Atelier



Le récit enchâssé, invention moderne

par Jérémy Naïm


Extrait de : Jérémy Naïm, Penser le récit enchâssé. L'invention d'une notion à l'époque moderne (1830-1980), Presses de la Sorbonne nouvelle, 2020, EAN : 9782379060434, p. 9-14.



Ce texte est reproduit dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula avec l'aimable autorisation de l'auteur et de son éditeur.


Dossiers Récit, Narratologie.





Le récit enchâssé, invention moderne


[…] Dans la doxa critique, le récit enchâssé est le récit d'un personnage à un autre, celui d'Ulysse à Alcinoos, ceux de Schéhérazade à Schahriar ou ceux adressés à la princesse de Clèves pour son édification. La diversité de ces exemples, leur éparpillement dans le temps expliquent que l'on ait pu voir dans l'enchâssement un procédé « ancien, omniprésent et durable[1] » (John Barth), qui remonterait « aux origines mêmes de la narration épique[2] » (Gérard Genette).


Pourtant, avant les années 1960, personne ne parle d'« enchâssement » ni de « récit enchâssé ». Le mot « enchâssement » est d'un usage confidentiel jusqu'à la fin du xixe siècle. Même s'il est attesté dès 1385, il reste absent de la plupart des dictionnaires jusqu'à Littré – qui n'en donne lui-même qu'une définition minimaliste, « état de ce qui est enchâssé » (1872). Après Littré, on le retrouve plus régulièrement, mais sans systématisme. Le Petit Larousse de 1905 l'enregistre, mais toujours pas l'Académie dans sa huitième édition (1932-1935). En réalité, le terme ne s'est maintenu que par son lien avec le verbe « enchâsser », présent dans tous les dictionnaires depuis Cotgrave (1611). Attesté pour la première fois vers 1120, il désigne en joaillerie l'action d'insérer une pierre précieuse dans une monture, et ses nombreux emplois figurés ne se détachent jamais des connotations de ce sens propre. Ainsi dans le domaine littéraire, un mot ou une citation peuvent être dits « enchâssés » pour dire qu'ils sont mis en valeur, « ainsi qu'une pierre précieuse et rare[3] » écrit Du Bellay dans un exemple rapporté par Louis Dochez (1860).


Mais la collocation du nom « récit » et du verbe « enchâsser » apparaît tardivement. Les corpus numériques sortent Jean Rousset en première attestation, qui dans Forme et signification (1963) nomme « récits enchâssés[4] » les quatre récits rapportés à la princesse de Clèves. Mais l'expression n'étant ni définie, ni explicitement métaphorique, on peut penser qu'il y a des occurrences antérieures. En 1945, Jean Fabre, cité et commenté par Rousset, décrivait les mêmes extraits de La Princesse de Clèves, mais en recourant pour sa part à la notion de « tiroirs[5] ». L'apparition de l'expression « récit enchâssé » se situe probablement dans cet intervalle de dix-huit ans qui connaît le tournant linguistique des études littéraires. Le mot « enchâssement » est probablement un calque de l'anglais embedding, qui, en grammaire générative, désigne la subordination. Ainsi, en 1967, Todorov écrit que « la structure formelle de l'enchâssement coïncide (et ce n'est pas là, on s'en doute, une coïncidence gratuite) avec celle d'une forme syntaxique, cas particulier de la subordination, à laquelle la linguistique moderne donne précisément le nom d'enchâssement[6] ». À travers leur dénomination, « enchâssement » et « récit enchâssé » reflètent donc le paradigme linguistique triomphant dans la critique littéraire.


Une pratique absente avant le xxe siècle ?


Mais si le « récit enchâssé » ne trouve son nom que dans les années soixante, on pourrait penser qu'une notion comparable ait existé dans les siècles précédents. Or, aussi curieux que cela puisse paraître, sans doute pas. Dans les théories comme dans les pratiques antérieures au xxe siècle, il est presque impossible d'isoler une structure assimilable au « récit enchâssé » des narratologues.


L'explication tient au fait que l'unité « récit de personnage », au fondement de l'idée d'enchâssement, a des contours divers selon les époques. La rhétorique connaît plusieurs notions pour décrire la parole du personnage, mais, comme on le verra, elle n'en discrimine pas toujours la qualité narrative. Surtout, cette parole est pensée dans l'exclusion du recueil de nouvelles. Pour les narratologues, le modèle prototypique de l'enchâssement se trouve dans Les Mille et Une Nuits, collection de récits racontés à la première personne par le personnage de Schéhérazade. Or les notions anciennes pour désigner la parole du personnage n'ont pas vocation à s'appliquer aux Nuits ni aux recueils similaires tels que le Décaméron ou l'Heptaméron. Là où le regard moderne discrimine un « récit de personnage » dans les propos de Schéhérazade, le xviiie siècle voit par exemple le geste éditorial de la mise en collection. Et lorsqu'au début du xixe, les orientalistes commencent à parler de « cadre[7] » pour décrire le premier conte des Mille et Une Nuits, le mot ne s'applique qu'aux recueils de nouvelles et n'a pas vocation à être appliqué à l'épopée, au roman ni au récit court. Le « cadre » est d'abord une structure d'accueil. Il a ainsi existé des recueils « à cadre », explicitement inspirés des Mille et Une Nuits ou du Décaméron, où le « cadre » se réduit à une fiction sur l'origine des nouvelles, qui ne sont pas racontées par un personnage. « Faire raconter » n'est pas une structure unifiée dans la conscience technique préromantique ; aussi l'on ne rapproche pas la construction d'un recueil de la composition d'une fiction autonome. Les deux ensembles relèvent de deux gestes distincts[8].


Leur rapprochement à l'époque moderne tient d'un changement dans l'appréhension de la nature des ouvrages lettrés. Ce changement commence au xixe siècle, avec la redéfinition des contours de la Littérature par les romantiques. Désormais, tout ce qui provient de la main de l'écrivain fait œuvre, et la transformation des structures de publication accélère cette mutation esthétique. Alain Vaillant voit dans cette mutation le passage d'une « littérature-discours » à une « littérature-texte[9] », soit un processus d'homogénéisation des œuvres dont la diversité pragmatique est ramenée à l'abstraction imprimée d'une série de mots, de phrases, de paragraphes, écrits et lus dans la solitude. Dans cet espace nouveau de la littérature, où tout ce qui est publié prend sens, recueil et fiction tendent à se rapprocher. Apparaissent ainsi d'étonnantes formes mixtes comme Une conversation entre onze heures et minuit (1832) de Balzac, où, sous la forme d'un récit court, douze personnages échangent tour à tour une anecdote plaisante. L'intérêt de Balzac pour les grands ensembles narratifs explique sans doute cette structure atypique, mais cet intérêt signale que la construction du recueil peut désormais être mise sur le même plan que celle d'une fiction autonome. Ainsi rien ne s'oppose à ce qu'au début du xxe siècle, le formaliste russe Victor Chklovski décrive le recueil de nouvelles comme « l'ancêtre du roman contemporain[10] ». Mais alors, il cherche moins à déterminer une chronologie qu'à signaler une analogie de structures entre deux genres qui partageraient des motifs et des procédés en commun ; et parmi ces procédés, le « récit enchâssé », dont Chklovski apparaît être l'un des premiers théoriciens.


La notion de « récit enchâssé » est donc étroitement liée à la manière dont se transforme la représentation de la littérature au cours du xixe siècle. Dès lors que la différence entre un recueil de nouvelles et un roman est moins perçue que leur appartenance commune à la littérature, alors le « récit enchâssé » devient pensable. Et il devient pensé dans ce grand moment formaliste européen qui se poursuit pendant plus de cinquante ans. La rhétorique était optimale pour décrire les discours, elle rendait compte de la diversité pragmatique des formes. Mais à l'heure de la littérature autotélique, de la littérature pensée comme texte, d'autres outils sont nécessaires. Le formalisme russe, le new criticism, la narratologie, et toutes les tentatives pour techniciser le rapport à l'œuvre sont d'abord un effort pour approcher quelque chose de cette textualité triomphante. Il n'est pas étonnant, dès lors, qu'un Todorov ou un Genette ait pu voir dans le « récit enchâssé » un marqueur de littérarité. Au premier qui écrit en 1967 que « l'enchâssement est la mise en évidence de la propriété la plus essentielle de tout récit[11] », le second réplique vingt-quatre ans plus tard qu'il est même « un indice assez plausible de fictionalité[12] ». La notion même de « récit enchâssé » s'enracine dans ces discours qui inventent le régime critique propre à la littérature textualisée.


Deux points de vue sur l'enchâssement


Mais le « récit enchâssé » se trouve ainsi au cœur d'un paradoxe. Dispositif repéré jusque dans la littérature antique, il ne renvoie, dans les trois siècles qui précèdent sa théorisation, à aucune technique d'écriture homogène et n'a fait l'objet d'aucune recension ni d'aucune description uniforme avant le xxe siècle. Cette singularité questionne le statut du « récit enchâssé ». Du point de vue de la formation du geste technique de l'écrivain, analyse en production, il n'existe pas ; mais il réapparaît si on le pense en réception, comme un outil traduisant, dans le langage contemporain, la réception et le sens de l'œuvre. Ces deux perspectives également importantes ont été systématiquement confondues par les narratologues classiques. Cette confusion apparaît par exemple dans le compte-rendu que Barthes écrit pour saluer la publication de Figures III (1972). D'après Barthes, le mérite de Genette serait de redonner vie à la poétique, c'est-à-dire de déterminer le « faire » de l'œuvre littéraire en répondant à la question de sa construction : « comment est-ce que c'est fait[13] ? ». Mais cette question, qui ne peut se résoudre que dans l'histoire (le « faire » étant d'abord une analyse en production), entre en opposition avec l'autre qualité de Figures III pour Barthes, qui est d'avoir créé dans l'œuvre de Proust « un second tableau », de « voi[r] Proust là où nous ne le regardons pas » ; « et, dès lors, peu importe qu'il y soit[14] », ajoute Barthes. Autrement dit, Genette est un lecteur qui inventerait un discours sur Proust tout en rendant compte d'éléments positifs de la construction de son œuvre : contradiction à l'origine du malaise de la narratologie avec l'histoire.


En réalité, en tant que « faire », le « récit enchâssé » n'a qu'une histoire très courte, peut-être réductible au seul xxe siècle. Ce n'est qu'à partir de 1940-1950, quelques années après sa théorisation par Chklovski, que des écrivains comme Borges, John Barth, Calvino, commencent à mentionner le « récit enchâssé » et l'investissent comme une unité possible de création. Mais aux époques où ni les théoriciens ni les auteurs n'en parlent, une telle unité peut-elle être pertinente ? La question confronte à la labilité même de tout texte, dont la structuration, aussi bien en production qu'en réception, change constamment. Un texte n'est pas lu en 2019 comme en 1830, parce que les lecteurs ont appris à écrire différemment, qu'ils n'ont pas les mêmes représentations de la littérature et que leur goût s'est formé autrement. Or, si aucun document au xixe siècle ne témoigne qu'une série de mots identifiés aujourd'hui comme « récit enchâssé » n'est perçu ainsi, peut-être faut-il en conclure que cette unité n'appartient pas au lisible de l'époque et qu'elle ne figure pas dans le bagage technique de l'écrivain. On doit alors se défaire de ces formules abondantes dans la littérature critique, l'auteur utilise le récit enchâssé, le procédé du récit enchâssé se retrouve, on comparera la mise en œuvre du récit enchâssé, etc., qui présument toutes un « faire » plus ou moins conscient, une technique apparemment maîtrisée.


Mais il ne s'agit pas de jouer l'histoire contre la théorie. L'absence constatable du « récit enchâssé » comme discours avant le xxe siècle n'interdit pas d'en discuter. Mais il doit être compris, dès lors, comme un effet de lecture, un point de vue en réception suscité par le régime moderne de la textualité. […]



Jérémy Naïm


Mis en ligne dans l'Atelier de théorie littéraire de Fabula en septembre 2020.



Pages associées Personnage, Narrateur.


[1] « ancien, ubiquitous, and persistent » (Barth, John, « Tales Within Tales Within Tales » [1981], The Friday Book. Essays and Other Nonfiction, New York, G. P. Putnam's Sons, 1984, p. 221).

[2] Genette, Gérard, Figures III [1972], Discours du récit, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 2007, p. 241.

[3] L'exemple entier est le suivant : « enchâsser, ainsi qu'une pierre précieuse et rare, quelques mots antiques, à l'exemple de Virgile » (Dochez, Louis, Nouveau dictionnaire de la langue française, Paris, Librairie ecclésiastique et classique de Ch. Fouhaut, 1860, p. 513).

[4] Rousset, Jean, Forme et signification. Essais sur les structures littéraires de Corneille à Claudel, Paris, José Corti, 1963, p. 32.

[5] Dans une plaquette diffusée par l'Université de Strasbourg et rééditée plus tard sous le titre L'Art de l'analyse dans La Princesse de Clèves [1945], Paris, Ophrys, coll. « Le Petit Format », 1970.

[6] Todorov, Tzvetan, « Les hommes-récits » [1967] », Poétique de la prose, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1971, p. 82.

[7] Pour plus de détails sur cette période, voir infra chapitre 5.

[8] Et symptomatiquement, comme le rappelle Werner Wolf, la définition quantitative que certains narratologues donnent au mot « cadre » exclut un récit comme l'Odyssée (« Framing Borders in Frame Stories », in Bernhart, Walter, Wolf, Werner (éds.), Framing Borders in Literature and Media, Amsterdam – New York, Rodopi, 2006, p. 183).

[9] Voir Vaillant, Alain, La Crise de la littérature. Romantisme et modernité, Grenoble, Ellug, coll. « Bibliothèque stendhalienne et romantique », 2005.

[10] Chklovski, Victor, Sur la théorie de la prose [1929], trad. par Guy Verret, Lausanne, L'Âge d'homme, coll. « Slavica », 1973, p. 99.

[11] Todorov, « Les hommes-récits », op. cit., p. 85.

[12] Genette, Gérard, Fiction et diction [1991], Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 2004, p. 154.

[13] Barthes, Roland, « Le retour du poéticien » [1972], Essais critiques IV. Le Bruissement de la langue, Paris, Seuil, coll. « Points Essais », 1984, p. 215.

[14] Ibid., p. 215.





Jérémy Naïm

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 12 Septembre 2020 à 8h22.