces questions, voir Jean-Louis Chédin, La Condition subjective. Le sujet entre crise et renouveau, Paris, Vrin, 1997, et retenir les remarques de la conclusion, pp. 320-321.

[26] Voir, dans Friedrich Schiller, Grâce et dignité et autres textes, op. cit., les trois essais, Du Sublime, Sur le pathétique, Sur le Sublime, qui notent à la fois le sublime de la nature, de l'histoire, et le sublime du sujet, écrivain ou lecteur, artiste ou spectateur, et qui font donc du sujet, contre Kant, comme on le sait, à la fois celui qui constate le sublime et celui qui, pour ainsi dire, l'inclut — précisément selon un jeu d'élévation sublime.

[27] Boileau, « Préface » à Longin, Traité du Sublime, Paris, Le Livre de Poche, 1995, p. 65.

[28] Ibid. On est d'autant plus justifié de citer ici Boileau que Jean-François Lyotard rappelle Longin et Boileau, dans un aveu de généalogie et de continuité, qu'il ne précise pas spécifiquement.

[29] Fredric Jameson, The Cultural Turn : Selected Writings on the Postmodern, 1983-1998, Londres, Verso, 1999 ; voir le chapitre, « ‘End of Art' or ‘End of History' ? », pp. 84-87, et aussi p. 101.

[30] Fredric Jameson, The Ideologies of Theory : essays, 1971-1986, vol. 2, Syntax of History, op. cit., p. 73.

[31] Jean-François Lyotard, « Désordres », Lectures d'enfance, Paris, Galilée, 1991, pp. 109-125.

[32] Theodor Adorno, Théorie esthétique, Paris, Klincsieck, 1989, op. cit., p. 254.

[33] Niklas Luhmann, Art as a Social System, Stanford, Stanford University Press, 2000, p. 89. Traduction américaine de l'édition originale allemande, Die Kunst der Gesellschaft, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 1995.

[34] Jean-François Lyotard, Leçons sur l'Analytique du sublime, Paris, Galilée, 1991.

[35] Fredric Jameson, The Ideologies of Theory : essays, 1971-1986, vol. 2, op. cit., p. 71.

[36] Voir Karl Heinz Bohrer, Suddenness : On the moment of Aesthetic Appearance, Columbia, University Press, 1994. Édition originale, Plötzlichkeit. Zum Augenblick des ästhetischen Scheins, Frankfurt am Main, 1981.

[37] Pour un point de vue similaire, voir Karl Heinz Bohrer, Le Présent absolu. Du temps et du mal comme catégories esthétiques, op. cit., pp. 133-134.

[38] Voir Stanley Cavell, Une nouvelle Amérique encore inapprochable. De Wittgenstein à Emerson, op. cit., p. 82 et sq.

[39] Voir Niklas Luhmann, Art as a social system, op. cit., p. 312.

[40] Pour une interprétation de l'art dans cette perspective, voir Pierre-Damien Huyghe, Du Commun. Philosophie pour la peinture et le cinéma, Circé, 2002, p. 95.

[41] Sur ce point voir la notation de Niklas Luhmann, Art as a social system, op. cit., p. 313.

[42] Sur ces points, nous nous permettons de renvoyer à Jean Bessière, Énigmaticité de la littérature, Paris, PUF, 1993, et Quel Statut pour la littérature ?, op. cit.

[43] Appliquée à Jean Paul, l'expression est de Gianni Garchia, Rétorica de lo sublime, Madrid, Tecnos, 1994, p. 123. Traduction espagnole de l'original italien, Retórica del sublime, Roma-Bari, Laterza, 1990.

[44] Voir Michel Crouzet, La Poétique de Stendhal. Forme et société. Le sublime. Essai sur la genèse du romantisme, Paris, Flammarion, 1983.

[45] Niklas Luhmann, Art as a social system, op. cit., pp. 286-287.

[46] Voir Henry Sussman, The Aesthetic Contract. Statutes of Art and Intellectual Work in Modernity, Stanford, Stanford University Press, 19997, p. 244 et sq., et aussi, Psyche and Text : The Sublime and the Grandiose in Literature, Psychopathology, and Culture, Albany, State University of New York Press, 1993.

[47] Charles Altieri, Postmodernisms Now. Essays on Contemporaneity in the Arts, University Park, Pennsylvania, Pennsylvania State University Press, 1998, p. 257 et sq.

[48] Joseph Tabbi, Postmodern Sublime : Technology and American Writing from Mailer to Cyberpunk, Ithaca, New York, Cornell University Press, 1995.

[49] Voir Gianni Garchia, Retórica de lo sublime, op. cit., qui désigne, après d'autres, Jean Paul comme l'origine de cette tradition d'exposition du sublime.

[50] Par exemple, Thierry De Duve, Résonances du readymade, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1989.

[51] Sur cette idée du peu de décision, à propos de Duchamp, voir Gilbert Lascaux, « Les petites énergies et la puissance timide », L'Arc, « Marcel Duchamp », Paris, Duponchelle, s.d., pp. 4-5.

[52] Sur ce point, voir Bernard Pingaud, « L'objet littéraire comme ready-made », L'Arc, « Marcel Duchamp », ibid., p. 19.

[53] Voir Karl Heinz Bohrer, Suddenness : On the moment of Aesthetic Appearance, op. cit., p. 54 et sq.

[54] Marc Richir, Du sublime en politique, Paris, Payot, 1991.

[55] Nous renvoyons à nouveau sur ces points à Jean Bessière, Quel statut pour la littérature ?, op. cit.

[56] Sur ce point, voir Gianni Garchia, Retórica de lo sublime, op. cit., p. 118.

[57] Voir Michel Meyer, Questions de rhétorique. Langage, raison et séduction, Paris, Le Livre de poche, 1993.

[58] Voirr Jean Bessière, Énigmaticité de la littérature, op. cit., 1993.

[59] Voir Jean Bessière, La Littérature et sa rhétorique, Paris, PUF, 1999.

[60] Voir Jean Bessière, Quel statut pour la littérature ?, op. cit.

[61] Sur ces questions, voir Anthony J. Cascardi, Subjectivité et modernité, Paris, PUF, 1995, p. 348 et sq. Édition originale, The Subject of Modernity, Cambridge, Cambridge University Press, 1992.

Jean Bessière

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Dernière mise à jour de cette page le 26 Janvier 2003 à 18h01.