Atelier

P. Bénichou, Avant-propos à L'Écrivain et ses travaux, Corti, 1967.

  • LÉGITIMITÉ DE LA CRITIQUE? LITTÉRAIRE (P. XIII-XIV):
L'extrait suivant se trouve commenté dans L'auteur entre poétique et histoire.

[Dans l'explication d'une personnalité d'auteur, le critique doit faire la part de ce qui importe et de ce qui sera considéré comme insignifiant.] Le difficile est de le faire sans préjugé. Comment savoir à quel ordre de choses, parmi toutes celles qui composent un être, ou son œuvre, il convient de donner le pas, où se trouvent les germes et la source de ce que nous voyons ? Qui veut définir un auteur est tenté de l'intégrer abusivement à son ordre personnel, d'en faire le précurseur admirable et pourtant incomplet, de ses propres pensées ? Cette [propension] du critique est légitimé[e], jusqu'à un certain point, par la nature de sa fonction, qui est d'aller au delà du texte pour éclairer ce que le texte sous-entend. Ce qu'on dit en littérature plus qu'ailleurs, s'augmente de ce qu'on veut dire et de ce que, sans le vouloir, on fait entendre. Le public attend donc du critique une exégèse nécessaire, et qui nécessairement dira plus et autre chose que ce que l'auteur a dit de façon explicite. […] Comment prouvera-t-on [d'ailleurs] au critique qu'il excède son rôle ? Deux époques, deux consciences, deux consciences sont étrangères l'une à l'autre, nous dit-on, et c'est chimère que l'une prétende dire la vérité de l'autre : le champ est ouvert à chacun pour projeter à nouveau et pour refaire ce que d'autres ont fait. Ce serait vrai si le langage était un terrain aussi mouvant et déroutant qu'on veut le dire. Mais il est malgré tout, le lien des hommes, et avec l'aide précieuse et sévère de la philologie, celui des siècles. […] Il est entendu qu'il y a à interpréter, et nul n'ose dire que n'importe quelle interprétation est légitime. C'est donc à l'ouvrage, et non à la doctrine, qu'il faut juger le critique. Son devoir est d'être au moins plausible, c'est-à-dire d'établir une relation suffisamment étroite aux yeux de son lecteur entre les textes qu'il commente et les hypothèses qu'il développe. S'il est une règle de méthode universellement valable en critique, c'est bien celle-là. À vrai dire, je n'en vois pas d'autre.

  • PRÉSUPPOSÉS DU COMMENTAIRE? (p. XIV-XV):

Si j'ose parfois déceler dans les œuvres ce que les auteurs peut-être n'y ont pas mis à bon escient, c'est avec l'espoir qu'ils accepteraient de l'y découvrir s'ils étaient présents, en admettant qu'ils voulussent bien prêter attention à mes efforts et à mon langage, et qu'ils fussent eux-mêmes soucieux de la façon dont on les interprète. Je ne me consolerais pas de leur désaveu, s'ils pouvaient me l'infliger au fond de leur éternité. On dira que j'imagine l'impossible ; mais cet impossible — l'entretien ininterrompu, à travers les générations, des auteurs et du public — est le postulat même de la littérature, qui se fonde sur l'entente. Il n'est pas probable, malgré l'inévitable difficulté de se comprendre, d'un siècle à l'autre et d'un esprit à l'autre, que la relation du créateur à ses commentateurs doive consister dans un enchaînement de mutations incontrôlées, ni que de telles mutations soient précisément la gloire de la critique. Avouerai-je que je tiens pour évidente l'existence d'une nature humaine assez constante, de mémoire de lecteur, pour que, de la Bible à Montaigne et de l'Iliade à Baudelaire, soit possible la vaste communication, qui nous porte et nous inclut tous ? Si l'on en doute — j'entends si l'on en doute autrement qu'en paroles — c'est alors qu'il faudrait se demander avec angoisse : qu'est-ce que la littérature ?

  • L'HISTORICITÉ DU TEXTE LITTÉRAIRE (p. XV-XVI):

Un écrivain accrédite des valeurs ; il affecte d'un signe de faveur ou d'aversion les figures de l'univers tendancieux que ses ouvrages représentent . En la prenant par là, l'œuvre est, au sens large, une exhortation. Peindre l'auteur à travers l'œuvre, c'est, pour l'essentiel, retrouver cet appel. Il est difficile d'oublier qu'il s'adresse aux autres hommes, c'est-à-dire avant tout à la société où l'œuvre est née, et où il est rare qu'elle naisse par pur hasard. En même temps qu'appel, elle est réponse, commentaire à ses besoins que créent les conflits d'une époque. Mais entre ces conflits et l'œuvre qui y répond, le chemin passe par l'individu créateur, par ses problèmes à lui et par son expérience. C'est pour pouvoir vivre lui-même qu'il a construit l'édifice mémorable que la société retient et consacre ; et c'est par là que son œuvre, au delà d'une crise historique, intéresse la condition humaine.

  • STATUT DE L'ANALYSE GÉNÉTIQUE? (p. XVI):

Ce qu'une œuvre concrète doit signifier ne trouve son chemin qu'à travers des motifs déjà cristallisés, des expériences remémorées, des textes constitués ou ébauchés en d'autres circonstances, et moyennant leur combinaison ou leur altération. Les influences proprement spirituelles, le génie de la société et celui de l'individu n'agissent que par rencontre avec des formes et des matériaux. Ce genre d'étude [sur la genèse] a communément pour objet de reconstituer les démarches d'un auteur, ou ce que nous en pouvons saisir, au moment où il crée son œuvre. On cherche des indices dans la biographie, dans les textes et témoignages apparentés à l'œuvre ou la concernant, dans les états divers de l'œuvre elle-même. On acquiert dans cette recherche, moyennant un minutieux oubli des idées préconçues et des légendes que les grandes œuvres ont accumulées autour d'elles, quelques lumières, plus ou moins vives selon les cas, sur les conditions de leur naissance. La genèse de l'œuvre n'est pas l'œuvre, c'est vrai. Et la distance qui sépare les circonstances de la création de son contenu peut-être infranchissable. Mais cela est aussi, à l'occasion, un enseignement. En vérité, les cas les plus divers s'offrent à nous : la véritable leçon est celle-là. D'une façon générale, comment ne pas s'intéresser, quand on veut comprendre le sens d'une création, aux voies par lesquelles elle a pu se faire, à moins d'avoir fait vœu de pauvreté critique ? Le peu qu'on apprend dans cette recherche a de fortes chances de nous aider à mieux lire l'œuvre.

  • L'INTERTEXTUALITÉ? (p. XVII):
L'extrait suivant se trouve commenté dans [L'intertexte et la fonction-auteur].

La composition des œuvres littéraires n'est pas toujours régie par la conscience d'un seul auteur, même peuplée de ses lectures, de ses souvenirs et de ses sources. Là où existe une matière traditionnelle, là où se transmet continûment, à travers des versions successives un héritage littéraire plus ou moins doué de forme et semblable à lui-même, l'auteur perd la position centrale pour n'être qu'un ouvrier d'une tâche, à la fois une et successive, dont les proportions le dépassent. Le constater, ce n'est pas sortir de la littérature, c'est y être en plein ; c'est saisir ce par quoi elle tient à une culture. Ne vouloir considérer en pareil cas que l'ouvrage d'un homme, c'est mettre des bornes arbitraires à la réalité littéraire. La genèse d'une œuvre est ici la relation d'une matière transmise et de son remanieur ; invention et héritage sont complémentaires l'un de l'autre. Le génie individuel, en maintenant ce qu'il a reçu, le transforme ; mais son intervention n'est qu'un épisode d'une genèse plus vaste, dont la notion de tradition à la fois continuité et métamorphose en divers sens — peut seule rendre compte.


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Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 15 Août 2002 à 16h36.