Atelier

À sa source dans le monde grec, la fiction est inséparable du muthos, discours qui délivre des vérités identifiées comme fausses (non crues en tant que telles), mais d'une portée symbolique et pratique évidente à tous. Ces discours résonnent d'une ontologie beaucoup plus riche et perti-nente que la réalité sublunaire et mettent à la disposition d'une communauté des exemples et des figures d'une utilité quotidienne très variée, qu'il s'agisse des cosmogonies tourmentées d'Hésiode, des tragédies familiales d'Eschyle ou des épopées homériques. La diversification des productions et l'autonomisation des genres littéraires émancipent très lentement ces récits de la sphère sacrée, en substituant des pratiques individuelles de consommation littéraires aux modes collectifs et ritualisés qui prévalaient jusqu'alors . Non seulement les fictions venant troubler le système, à l'instar de l'Histoire vraie de Lucien ou du Satiricon, restent rares, mais cette attraction du mythe et de la gnose s'exercera longtemps sur toutes les formes narratives et poétiques de la littérature, de L'Énéide aux dernières pastorales du XVIIe siècle.

Il ne faut pas se laisser abuser par nos interprétations modernes de la poesis, conçue, relative-ment à la praxis, comme une activité sans fin : la fiction, comme en témoigne son étymologie, est dans la tradition classique une pratique, un savoir faire le monde permettant de représenter, et devant être jugée en termes d'utilité ou, au moins, d'innocuité. Si Aristote rompt avec l'anathème lancé par Platon contre tout commerce de la fiction littéraire et de la vérité supérieure des idées , il faut ainsi se garder de tout anachronisme dans nos lectures de sa théorie mimétique. Dans la définition que le stagirite donne du fait littéraire à travers l'exemple de la tragédie, celui-ci insiste sur l'exigence de modélisation des actions (pragmata) empiriques et contingentes (par la notion universelle de vraisemblable) et sur la nécessaire cohérence organique de l'œuvre. Que le premier exemple jamais donné de fiction mimétique (au livre IV de la Poétique) évoque la manière dont la fiction peut rendre supportable la peinture exacte « d'animaux vils et des cadavres » est sympto-matique : loin de devoir rendre compte du monde tel qu'il apparaît, la fiction doit être le lieu de l'épuration, d'un filtrage et d'une médiation. Si elle refuse de délivrer des représentations en concurrence avec celles produites par l'historien , c'est qu'elle prend sens dans l'opération cathartique de reconnaissance , dont la réussite implique le déploiement de signification profondes, univoques, stables et universelles. Quant aux entités fictionnelles mises en œuvre par la rhétorique, elles sont définies par leur efficacité pragmatique, au risque du sophisme, et non par une quelconque procédure d'attestation rationnelle. Les catégories efficaces ne sont pas celles du vrai, mais du convaincant, du probable, car la question de la vérité est indissociable de pratiques discursives. On peut seulement, affirme Aristote , distinguer le « persuasif » vrai du « persuasif apparent ». L'Antiquité ne pense pas la vérité des savoirs livresques comme un rapport abstrait au monde concret, mais plutôt comme une relation interpersonnelle. Les éléments qualifiant ou disqualifiant un discours tiennent à la sincérité, à l'ethos du locuteur (c'est la théorie d'Hermogène), à sa position par rapport à son auditeur, à son objet, à son utilité, etc. : ils sont en tout cas sont extérieurs au discours lui-même. De même que c'est un rapport à la généralité qui définit le statut du récit classique, c'est un rapport à l'homme (à soi, à l'autre) qui est en jeu dans l'évaluation du discours classique, que la question soit posée en termes éthiques ou plus utilitaires.

Cette théorie, qui conçoit le monde comme un réservoir d'ana exemplaires immédiatement réinvestis par les lieux communs, ne s'exercera pas seulement dans la sphère de ce qu'on nomme les « poétiques réceptives » du XVIe au XVIIe siècle, théories politiques et donc finalistes, mais imprégnera tout usage épidictique, didactique ou délibératif de la fiction. Engagée dans un processus de repérage et de répétition de l'universel, la littérature antique va à l'encontre de tout de repli de la fiction sur le monde tel qu'il se donne . Le bon « écrivain » est en somme celui dont l'art engage les structures sémantiques les plus « générales » (au sens où Aristote définit l'art par le général et l'histoire par le particulier), et ce, parce qu'il est un meilleur artisan de modèles convaincants ou parce que, selon la théorie concurrente de l'inspiration (valorisée dans l'Antiquité par Longin à partir de vieilles croyances dionysiaques), il entre en contact direct avec les sphères supérieures des divinités. Pour Aristote comme pour ses continuateurs, les seules formes qui feraient directement écho avec le réel en dehors de la médiation du vraisemblable sont les formes « comiques », qui sont associées indissociablement à des objets spécifiques et placées au plus bas de l'échelle heuristique, ou, ce qui revient au même, encadrées par une finalité morale (voir par exemple la théorie que Boileau développe sur la comédie). Cette marginalité laisse à penser, avec Bakhtine ou Auerbach, que c'est des genres vulgaires-comiques (Pétrone, Rabelais, Sorel, etc.) qu'à émergé l'idée, déroutante pour la théorie classique, d'une emprise directe du monde sur le discours. Ailleurs, la fiction reste protégée du réel par la notion de vraisemblable et par le pragmatisme d'une vision rhétorique de la vérité : en aucun cas, la théorie littéraire antique ne s'illusionne à croire au mirage réaliste (qui, peut-être par compensation, est reversé à la peinture : voir Philostrate, Denys d'Halicarnasse, etc.).

Mutatis mutandis, cette position sera toujours celle du christianisme, dont les théoriciens s'efforceront d'encadrer et de théoriser la portée symbolique du discours fictionnel par un appareil herméneutique qui stratifie différents niveaux de signification et, en particulier, par la notion bien connue de sens « figural ». Il s'agira toujours d'engendrer des récits dont le point de référence se situe en dehors du domaine factuel et ne disposant que d'une autonomie idéologique limitée par rapport à un horizon référentiel normatif. L'utilité de la fiction est alors d'offrir un moyen de traverser verticalement le feuilletage qui nous mène du réel à la vérité, et non de constituer un système de sens horizontal et suffisant : la crudité mise en scène par le « réalisme » médiéval », le réel « à la lettre », dit aussi « style matériel », ne fait pas sens en dehors d'un ordre de vérité supérieur : pour l'exégèse scripturaire, tout signe est allégorie.

Non que les rapports entre récit et vérité ne fasse jamais difficulté (comme le fait malicieuse-ment remarquer M. de Certeau, la première mention que nous possédions d'une vie de saint est liée à la mise en cause par l'autorité ecclésiastique de son statut historique ), non que le Moyen Âge ne cherche pas à opposer, « l'histoire qui s'efforce à la vérité, et la fable, qui tresse des fictions », non que l'eschatologie religieuse qui sous-tend les discours historiques dispense de toute exigence de validation, mais parce que dans le système médiéval (et plus largement dans les poétiques aristotéliciennes) la problématisation de la fictionalité se fait toujours par rapport à des pratiques discursives, à des choix stylistiques ou thématiques : genres du discours, niveaux de style et référentialité se définissent circulairement, sans qu'il puisse donc y avoir de jeu. La Parisiana Poetria de Jean de Garlande (milieu du XIIIe siècle), est particulièrement intéressante à cet instar, puisqu'elle tente, selon une problématique moderne en apparence, de définir la fiction (res ficta) dans son rapport avec la vérité à partir de la triade antique historia/argumentum/fabula. C'est moins la célèbre « roue de Virgile » (qui différencie trois degrés de style en fonction de l'objet assigné à la représentation), qui est révélatrice, que le partage fait entre trois types narratifs : en opposant la fable (fabula), qui est fausse et ne prétend pas être vraie, et dont la cohérence est uniquement interne , l'histoire (hystoria [sic]) dont la vérité se fonde sur la présence d'une organisation rhétorique particulière (destinée à montrer au lecteur que le récit qui sera fait du passé permettra de prédire le futur), et les fictions vraisemblables (argumenta), qui décrivent ce qui aurait pu arriver tout en n'étant jamais arrivé et dont l'exemple est évidemment à trouver dans les récits théâtraux, Jean de Garlande replie la référentialité sur des choix génériques. Il n'y a pas d'extériorité du réel au système discursif, parce que le mode fictionnel (plutôt : les trois modes fictionnels) reste(nt) à une distance infinie de l'ordre du monde. De sorte que, pour Garlande, une bonne fiction n'est une fiction conforme au vrai, mais une fiction bien faite : subséquem-ment, ce dont il faut garantir la fiction, c'est du « vice » (vicium), c'est-à-dire d'une malfaçon interne, et non d'un rapport erroné aux choses. Faut-il s'étonner alors que ce soit non pas dans une forme « pré-littéraire » telle que le conte, qui n'a jamais été soumise à la question de la vérité ou de la véridicité, mais au lieu même où se disjoignent les alliances référentielles, que naisse la fiction littéraire et la « littérature », dans le sens moderne du terme ? Lorsque l'hagiographie et la chronique s'émanciperont de leurs fins testimo-niales et exemplaires, parce que les registres ou la mémoire collective ont perdu toute trace, lorsque le nom d'un personnage ne sera plus que la coquille du rêve, s'épanouira la subjectivité littéraire, qui exploitera les formes vides des vies de troubadours , de l'autobiographie spirituelle (voir Zink, 1985) ou encore des biographies de criminels (Gaucher, 1990) ; a contrario, le roman, déterminé au XIIe siècle par la notion de merveilleux et de songe littéraire, se rapprochera de certaines formes historiographiques, par exemple à travers les « romans généalogiques » qui proliféreront dans le bas Moyen Âge. Ces formes bâtardes seront, à la césure entre l'ère médiévale et la reconfiguration théorique de la Renaissance, ce que l'Histoire vraie de Lucien fut à l'Antiquité : l'exploration d'un no man's land théorique et ontologique dont la poétique aristotélicienne a toujours tenté de se garder.

Dans la longue biographie de l'idée de fiction, le XVIe siècle compose ensuite un moment tout particulier : la rigoureuse hiérarchie médiévale des ordres de référence semble se contracter en un seul plan homogène, cette « prose du monde » si bien décrite par M. Foucault, où le système des analogies entretient l'indifférenciation entre les référents et les signes. Le langage se sacralise et acquiert le pouvoir non plus de dire, mais d'être le monde. Dans ce système radicalement polysémique et rétif à tout découpage mimétique en paires mots/choses, toute délimitation entre représentation valide et imaginaire fictionnel, entre ce qui traduirait le monde et ce qui le trahirait, se trouve soit abolie, soit renvoyée au va-et-vient silencieux de l'interprétation ou au mystère de la production littéraire (enargeia). En termes statutaires, on serait ici à un instant historique particulier où la fiction aurait englouti la référence : puisque l'univers est « matière de nos rêves », puisque le savoir est sans extériorité aux signes, le langage étant lui-même signe, alors le monde, au sens phénoménologique du terme, est exactement une fiction. Très vite pourtant, il semble bien qu'à la phase d'enivrement pour les miroitements du divers et des noms, succède une réaction terrifiée face aux mises en abyme et aux vides infinis que découvre la spécularité de la fiction, un brusque effroi qui reverse au faux tout ce que la réflexivi-té humaniste semblait avoir découvert de vrai dans les représentations. À la suite de ce moment de trouble extrême (dont le désordre référentiel mis en scène par Don Quichotte est une illustration bien connue), la fiction se fragmente alors entre deux régimes distincts : la littérature, domaine de la pédagogie, de la culture, de l'érudition, garantie par la bonne foi de l'énonciateur (historien, moraliste, etc.), dont le je n'est plus seulement une instance rhétorique, mais la condition de possibilité de toute vérité discursive ; la poésie (au sens large : théâtre, roman, etc.), domaine du plaisir et du faux, perd brusquement tout espoir de rejouer la Création première.

La fiction se voit dépossédée du moi, qui appartient en propre à l'inspiration ou à l'imitation d'autrui : si la bonne foi de l'énonciateur peut réguler l'essai, elle ne saurait être le sceau de la fable, ni la garantie d'une peinture du monde, œuvre de Dieu que l'homme ne peut que redoubler inutilement. En témoigne bien le fait que le terme de fiction (fictio), qui avait conservé son sens médiéval de « fabrication » artisanale (fingere) se généralise à la fin du XVIe siècle dans son acception pré-moderne (univers propres à la représentation littéraire), mais avec le sème de fausseté, qui restera dominant jusqu'au XVIIIe siècle. Au moment même où, sous l'influence de la philologie de la Réforme et du pragmatisme venu d'Italie , une conception moins littéraire de l'histoire et des sciences tend à s'imposer, la « fiction » est non point ce que les modernes nomment la « feintise », mais plutôt ce que l'on convient de nommer le champ du « fictif », des sous-produits de l'imagination.

Masquée par un recours systématique à la Poétique d'Aristote, qui suscite, depuis le début du Cinquecento jusqu'à Batteux et Lessing, un nombre invraisemblable de gloses souvent contradictoires, la reprise en main théorique sera accentuée par l'influence de l'augustinisme (en témoignent les attaques de Nicole ou de Langlois contre les romans, qui renoueront avec la vieille méfiance platonicienne) et figée par l'institutionnalisation des normes littéraires (qui se diffusent en Europe à partir de la France dans la seconde moitié du XVIIe siècle). Prisonnière du mensonge, la fiction hésitera entre le pessimisme (on connaît la défense de Sir Philipp Sidney : dans la mesure où ils n'affirment rien, les poètes ne peuvent mentir) et diverses formes de résignation (par glissement sur le concept d'imitation : puisqu'il n'est pas possible de dire le vrai, imitons les Anciens, que la culture nous donne toute légitimité à croire ; ou, par distinction de la forme et du fond : autorisons la fiction à devenir l'enveloppe séduisante du vrai ).

Alexandre Gefen

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Dernière mise à jour de cette page le 26 Mars 2002 à 23h35.