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La vision du style comme caution de toute herméneutique est essentiellement conçue à partir de la catégorie de l'unité. C'est par son unité que le style garantit l'interprétation, quelle que soit la posture précisément adoptée par l'interprète. Que celui-ci place sa démarche dans la visée de l'intention – qui peut elle-même être rapportée à l'auteur ou à l'oeuvre (Eco) – ou des effets produits sur le lecteur, la considération du style garantit la possibilité de l'interprétation par l'unité qu'elle met en avant. Cette unité se décline selon différents points de vue : convergence des effets sur le lecteur ; unité de l'oeuvre, à quelque échelle que l'on se place ; unité de l'auteur. C'est dire que la notion de style relève dans tous les cas du paradigme de l'indice, conformément d'ailleurs à son étymologie métonymique : le style est la trace personnelle laissée par l'instrument d'écriture. On peut le formuler à l'inverse : le paradigme indiciaire auquel appartient le style lui confère sa prégnance idéologique – celle, apparemment indiscutable, de l'empreinte. Il vaut la peine de détailler un peu les conséquences sur les deux figures de l'auteur et de l'œuvre de cette promotion de l'unité. L'unité de l'auteur garantie par celle de son style fonde son autorité. On notera que l'unité implique ici l'unicité : comment parler, par exemple, du style de l'orateur Mirabeau, dont les discours étaient écrits avec un atelier de collaborateurs ? Les auteurs polycéphales semblent de fait réservés aux marges du littéraire : comédies-ballets (qui relèvent de la performance), romans policiers, romans d'aventures... Dans le genre policier, la marque graphique du trait d'union tend d'ailleurs le cas échéant, en produisant un nom propre unique, à fusionner les collaborateurs dans une figure d'auteur où la monstruosité bicéphale se trouve quelque peu gommée (Erckmann-Chatrian, Boileau-Narcejac...), quand le pseudonyme ne vient pas tout simplement dissimuler la collaboration (Ellery Queen) (Ces manipulations lexicales visant à produire de l'autorité marquent clairement la quête de légitimation du roman policier, qui paraît d'ailleurs, dans la deuxième moitié du XXe siècle, échapper pour une part au paralittéraire). Le style dans son usage commun apparaît ainsi indissolublement lié à la catégorie unitaire de la personne.

Ce postulat de l'unité rend possibles, selon différentes échelles, diverses formes de fétichisme littéraire : du plus psychologique, celui de l'auteur, au plus improbable, celui du fragment, en passant par ceux de l'oeuvre entier, de l'ouvrage isolé. L'Université a d'ailleurs institutionnalisé ce fétichisme sous sa forme la plus fragile, en inventant (Lanson et Rudler) l'explication de textes, habile à ériger en totalité unitaire le fragment qu'elle a préalablement découpé («extrait») dans telle oeuvre de dimensions plus vastes. On retrouve, sur le mode scolaire, l'absolutisation du fragment proposée par le romantisme d'Iéna : «Pareil à une petite oeuvre d'art, un fragment doit être totalement détaché du monde environnant, et clos sur lui-même comme un hérisson.» (Fragment de l'Athenaeum, cité par Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, L'Absolu littéraire. Théorie de la littérature du romantisme allemand, Seuil, 1978, p. 126.)

Or, cette configuration du rapport aux textes est historiquement située : c'est celle de l'âge du commentaire, qui fonde le respect dû aux textes sur la reconnaissance de leur sacralité monumentale – qui tend elle-même à être rapportée à un auteur individualisé.

On peut préciser sur ce point la chronologie : l'auteur individuel reconnaissable à son style personnel émerge à la Renaissance, pour trouver son plein épanouissement dans le romantisme du XIXe siècle. Ceci explique que la célèbre formule de Buffon – «Le style, c'est l'homme même» – ait été dès lors presque systématiquement comprise à contresens : Buffon définissait la «nature humaine» par son rapport à des manières de faire et d'être, non le style comme expression de l'individu.

Cette conception personnelle du style, relativement récente on le voit, s'oppose radicalement à la conception rhétorique qui prévalait antérieurement, et qui définissait le style comme une catégorie transindividuelle – sans que toute singularité individuelle se trouve pour autant absolument déniée : la tripartition rhétorique des styles (simple, moyen, élevé) est ainsi, quoique générique, illustrée depuis le Moyen Âge par la «roue de Virgile».

Se pose donc au lecteur contemporain la question de l'approche des auteurs dont l'écriture s'inscrivait dans cet «âge rhétorique». Peut-on parler, par exemple, du style de Racine ? La réponse n'est pas univoque : Racine est clairement pastichable (il suffit pour s'en convaincre de relire la Cléopastre de Paul Reboux et Charles Müller) alors même que l'idée de style personnel reste au XVIIe siècle largement anachronique.

On insistera dès lors sur le nécessaire anachronisme de toute interprétation, y compris lorsque son objet est très proche dans le temps : l'activité même d'interpréter n'a en effet de sens qu'à postuler une distance initiale avec son objet – une distance qui est d'abord un décalage temporel.

Cette conception monumentale du texte gagée sur l'autorité d'un auteur individualisé reconnaissable à son style se cristallise institutionnellement dans l'Allemagne de la fin du XIXe siècle, qui invente une nouvelle discipline littéraire : la stylistique. La stylistique conjoint ainsi les héritages de la philologie (romane en l'occurrence) et de l'herméneutique (Schleiermacher, Dilthey), elle-même héritière de la tradition herméneutique sacrée.

On peut présenter les postulats et les enjeux de la discipline à partir de la démarche de Spitzer. Son approche repose essentiellement sur la postulation d'une très forte unité, à différents niveaux : ceux du texte et de l'oeuvre d'abord, dont l'unité fonde le cercle herméneutique où se relient la partie, voire l'infime détail linguistique, et le tout. La stylistique de Spitzer propose ainsi une «relève» de la philologie par l'herméneutique : le matérialisme de l'attention philologique est transcendé par l'interprétation dans un mouvement de dépassement idéaliste nettement affirmé.

L'unité est également celle de l'auteur, cette unité auctoriale permettant de mettre au jour l'«étymon spirituel» de l'oeuvre : le postulat de l'expression fonde ici une réduction unitaire massive, permise par un idéalisme psychologique fortement assumé.

L'unité est aussi du côté du lecteur : sa sympathie avec l'oeuvre constitue en effet la condition de possibilité de l'interprétation. On retrouve ici la démarche de Schleiermacher, qui fait de l'empathie un principe herméneutique fondamental : «[il existe] un tout autre type de certitude (...), plus divinatoire, [qui] se dégage quand l'interprète entre le plus profondément possible dans la constitution tout entière de l'écrivain (...). Pour ce qui dépend (...) de la juste compréhension de la démarche intérieure de l'écrivain, lorsqu'il esquissa son projet et le composa, pour ce qu'a donné son caractère personnel dans la langue, et dans sa situation générale, cela ne réussira parfaitement même à l'interprète le plus habile que lorsqu'il s'occupe des écrivains qui lui sont le plus proche, de ses favoris, dans l'intimité desquels il a le plus pénétré (...).» (Premier discours devant l'Académie [1829], cité par Peter Szondi, Introduction à l'herméneutique littéraire, Cerf, 1989, p. 117.) C'est dire que la conception unitaire de l'auteur et du lecteur commande hiérarchiquement celle du texte.

Christelle Reggiani

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Dernière mise à jour de cette page le 8 Juin 2002 à 9h20.