Atelier


L'humour: tentative de définition ENS Ulm, 24 mai 2006


Denis LABOURET (Paris IV)

Le double je de l'humour

(à propos de Vallès et de l'écriture de soi)


Faisons le pari, en dépit des lieux communs, que l'humour n'est pas «indéfinissable». Même les critiques (et des meilleurs) qui semblent camper sur cette thèse d'une définition impossible finissent toujours par suggérer des traits constants, des caractéristiques générales, donc l'ébauche d'une définition. Ainsi Jacques Chabot, à propos d'un texte de Giono:

« [...] je suis persuadé que l'humour est indéfinissable. Il n'est pas un objet théorique [...], il est une pratique singulière du sujet, dans son particulier. L'humour n'est pas un objet de connaissance: on en fait (quand on peut) chacun pour soi, mais en complicité avec autrui. L'humour est la connivence des individualistes solitaires. L'humour est le mode d'expression d'un esprit subjectif en pleine action contre l'ordre établi de la réalité: celui que nous subissions d'ordinaire passivement au nom de l'autorité (elle-même établie).»[i] Voir dans l'humour un «mode d'expression», la «connivence» résultant d'un discours fortement individualisé, c'est déjà le constituer, malgré tout, en «objet de connaissance» —; choisir de le définir notamment comme l'opposé du «rire» selon Bergson, geste social et non individuel celui-là. Reste à savoir quelles peuvent être les marques textuelles objectivement repérables de cette pratique discursive éminemment subjective...

L'examen de l'oeuvre de Vallès peut nous y aider. Parce que l'humour de Vallès est particulièrement exemplaire[ii], il permettra ici d'éprouver ou de prolonger quelques-unes des propositions ou interrogations qui ont été formulées dans le cadre de cet atelier, et peut-être d'apporter une contribution partielle à la recherche d'une définition de l'humour dans le champ des études littéraires.

Exemplaire — en quel sens? L'oeuvre de Vallès, s'agissant de l'humour, est susceptible de nous intéresser selon trois axes: d'abord d'un point de vue sémantique à propos de l'emploi du mot «humour», des variations de son sens dans l'histoire; en deuxième lieu d'un point de vue historique, en rapport avec une histoire des formes modernes du rire; enfin d'un point de vue littéraire et plus précisément générique, parce que cette oeuvre — c'est-à-dire essentiellement la Trilogie de Jacques Vingtras, constituée de L'Enfant, Le Bachelier et L'Insurgé, oeuvre romanesque à la première personne largement inspirée de la vie de l'auteur — pose la question des rapports entre humour et écriture de soi.

Cette dernière question a déjà été abordée lors d'une séance précédente à propos des Essais de Montaigne, dans une intervention qui insistait sur l'humour de l'autoportrait, sur la «mise à distance de soi» comme trait distinctif (cf. «L'humour au XVIe siècle»). C'est une réflexion de ce type que nous pouvons tenter de poursuivre, me semble-t-il, à propos de Vallès mais aussi à partir de Vallès, pour esquisser en fin de parcours une réflexion plus générale sur l'humour dans l'écriture de soi.

Je commencerai donc par envisager les usages que Vallès fait du mot «humour», usages révélateurs des flottements sémantiques que connaît le mot en France autour de 1860-1880, avant de m'intéresser à la différence entre «blague» et «humour» — le premier mot étant massivement employé dans le domaine de la presse, de la caricature et de la littérature tout au long du siècle — pour enfin montrer que l'humour à l'oeuvre chez Vallès, humour qui précisément se distingue de la blague, implique à la fois un certain rapport à soi et un certain rapport au temps; une attitude existentielle, si l'on veut, mais qui s'inscrit dans le texte et donne donc prise à l'analyse littéraire comme posture d'énonciation et comme dispositif narratif: ce que l'on pourrait appeler le dédoublement, le double je de l'humoriste.

1. L' «humour» en 1880: un mot en quête de sens

Vallès écrit sous le Second Empire (principalement comme journaliste) et au début de la IIIe République: c'est en exil après la Commune, en Angleterre surtout, qu'il commence la Trilogie, avant de rentrer en France à la faveur de la loi d'amnistie de 1880. L'Enfant paraît en feuilleton en 1878, Le Bachelier est publié en volume en 1881, L'Insurgé fait l'objet d'une édition posthume en 1886, un an après la mort de l'auteur.

Pas de quoi rire, a priori, dans le parcours biographique de ce Jacques Vingtras, double fictif de Jules Vallès, qui entre dans la vie battu par sa mère, subit l'humiliation d'un enfant pauvre d'origine semi-paysanne tout au long de sa scolarité, peine à gagner sa vie, et connaît les échecs politiques du 2 Décembre 1851 et de la Commune, échecs qu'accompagnent les épreuves de la prison et de l'exil. Et pourtant: tous les commentateurs ont souligné la puissante veine comique de l'oeuvre; en invoquant, selon les cas, l'héritage du grotesque rabelaisien, du comique moliéresque ou de l'ironie voltairienne. Les premiers lecteurs avisés qui ont vu dans l'humour le principe unifiant de ces diverses composantes comiques sont Marie-Claire Bancquart et Michel Tournier. Pourquoi le choix de ce mot?

La première, dans un Jules Vallès paru chez Seghers en 1971, parlait du «don d'humour» de Vallès, d'abord arme d'«autodéfense» du Moi face à «l'instabilité du réel» avant la Commune[iii], devenu affirmation dynamique d'une subjectivité renforcée dans le travail de recomposition romanesque de la Trilogie: «La mise en cause du monde extérieur et de soi-même par la caricature ne débouche plus sur l'incertitude, mais sur une affirmation de l'existence d'un Moi profond, combatif.»[iv] L'humour se définirait par cette force d'une subjectivité qui se manifesterait par l'invention d'une écriture radicalement neuve.

Le second, dans une préface de l'édition «Folio» du Bachelier parue en 1974, reprise dans Le Vol du vampire, écrivait ceci: «[...] il y a [...] chez Vallès une dimension [...] rarissime chez un homme de son espèce, possédé au plus haut point par le sens cosmique de l'histoire: le sens de l'humour. Sens cosmique, sens de l'humour. Il n'est pas d'oeuvre lisible, ni d'homme fréquentable qui ne possède l'un ou l'autre. Mais s'ils sont aussi rares l'un que l'autre, leur réunion est plus rare encore, car ils s'opposent comme l'eau et le feu, comme Rousseau et Voltaire. [...] Pour en mesurer le privilège, il n'est que de comparer la prose pétillante et hilarieuse [sic] de Vallès à celle, compacte et étouffante, de ses pairs socialistes et réformateurs sociaux, Auguste Comte, Saint-Simon, Proudhon, ou Marx.»[v] L'humour serait alors la qualité morale d'un «homme de l'humour», mais qu'en est-il de cette «prose [...] hilarieuse»? Quelles propriétés la rendent telle?

Une fois établi ce constat que le lecteur partage spontanément — cette oeuvre est oeuvre d'humour — encore faut-il s'entendre sur la définition de cet «humour», et c'est ce qui nous intéresse ici.

Or le moment de la Trilogie retient notre attention parce qu'il est précisément celui où commence à se stabiliser, dans la langue française, l'emploi du mot «humour». Dans l'histoire de la notion, la période 1860-1880 marque un tournant décisif, qu'a bien résumé Robert Escarpit: le mot entre au Littré en 1863, les ouvrages de Taine y familiarisent à cette époque le public français, l'Académie française admet «humoristique» en 1878: «On peut donc dire qu'à partir de 1880, le mot humour est entré dans la langue»[vi]. Cette cristallisation lexicale est le signe d'une prise de conscience: l'appropriation d'un mot nouveau, de fait, n'est pas sans lien avec la réalité d'un phénomène culturel (cf. «L'humour avant l'humour»). Il y a bien une véritable «invention de l'humour» dans une culture française imprégnée alors d'une certaine «anglomanie». Ce tournant va se confirmer à la fin du siècle avec ce que Daniel Grojnowski appelle les «commencements du rire moderne»[vii], autour de l'esprit fumiste, d'auteurs comme Jules Renard, comme Alphonse Allais. Vallès annonce, précède de peu cet «avènement de l'humour» qui selon Grojnowski «marque l'histoire moderne du comique»[viii]. L'auteur de Jacques Vingtras présente cet intérêt majeur d'être encore un «blagueur» et déjà un «humoriste», à ce moment-charnière de l'histoire de la notion qui marque le passage d'une ère de la blague à l'ère de l'humour: j'y reviendrai.

*

Parce qu'il écrit à ce moment où le mot est encore sans signifié stable, comme en quête de son sens, Vallès parle lui-même rarement d'humour. Et quand il emploie le mot, c'est dans une acception qui peut nous paraître bien faible, fort éloignée de la pratique bien réelle de l'humour que l'on est en droit de reconnaître rétrospectivement dans son oeuvre.

On peut distinguer deux types d'emploi du mot. Le premier type se rencontre dans la correspondance d'après la Commune. Dans les lettres qu'il envoie d'exil à des écrivains proches de lui qui ont gardé plus de liberté de mouvement et de publication, comme Hector Malot et Emile Zola, Vallès oppose l'écrit «humoristique» à l'écrit militant; l'humour serait le contraire de l'engagement. Pour ne pas effrayer les journaux auxquels il aimerait pouvoir collaborer afin de s'assurer des ressources, le proscrit, par l'intermédiaire de ses correspondants, promet de faire désormais de l'humour, pas de la politique: faites l'humour, pas la guerre…

Il écrit ainsi à Zola

: «Sans prendre parti dans la lutte, [...] je parle au nom de l'observation seule, comme humoriste et comme peintre.»[ix] Il pense écrire pour L'Evénement, dirigé alors par Magnier

: «Magnier a assez de mes études anglaises, mais peut-être bien accepterait-il très volontiers des articles littéraires ou humains, des portraits de parisiens, des paysages ou des souvenirs de Paris, des boutades pittoresques, une fois par semaine, avec de la couleur et du trait, ce serait intéressant et dans la note boulevardière du journal. [...] Bien que j'aie beaucoup souffert à L'Evénement [...], j'ai envie d'y entrer comme humoriste parisien, ce sera de quoi attendre en travaillant à mes affaires de romancier. J'ai envie! Magnier en a-t-il envie?»[x] Les «affaires de romancier», c'est le Vingtras qu'il est en train d'écrire. Même idée dans une autre lettre de la même année:

«C'est dit — je ne veux faire que du roman ou de l'humour, de la chronique pittoresque ou des histoires de sentiment et de lutte intime — point de la prose militante.»[xi] L'humour serait du côté d'un art de l'observation pittoresque, d'une certaine légèreté dans la description, d'une écriture conçue comme manière de faire diversion et non plus comme subversion.

Autre projet annoncé au même Malot, peu après... il pense à des «lettres de voyage» qui seraient écrites d'Ecosse et d'Irlande pour des journaux français:

«Il est bien entendu qu'il n'y aurait pas de théories, pas une seule — que ce serait non pas un polémiste mais un peintre qui serait en scène — rien qu'un peintre. Ne pouvant lutter pour la discussion de mes idées en toute liberté et hardiesse nulle part, j'ai résolu d'attendre ce moment en me dégageant du côté militant tout à fait. [...] Je serai un peintre, c'est bien le mot — et un conteur, VOILA TOUT. [...] Il est bien entendu que je puis descendre de cette idée un peu haute [l'idée de ces «lettres de voyage»] dans la chronique simple — politique, parlementaire, ou bien simplement humoristique, comme on voudra. Je connais mon Angleterre, sa vie courante, comme je connais sa vie sourde. Celle-là, je voudrais l'étudier encore!»[xii] «Descendre» dans l'humour: il s'agit bien d'un registre affaibli, atténué de la chronique de presse — à un niveau encore plus «simple», plus «bas» que celui de la «peinture» apolitique qu'il envisage. On serait alors aux antipodes de tout ce que Vallès a pu écrire sur l'arme de l'ironie dans les dernières années de l'Empire: d'un côté l'ironie comme instrument discursif d'un combat pour la liberté, de l'autre l'humour comme désarmement du discours journalistique.</p>

Et à propos de Jourde, le directeur du journal Le Siècle qui a déjà à cette date publié le début de Jacques Vingtras en feuilleton, Vallès écrit en 1879, à Malot toujours

: «Je me suis cru autorisé [...] à lui demander s'il ne pouvait pas me fournir dans Le Siècle un coin modeste et anonyme où je ferais simplement de la littérature humoristique, pittoresque, critique ou voyageuse [...]»; il précise plus loin: «en dehors de toute politique et polémique»)[xiii].

Adopter une écriture humoristique, ce serait donc toujours, à cette date et à propos des projets mêmes de Vallès, renoncer à autre chose: une parole de conviction, un engagement du sujet dans son discours. Définition surtout négative donc, semble-t-il, jusqu'ici. Mais gardons à l'esprit cependant cette idée de détachement, de désengagement, de mise à distance du contexte socio-politique dans son actualité immédiate: car c'est bien une telle rupture avec le présent qui permet à l'humour positif de la Trilogie — au-delà du sens réducteur que Vallès donne au mot — de se détacher de l'instant du polémique pour retrouver une puissance critique à un autre niveau embrassant une durée bien plus vaste du vécu subjectif, de l'histoire socio-politique, de la mémoire populaire.

J'annonçais cependant un second type d'emploi du mot «humour» sous la plume de Vallès. C'est celui que l'on rencontre quand il ne parle pas de sa propre écriture, mais de celle d'autres écrivains, et singulièrement d'auteurs anglais, dès avant la Commune. Le mot prend alors un sens plus profond, plus grave, plus proche du mot «ironie», éminemment positif aux yeux de l'auteur. L'humour désigne alors l'aptitude à sourire face à une réalité douloureuse, la capacité de dominer par la gaieté les souffrances de l'existence &#151; sans les occulter, sans faire diversion.

A propos de Swift(qu'il juge «plus bizarre que gai», aux antipodes du conte de fées optimiste à la française), Vallès écrit:

«Je préfère Swift à Perrault, l'humoriste étrange au bénisseur béat[...]. »[xiv] Il s'agit alors de Gulliver, dont Vallès dit encore: «[Ce] livre est presque une &#156;uvre de combat»; c'est l'&#156;uvre d'un «pamphlétaire [qui] a souffert»[xv]. L'humour comme disposition d'un pamphlétaire qui a souffert: la formule pourrait aisément s'appliquer à Vallès lui-même (cette idée des souffrances du pamphlétaire apparaît dès la Lettre de Junius, en 1861[xvi]).

Et à propos de Dickens:

«On n'a qu'à ouvrir un de ses livres pour qu'il s'en échappe une odeur douce et fraîche comme celle qui sort des armoires honnêtes où le linge sent bon. C'est l'humour dans l'observation [le mot est encore souligné comme un anglicisme], la poésie de l'image dans la réalité des faits: l'émotion arrive sur l'aile humble et fine de la mélancolie, et à cette émotion, se mêle une gaieté tendre qui fait que l'on sourit, parfois qu'on pleure, et qu'après avoir pleuré l'on rêve... [...] une ironie douce couronne les sensations amères, et teint en rose les lèvres des blessures.»[xvii]Vallès cite alors Taine, qui a contribué à habituer le lecteur français à la notion d'humour, mais en la réservant à la littérature anglaise (cf. «Panorama de la notion»).

Cet humour de l'autre, cet humour très anglais, Vallès l'analyse dans ses articles critiques selon une perspective principalement psychologique et morale. Et la théorie littéraire d'aujourd'hui ne trouve certainement pas son compte dans cette évocation émue d'un mélange ou d'une alternance entre ironie et mélancolie, entre le rire et les larmes. On peut y voir la confirmation d'une réduction de l'humour, dans ces années 1860, à une originalité de l'esprit anglais. L'humour est bel et bien perçu comme un article d'importation. Comme le dit à la même époque le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, «L'Humour est une tournure d'esprit très originale et à peu près particulière aux Anglais; c'est cette qualité qui donne presque toute leur saveur à un grand nombre de leurs écrivains»[xviii].

De ces rares occurrences du mot chez Vallès, je retiendrai cependant autre chose: une sympathie pour ces littératures de fiction qui autorise à y voir les possibles modèles de l'écriture vallésienne à venir; la reconnaissance dans l'humour d'un comique non agressif dans la représentation du réel et dans l'expression des sensations («gaieté tendre», «ironie douce»); et une vision de l'humour comme modalité de l'écriture littéraire: Vallès parle bien d'un effet de lecture, non de l'esprit de l'auteur. Autrement dit, c'est peut-être quand il parle de l'humour des autres que Vallès annonce le mieux l'humour qui sera le sien.

Il reste que nous avons parfaitement le droit, même si lui-même emploie peu le mot, de juger humoristique l'écriture de Vallès dans la Trilogie. A condition de préciser en quel sens, ce qui implique de comparer et de différencier blague et humour.

2. De la blague à l'humour

Impossible de définir l'humour en effet, tel qu'il advient dans la littérature française des années 1860-1880, sans le mettre en rapport avec la blague, omniprésente tout au long du siècle. Pour une définition de la blague, on se reportera à quelques pages de la fin du livre que Philippe Hamon a consacré à l'ironie[xix], et surtout au récent ouvrage de Nathalie Preiss, entièrement consacré à ce sujet[xx]. S'agissant de Vallès, la question a été largement étudiée par Roger Bellet dans divers articles[xxi].

«Nous sommes dans le temps de la blague, et rien de plus», écrit Flaubert en 1868, pour le déplorer: «Tant pis pour les gens comme nous qu'elle n'amuse pas!»[xxii] Et un chapitre entier de Manette Salomon, roman des Goncourt paru l'année précédente (1867), développe au chapitre VII une longue «définition &#151; en forme d'anti-définition»[xxiii] de la Blague, dont voici quelques extraits:

«La Blague — cette forme nouvelle de l'esprit français [...]; la Blague du XIXe siècle, cette grande démolisseuse, cette grande révolutionnaire, l'empoisonneuse de foi, la tueuse de respect; la Blague, avec son souffle canaille et sa risée salissante, jetée à tout ce qui est honneur, amour, famille [...]; la Blague, la vis comica de nos décadences et de nos cynismes [...]; la Blague, cette insolence de l'héroïsme qui a fait trouver un calembour à un Parisien sur le radeau de la Méduse; la Blague, qui défie la mort [...]; la Blague, ce rire terrible, enragé, fiévreux, mauvais, presque diabolique, d'enfants gâtés, d'enfants pourris de la vieillesse d'une civilisation; ce rire riant de la grandeur, de la terreur, de la pudeur, de la sainteté, de la majesté, de la poésie de toute chose [...].»

On aura compris que les Goncourt sont plutôt contre: la Blague résume «tout ce qu'ils détestent dans leur siècle»[xxiv], elle concentre les ravages destructeurs du «nivellement démocratique», d'où cette tendance qu'ont les deux auteurs à en démesurer la puissance négative. Mais nombre d'écrivains de l'époque prêtent au contraire au rire blagueur des vertus positives. Même Flaubert peut en venir à rêver d'une «blague supérieure», celle qui permet à l'écrivain d'adopter le point de vue surplombant de Dieu: «Quand est-ce qu'on écrira les faits du point de vue d'une blague supérieure, c'est-à-dire comme le bon Dieu les voit, d'en haut?»[xxv] On croirait déjà lire ce que Kundera dira de l'art du roman, donc de l'humour qui est pour lui consubstantiel à l'art du roman, comme «écho du rire de Dieu»[xxvi].

La blague frappe en tous cas par ses ambiguïtés, qui autorisent une telle réversibilité des valeurs: le mot désigne tantôt une «parole trompeuse», tantôt une «parole plaisante»[xxvii]. Si la blague peut prendre les formes les plus diverses, c'est qu'elle est un «discours de la neutralisation généralisée des valeurs»[xxviii]. Ou encore: «Si la blague fascine et peut faire peur, c'est qu'elle est l'indifférenciation même, une posture d'indifférence qui mélange les langages, les cibles, les sources, les références, les valeurs, qui neutralise les différences elles-mêmes, qui délocalise sa source de laquelle ne coulent que des paroles non assumées.»[xxix] Discours fort éloigné donc, selon Philippe Hamon, de l'ironie classique, qui suppose toujours un système de valeurs identifiable. Discours sans sujet, si l'on peut dire, puisque n'importe quel sujet parlant peut le reprendre à son compte[xxx] telles les blagues de Vautrin dans Le Père Goriot ou les plaisanteries qui fusent lors du banquet de La Peau de chagrin, ces propos discontinus qui déchirent le tissu du discours dominant pour rire, sans proposer ni construire de contre-discours structuré.

L'ouvrage de Nathalie Preiss insiste sur ce vide, ce «rien» qui est en définitive au coeur de la blague — conformément à l'origine du mot, qui désigne d'abord un petit sac, comme la «blague à tabac». La blague est une «enflure du vide»[xxxi], qui s'exhibe — comme le spectacle de foire ou la publicité auxquels elle est historiquement liée — pour n'ouvrir que sur du néant. Elle combine l'inflation et la déception: il n'y a pas de sens, au fond, derrière le jeu toujours recommencé de ses simulacres. La blague, «cette parole hâbleuse, tout à la fois trompeuse et plaisante», «redistribue les rapports entre illusion et réalité, faux et vrai[...]. Parole enflée, la blague a partie liée avec un siècle qui connaît une inflation de spéculations politiques et financières et fait circuler des effets qui n'en sont pas. Si la blague fait effet, elle fait pouf aussi. Exhibition du siècle, elle met dès lors en place une esthétique et une poétique de la déception.»[xxxii]

*

Or Vallès a bien pratiqué la blague en ce sens, comme journaliste, sous le Second Empire. Le jeune Vingtras du Bachelier, pour ses amis, c'est

«[c]e Vingtras qui blague toujours»[xxxiii]. Blaguer alors, comme l'écrit Roger Bellet, pour Vallès comme pour beaucoup de journalistes contemporains, «c'est narguer, rire de, rire au nez de... »[xxxiv]. Il a travaillé au Figaro de Villemessant, homme connu pour sa «blague féroce»[xxxv], nous dit L'Insurgé

: «Légitimiste, royaliste? allons donc! Il est un blagueur de la grande école, et, avec son journal tirant à blanc contre les Tuileries, le premier insurgé de l'Empire.»[xxxvi] Rire agressif, offensif, mais qui ne menace pas vraiment le pouvoir: la blague offre un espace de liberté trompeur, celui que veut bien lui consentir la censure impériale. Vallès ne pourra pas toujours se contenter de cette blague-là. Dans La Rue de 1879, au temps de L'Enfant, il dira sa déception devant «le rire catin de Villemessant»[xxxvii]; car la blague du boulevard, de la presse et de la bohème, que l'on croyait corrosive, s'est dissoute dans les fracas de la Commune : «[...] ces boulevardiers qu'on croyait représenter l'esprit français», qui «blaguaient [...] l'Empire» et qui représentaient «le rire contre la force», «j'aurais voulu les voir rire aussi dans la fumée du canon», écrit Vallès. Or, «[i]ls continuèrent à tourner leur cuiller dans leur demi-tasse»: c'est que les blagueurs «manquaient d'idées et de conviction»[xxxviii]. Ce qui vérifie ces caractéristiques de la blague vues plus haut: vacuité, émiettement, indifférence éthique, désinvestissement du sujet. De fait, écrit encore Roger Bellet, «[l]e rire blagueur n'est pas un rire véritablement combattant.»[xxxix] Mais ce n'est pas seulement le sérieux de l'engagement politique qui condamne la blague et conduit à son dépassement...

Dès avant la Commune, un texte de Vallès concentre les caractéristiques majeures de la blague en même temps qu'il proclame les limites et la fin d'une certaine blague: c'est Le Testament d'un blagueur, en 1869. Dans ce récit d'une enfance malheureuse qui annonce L'Enfant, le lecteur découvre les fragments d'une vie racontée à la première personne, après une brève introduction qui ouvre le testament de ce narrateur-blagueur, dont on apprend qu'il s'est suicidé:

«Un matin, on vint me dire dans un café: Vous savez, le blagueur s'est tué.

C'était un blagueur de la grande espèce, de ceux que le succès n'éblouit point et que le péril n'effraie pas.

On l'appelait blagueur, parce qu'il riait de tout et ne ménageait rien. Comme on avait peur de lui, on avait essayé d'appliquer à son ironie un mot qui en diminuât la hauteur et pût en voiler la portée.»[xl]

Vie tout entière vouée à la pratique négative de la blague: pour celui qui rit de tout sans croire en rien, la blague vitale s'inverse en blague mortelle. Et le récit de cette vie blagueuse est lui-même écriture blagueuse, trouée et masquée, avec une esthétique du discontinu, un récit autodiégétique qui esquive la confidence et dissimule le Moi sous le sarcasme et le rire[xli]. Ce testament, ce sont des «souvenirs» déposés «par tranches et miettes dans quelques bouts de papier froissés»[xlii]. Le Testament d'un blagueur est donc le testament ou le tombeau de la blague: il dresse le constat de ses impasses, de son éclatement mortifère. La blague généralisée est plus aliénante que libératrice, même si elle a pu être, dans le parcours de Vallès, le moment nécessaire d'une formation à la révolte. Il le raconte dans L'Insurgé

:

«J'ai envie de rire un peu au nez de cette société que je ne puis attaquer de vive force, fût-ce au péril de ma vie!

L'ironie me pète du cerveau et du coeur.

Je sais que la lutte est inutile, je m'avoue vaincu d'avance, mais je vais me blaguer moi-même, blaguer les autres, hurler mon mépris pour les vivants et pour les morts.»[xliii]

La force centrifuge de la blague est une force explosive susceptible de mettre et le récit, et le sujet, en morceaux. Mais c'est à partir de ces morceaux que vont pouvoir se recomposer, avec la Trilogie, et le récit humoristique et le sujet humoriste: L'Enfant reprendra des «bouts» du Testament pour les structurer dans une perspective différente; pour inscrire, paradoxalement, le discontinu dans la durée.

*

C'est donc ici qu'il faut revenir à l'humour, et c'est ici que l'on retrouve l'analyse de Nathalie Preiss. A propos du Testament d'un blagueur de Vallès, en effet, elle rapproche la blague de l'humour, pour tenter de les distinguer. On aura noté que le mot «blague» est considéré comme réducteur: il tend à «diminu[er] la hauteur» et à «voiler la portée» de l'ironie. C'est ce qui peut conduire dans un premier temps à assimiler la blague du Testament à l'humour selon Jean Paul: «La blague s'apparenterait au fini appliqué à l'infini, au sublime inversé qu'est l'humour» pour Jean Paul, à l'«idée anéantissante» qui débouche sur le chaos du divers, sur un principe d'individualisation exacerbé[xliv] (cf. «Panorama de la notion»). Nathalie Preiss suit et cite toujours Jean Paul quand elle écrit: «La poétique de la blague semble bien ressortir à l'individuation comique propre à l'humour, et le point de vue de l'humour qui abaisse le grand

pour y accoler le petit et hausse le petit pour y accoler le grand, et anéantit ainsi l'un et l'autre, car au regard de l'infini tout se vaut et rien ne vaut, coïncider avec celui de la blague supérieure rêvée par Flaubert»[xlv].

Mais à ce point de l'analyse, Nathalie Preiss remarque que la blague, qui «fait voler en éclats tout absolu, tout infini, tout universel», n'est pas l'humour, cette «blague supérieure» qui postule un principe d'unité, même chez Jean Paul. Si le mot «blagueur» rabaisse celui à qui on l'applique, c'est que la blague est essentiellement esquive, fuite, dispersion, impuissance; alors que l'humour, «blague supérieure» en ce sens,impose selon Jean Paul la «prosternation devant l'idée»: dès lors, «[...] la blague ne relève pas d'une esthétique du fragment qui appelle son complément, mais de la fraction irréductible. Sous-tend l'esthétique et la poétique de la blague non point une plénitude originelle à retrouver mais une cassure première à jamais répétée.»[xlvi]

Il est plus que probable que Vallès n'aurait pas partagé les termes de l'analyse de Jean Paul, trop idéalistes pour son goût: l'unité dont il s'agit chez Vallès n'est pas la plénitude, l'absolu d'une métaphysique romantique. Mais on assiste bien dans son oeuvre à un dépassement de la blague éclatée par une «blague supérieure», l'humour, quand le discours plaisant en vient à s'unifier autour d'une subjectivité cohérente et d'un système de références affermi. Ce qui suppose pour le blagueur supérieur de trouver une autre solution que le suicide: une réflexivité de la blague, capable de faire rire... d'un certain usage de la blague — et ainsi de rire... sans mourir de rire pour de bon... D'où l'idée que l'humour se manifeste par un art du dédoublement[xlvii]: ce qui permet d'évaluer sa supériorité, par rapport à la blague et à l'ironie, non pas selon des critères psychologiques, moraux ou métaphysiques, mais en fonction de choix d'écriture, de stratégies énonciatives et de configurations narratives qui consistent à intégrer, à englober, à unifier et à dépasser, à un niveau supérieur d'organisation textuelle, les marques de la blague ou de l'ironie.

3. Humour et dédoublement

Dans la Trilogie, le je se dissocie en un je-narrrateur, Jacques Vingtras adulte retraçant sa vie passée, et un je-personnage, Jacques le jeune, enfant, bachelier puis insurgé — Jacques le Majeur et Jacques le Mineur. Le discours blagueur est du côté du second, que le premier met en scène et met à distance par le biais de l'énonciation humoristique. La grande originalité de l'option narrative de la Trilogie consiste à restituer au présent le discours intérieur de Jacques le jeune, comme en direct, donc à effacer les marques textuelles d'une distinction en deux niveaux énonciatifs et temporels (comme l'alternance, dans les Confessions, du présent du commentaire et du passé des événements narrés), alors même que l'instance narrative laisse entendre sa différence en soulignant, précisément, le potentiel comique lié aux faiblesses du personnage.

C'est ainsi que le narrateur-humoriste construit, pour en faire rire, le personnage-blagueur. Vallès montre, dans Le Bachelier, combien les plaisanteries, les jeux de mots ou les histoires drôles relèvent d'un discours léger, artificiel, «fabriqué». La blague, au fond, tout le monde peut en faire — parfois sur commande, ce qui confirme que ce n'est jamais un discours assumé. Jacques a eu l'occasion de vendre des calembours, des mots d'esprit, de brefs poèmes satiriques, parfois à des fins publicitaires. Or cette commercialisation de la blague la délie de toute énonciation singulière, de toute «valeur « personnelle. Exemple

:

— Vous n'avez pas d'esprit, m'a dit Rogier, un matin.

Par bonté, il m'a donné quelques recueils de calembours à faire.

— Vous n'avez pas besoin de les inventer vous-même, vous n'en viendriez jamais à bout, mon pauvre garçon; cherchez dans les livres, ça ne fait rien!

[J'ai été surpris dans cet exercice, ce qui est un véritable malheur, et je mettrai des années à m'en relever.

Chaque fois que je fais une plaisanterie, on dit: — Tu l'as lu à la bibliothèque ce matin.

On croit que je vais y chercher ce que je dirai le soir pour paraître espiègle et folâtre. Ce manège dure peut-être depuis longtemps, dit-on.

— Et nous qui riions de confiance.]»[xlviii]

Nul commentaire explicite du je-narrateur, ici, puisque l'emploi du présent crée l'illusion de laisser la parole au personnage au moment de la scène. Mais le second degré de l'humour est bien perceptible dans la dramatisation hyperbolique («un véritable malheur»), et surtout dans la représentation d'un personnage maladroit («mon pauvre garçon»), en porte-à-faux dans une situation sociale donnée, mécanique jusque dans la production d'un discours prétendument comique («Chaque fois que...»): c'est donc le je lui-même qui est affecté d'un rabaissement comique. L'humour de la narration discrédite les blagues de la fiction, faisant rire... de l'échec du rire. Alors que la blague est sans auteur, l'humour réintroduit par là, dans l'ambiguïté même d'un singulier double je, l'emprise d'une subjectivité, perceptible dans l'intention autocritique qui organise l'écriture de cette scène.

On se rappelle que, pour Baudelaire, le rieur s'oppose radicalement à l'objet

du rire — sauf exception: «Ce n'est point l'homme qui tombe qui rit de sa propre chute, à moins qu'il ne soit un philosophe, un homme qui ait acquis, par habitude, la force de se dédoubler rapidement et d'assister comme spectateur désintéressé aux phénomènes de son moi.Mais le cas est rare. »[xlix] Ce dédoublement du moi, à la fois «rieur» et «objet du rire», est peut-être susceptible de définir un «homme de l'humour»; ce qui nous intéresse du point de vue de l'analyse littéraire, c'est qu'il correspond en tout cas à une écriture de l'humour. Comme l'a bien vu Tournier, «Vallès ne se départit jamais d'un humour caustique, sans cesse tourné contre lui-même et entretenant à l'égard de sa propre vie cette distance critique qui permet seule à tout instant de s'en rire et de s'en libérer.»[l]

De quoi, de qui rit-on en effet à la lecture de la Trilogie? Sans doute, c'est vrai, de la figure maternelle — quand Mme Vingtras fait bruyamment irruption dans un salon feutré, lors d'une réception, en dansant une bourrée échevelée[li]... —; ou du professeur de philosophie qui démontre l'existence de Dieu en manipulant des haricots[lii]; ou des hommes politiques qui suscitent la blague ou l'ironie vengeresse par leur opportunisme ou leur lâcheté: ainsi Gambetta, qui a la mauvaise habitude de se dérober quand on l'incite à s'engager: «Gambetta a inventé une angine dont il joue chaque fois qu'il y a péril à se prononcer. / Cette ficelle ne me va pas, je devine le pantin au bout. Mais ils risquent gros, ceux qui se moquent du Peuple. Ils ont d'abord des angines pour de rire, puis un jour arrive, où on leur scie le cou pour de bon.»[liii] Contre la Famille, contre l'Ecole, contre le Pouvoir et les professionnels de la Politique, les scènes comiques et les plaisanteries pourraient rester en deçà de l'humour, nourrir un récit à visée satirique, polémique. Et la fausse naïveté souvent adoptée par le narrateur pour laisser s'exprimer le point de vue de l'enfant, de l'étudiant ou du petit journaliste qu'il fut, pourrait être envisagée dans la seule perspective d'un discours ironique. Philippe Lejeune en restait d'ailleurs à cette catégorie d'ironie pour analyser l'énonciation ambiguë du roman vallésien[liv].

Mais l'on rit surtout, de fait, de Jacques Vingtras lui-même. Et il faut alors se demander s'il ne s'agit que d'un prolongement de l'ironie sous la forme d'une auto-ironie, ou d'une autodérision &#151; ce à quoi l'on peut être tenté, dans un tel cas, de réduire l'humour.

*

Pour Vallès, le moi a tout à gagner à s'exposer au rire. Il le proclame dans un bel article de 1865, avec des accents proches de ceux de Baudelaire quand il voit dans le pouvoir de convertir la vulnérabilité en supériorité un talent d'artiste:

«Saluons d'un sourire, dût-il être un peu forcé, toutes les attaques qui ont un air de gaieté. Pour moi qui ai l'amour de mon art, alors même que le ridicule m'atteint (et s'il m'atteint, je l'ai mérité), j'éprouve la joie heureuse de l'artiste quand je sens entrer dans mes ridicules une arme luisante. En acceptant ainsi l'ironie qui vous touche, on passe à travers la vie, la tête fraîche et la main ouverte. L'orgueil panse les souffrances de la vanité, et l'on est le premier à rire de la perspicacité maligne de l'ennemi! On fait mieux que d'en rire, on en profite. Voilà aussi pourquoi j'aime toutes les formes de l'ironie, adoucies, violentes, polies, barbares. Elle ne fait peur qu'aux faibles, et elle est la leçon et l'honneur des forts./ [...] Nous ne vous demandons que le droit de rire un peu! c'est la consolation des pauvres et toute la vengeance des vaincus. Le droit de rire, s'il vous plaît! de rire de l'un, de l'autre; de celui-ci, de celui-là; de vous, de moi!»[lv]

Dans la Trilogie, le moi passé, le je-personnage fait rire par tous ses accidents, par les ratés de son discours et de son corps, par les discordances entre sa conduite et le réel — ratés et discordances soigneusement agencés par la construction du discours narratif. Au début de L'Insurgé, Vingtras travaille dans une mairie, au bureau des déclarations de naissances. Débuts difficiles, quand arrive la première sage-femme, un nouveau-né dans les bras, accompagnée du père:

«Mon collègue me lance en plein danger.

— Interrogez vous-même la déclarante.

De quelle façon vais-je m'y prendre? que dois-je dire?

— Madame, vous venez pour un enfant?...

Il hausse les épaules, fait mine de jeter le manche après la cognée.

— Et pourquoi diable voulez-vous qu'elle vienne?... Enfin, vous serez peut-être capable de constater! Assurez-vous du sexe.

— M'assurer du sexe!... et comment?

Il rajuste ses lunettes et me fixe avec stupeur; il semble se demander si je ne suis pas arriéré comme éducation et exagéré comme pudeur au point d'ignorer ce qui distingue les garçons et les filles.

J'indique par signes que je le sais bien.

Il pousse un soupir d'aise, et s'adressant à l' accoucheuse:

— Déshabillez l'enfant. Vous, monsieur, regardez. Mais de là-bas vous ne voyez rien, approchez donc!

— C'est un garçon.

— Je vous crois! fait le père en se rengorgeant [...].

Me voilà nourrice, ou peu s'en faut.»[lvi]

Ce n'est pas seulement une (bonne) scène de comédie: la restitution du point de vue du personnage inadapté, au présent, et la représentation des pensées des différents protagonistes, Jacques (interrogation directe: «De quelle façon vais-je m'y prendre?...») et son collègue (interrogation indirecte: «il semble se demander si...») intègrent le comique de situation dans un humour proprement narratif.

Les exemples de ce type abondent, depuis cette longue scène de L'Enfant (II, 225-227) où le petit Jacques a gagné à un stand de jeux un lapin dont il retrouvera la dépouille, cuisinée par sa mère, dans son assiette (entre-temps, il aura provoqué une émeute délirante, digne du meilleur cinéma burlesque américain)[lvii] jusqu'à ces pages du Bachelier où Jacques est accusé de tentative de viol sur la personne de Mme Entêtard, qu'il poursuivait simplement pour lui demander le versement des sommes dues pour son petit emploi de professeur dans la pension tenue par son mari. Au commissaire qui s'étonne qu'il ait tenté ainsi de s'en prendre à une femme aussi laide et qui lui demande pourquoi il criait: «Quinze francs!», Jacques répond en expliquant qu'elle lui devait de l'argent pour son travail et qu'il n'avait aucune visée coupable:

«Voilà pourquoi je criais: Quinze francs, quinze francs! mais ce n'était ni une offre pour acheter des faveurs, ni une réclamation pour faveurs fournies par moi antérieurement. / — J'aurais pris plus cher, dis-je avec un sourire.» S'il est innocenté, c'est que le commissaire le juge trop mal alimenté pour avoir pu avoir les pulsions dont on l'accuse: «Vous aviez un oeuf, à la vérité, tous les quatre jours, mais si ce que vous dites est vrai, — si vous pouvez faire constater qu'il y avait trois jours que vous n'aviez pas eu d'oeuf — aucun médecin ne conclura en faveur de l'attentat par la violence.»[lviii]

Très souvent, c'est donc le moi qui est la principale figure risible ou ridicule. Souvent aussi, comme dans ces derniers exemples, c'est le bas corporel, l'allusion sexuelle ou la grossièreté scatologique qui font naître l'effet comique: l'objet risible, c'est le corps du je passé, mis en scène et mis en mots, mis en pièces aussi par le récit humoristique qui souligne son mal-être, son morcellement, sa difficulté à devenir corps actif, maîtrisé par un sujet parlant autonome. Car le moi est comique dans l'exacte mesure où il est privé de sa liberté &#151; liberté physique, liberté de la parole. Pendant longtemps, son discours ne fait que reproduire les divers discours aliénants et aliénés qui s'imposent à lui, qui le façonnent. Quand l'acteur politique de la Commune, dans L'Insurgé, aura enfin conquis sa parole libre, il ne prêtera plus au comique: l'humour s'atténue quand l'écart interne au double je se réduit; il n'y a plus alors cette distance de soi à soi qui en était la condition et la matière même.

Alors, autodérision? Auto-ironie? Pas seulement. L'humour est autre chose, semble-t-il: ni auto-, ni dé-rision.

La définition de l'humour comme autodérision est assez classique. On la retrouve chez Gérard Genette:«D'où la capacité de l'humour — bien plus que de l'ironie — à l'autodérision, qui consiste entre autres à se faire plus bête qu'on ne l'est, en espérant quelque part l'être réellement moins qu'on ne le fait voir [...].». C'est cette autodérision, «forme paradoxale d'autodéfense», qui éloignerait l'humour du registre polémique[lix]. Cependant, le préfixe auto- suppose qu'il s'agit du même, qu'il y a parfaite identité, coïncidence entre sujet rieur et objet risible. Ce n'est jamais le cas quand la distance de l'humour creuse l'écart entre le moi décomposé, fragmenté de l'enfance et le moi affermi, réunifié de la narration présente, entre la voix qui reprend à son compte le discours parental (du type: «Ma mère a bien fait de me battre») et cette autre voix qui fait entendre au lecteur le propos contraire. La distance est temporelle, mais elle est aussi affaire de point de vue, d'écriture, de registre, précisément. Le je-personnage, construction rétrospective, instance re-figurée par la fiction, est un «moi» autre qu'un simple état antérieur de la personnalité du sujet écrivant. Et c'est pourquoi le moi du lecteur peut s'y reconnaître. C'est ce que dit un autre grand écrivain humoriste, du XXe siècle celui-là, Romain Gary, qui s'insurge quand on lui reproche de pratiquer à l'excès l'autodérision: «Je ne raconte pas des histoires contre moi-même, mais contre le je, contre notre petit royaume du je. [...] le je est toujours du plus haut comique et il a trop tendance à l'oublier. Certainement, il donne parfois de beaux fruits mais il faut régulièrement lui couper les branches, comme avec toutes les plantes. L'humour fait ça très bien.»[lx] Le «Soi» objet de l'écriture de soi — et cela vaut peut-être aussi pour Montaigne — n'est pas de même nature que le je sujet: ce n'est pas là un constat moral ou psychologique &#151; ce que le propos de Gary peut faire penser —, mais plutôt une propriété, une loi de la grammaire narrative de l'humour.

Et par ailleurs, cette mise à distance humoristique d'un moi passé, chez Vallès, n'est pas seulement dé-rision ou ironie, c'est-à-dire supériorité moqueuse, rire qui rabaisse. D'abord parce que le moi risible n'est nullement objet de dérision: quand il s'agit des souffrances de l'enfant (et l'on rit en effet des toilettes ridicules dont sa mère l'affuble, des erreurs sur son identité, de son allure de singe ou de clown, etc.), l'humour vérifie la définition qu'en donne Kierkegaard dans le Post-Scriptum aux Miettes philosophiques: il tient à cette faculté que possède l'adulte de percevoir, à travers sa culture, la profondeur de la conscience enfantine: «L'humoristique apparaît du fait qu'on laisse l'enfantin se réfléchir dans la conscience totale [...].L'humoriste possède l'enfantin mais n'est pas possédé par lui.»[lxi] L'humour comporte pour cette raison une part de douleur et de sympathie étrangère à l'ironie. C'est ainsi que, pour Kierkegaard, l'humour trouve son accomplissement dans l'évocation lucide et pourtant nostalgique du passé enfantin, que résument des formules comme celle-ci: «[...] le bonheur de l'enfance de recevoir des coups» — réplique qui relève de l'humour en raison de sa «résonance de douleur»[lxii]. De nombreuses pages de L'Enfant qui, en reproduisant le point de vue du petit Jacques, ne se contentent pas de faire de lui un pantin et font entendre la même «résonance de douleur» sous l'ironie apparente, pourraient illustrer cette définition.

En outre, ce moi risible du je-personnage est toujours représentatif, dans ses défauts et son inadaptation qui font rire, de la société dont il est victime[lxiii]. Si dérision il y a, ce n'est pas le moi en tant que tel qui en est la cible, mais ces autres discours, figés, mécaniques, qui reproduisent les injustices et les préjugés d'un système social répressif, objets risibles qui invitent constamment à renverser une fois pour toutes la maxime de Bergson: le rire n'est plus alors en effet, pour l'humour moderne, un rappel à l'ordre, un «geste social» adressé à l'individu coupable de «distraction»[lxiv], mais un geste individuel de réaction aux ridicules de la mécanique sociale[lxv].

Exemple : à l'examen, on interroge le candidat Vingtras sur les facultés de l'âme. C'est M. Gendrel, professeur de philosophie de province quelque peu méprisé par ses collègues parisiens, qui interroge.

— Monsieur, vous avez à nous parler des facultés de l'âme.

(D'une voix ferme): Combien y en a-t-il?

Il a l'air d'un juge d'instruction qui veut faire avouer à un assassin, ou d'un cavalier qui enfonce un carré avec le poitrail de son cheval.

— Je vous ai demandé, monsieur, combien il y a de facultés de l'âme?

Moi, abasourdi: — Il y en a HUIT.

Stupeur dans l'auditoire, agitation au banc des examinateurs!

Il y a un revirement général, comme il s'en produit quelquefois dans les foules, et l'on entend: Huit, huit, huit.

Pi-houit!...

J'attends l'opinion de Gendrel. Il me regarde bien en face.

— Vous dites qu'il y a huit facultés de l'âme? Vous ne faites pas honneur à la source des hautes études à laquelle monsieur de doyen vous félicitait si généreusement de vous être abreuvé, tout à l'heure. Dans le collège de Paris où vous étiez, il y en avait peut-être huit, monsieur. Nous n'en avons que sept en province[lxvi]

Voilà Vingtras recalé. Or il n'a fait que reproduire ce qu'il avait appris d'un autre professeur. Ce qui fait rire, alors, c'est moins son erreur à lui, bien sûr, que le formalisme et le dogmatisme de l'Institution, bloquée dans une conception archaïque de la métaphysique, ridicule par le décalage entre le contenu idéaliste de l'enseignement et la mesquine vanité des professeurs qui règlent leurs comptes...

L'humour ne se confond donc pas avec l'autodérision: il ne se contente pas de rire de, et l'humoriste ne se contente pas de rire de soi — ce qui réduirait encore le comique à un travail négatif. Si l'on peut voir dans l'humour, comme dans l'ironie, une «dissociation» qui affecte l'instance énonciative, on peut s'interroger à la suite d'Oswald Ducrot sur l'identité de «l'énonciateur ridicule» qui résulte de cette dissociation: «On pourrait [...] définir l'humour comme une forme d'ironie qui ne prend personne à partie, en ce sens que l'énonciateur ridicule n'y a pas d'identité spécifiable. La position visiblement insoutenable que l'énoncé est censé manifester apparaît pour ainsi dire en l'air, sans support. Présenté comme le responsable d'une énonciation où les points de vue ne sont attribués à personne, le locuteur semble alors extérieur à la situation de discours: défini par la simple distance qu'il établit entre lui-même et sa parole, il se place hors contexte et y gagne une apparence de détachement et de désinvolture.»[lxvii] Chez Vallès, du fait de la fiction romanesque et du récit autodiégétique, «l'énonciateur risible», dissocié du locuteur-narrateur, est à la fois un personnage fortement individualisé (support «incarné» en Jacques Vingtras) et un carrefour de voix: l'énonciateur (distinct du locuteur) est lui-même instance polyphonique, caisse de résonance de multiples discours risibles qu'il reproduit sans les reprendre vraiment à son compte. Ce paradoxe — qui consiste à associer une forte identité individuelle, facteur de sympathie et d'identification, au caractère «anonyme» des discours reproduits ou représentés — confirme qu'il ne s'agit pas de dé-rision, pas plus que d'auto-dérision.

Par l'effet de détachement, de surplomp vis-à-vis du moi passé, par la posture ambiguë de ce je,

ballotté par des forces contradictoires, dont le point de vue est mimé de l'intérieur en même temps que mis à distance, l'humour a un pouvoir structurant, dynamique, positif, qui s'étend à l'ensemble du récit et qui se reconnaît à l'épreuve de la durée.

*

En effet, et ce sera mon dernier point, en forme de proposition ou de problématique pour des pistes futures, il reste à éclaircir ce paradoxe énoncé plus haut: l'humour de la Trilogie inscrirait le discontinu dans la durée. Dans les exemples rencontrés, il semble que l'humour prenne souvent la forme d'une brève histoire drôle, close sur elle-même, d'une saynète efficace en vertu même de sa brièveté. «L'effet comique est souvent associé à la brièveté», remarque Daniel Grojnowski[lxviii]. Et l'on a pu, dans le cadre de cet atelier, s'intéresser à l'humour propre à cette forme brève qu'est la nouvelle.

Du côté de l'écriture de soi, il me semble au contraire que l'humour se construit et se perçoit sur une longue durée[lxix]. Le régime temporel de la blague, c'est l'instant: la blague n'a pas de passé, pas de lendemain; anonyme, elle ne fait pas appel à une mémoire personnelle. L'humour, lui, émane d'une subjectivité qui requiert la connivence du lecteur et qui se reconnaît à des valeurs constantes. La Trilogie est alors ce que j'ai appelé ailleurs un «livre du rire et de la mémoire»: elle nous enseigne que l'humour ne peut s'interpréter, se comprendre, se savourer, qu'en fonction d'une mémoire commune à l'auteur et au lecteur qui tisse une complicité dans le procès de la communication littéraire. Cette mémoire est triple (au moins):

- Mémoire textuelle, d'abord, interne au récit: celle qui permet de mettre en rapport les scènes comiques entre elles, d'introduire entre les épisodes un jeu d'échos, de rappels, d'effets d'annonce. La moindre histoire drôle, loin d'être close, s'inscrit dans un processus de formation et de libération que scande la succession des chapitres. La scène du faux viol de Mme Entêtard, ainsi, n'est pas seulement comique mais humoristique parce qu'elle est racontée dans le contexte plus large des misères d'un bachelier crève-la-faim.

- Mémoire personnelle ensuite: on reconnaît dans l'humour l'unité de ton d'une subjectivité unique et singulière. Dans le parcours de Vallès-Vingtras, l'écart originel entre mère paysanne et père professeur engendre une contradiction interne qui nourrit le mal-être du narrateur-personnage: c'est là la source de multiples effets comiques dont l'humour du récit opère la synthèse dans un livre irrigué par la verve populaire, qui tente de réunir l'écrit et le vivant, la culture et la nature.

- Mémoire culturelle, politique et historique, enfin: l'adhésion du lecteur à l'humour vallésien suppose un cadre de références partagé, des valeurs ancrées dans l'Histoire, une même mémoire de 1789 et de 1848, une même conscience de la continuité qui relie le Badinguet du Deux-Décembre au Thiers de la Semaine sanglante. Maintes allusions renvoient à cette conscience collective, qui loin de contredire ou de tempérer l'humour lui donne sa gravité, lui conférant une puissance non pas polémique (qui supposerait une cible précise au moment de l'écriture et/ou de la lecture) mais critique (qui suppose une conscience aiguë des contradictions sociales dans le temps).

Deux exemples rapides, pour finir, de cette mémoire rieuse.

Mme Vingtras, dans L'Enfant, croise un professeur de lettres classiques:

— Quelle imagination il a, et quelle facilité! Minerve est sa marraine!

— Tante Agnès, dit ma mère.

— Tantagnès, Tantégnétos, Tantagnététon.

— Vous dites, fait Mme Vingtras, qui semble effrayée par une de ces consonaces, et a rougi du génitif pluriel!»[lxx]

Le comique tient au dialogue de sourds entre les préoccupations familiales de l'une et le savoir de l'autre: le double signifié de Tantagnès, interprété différemment selon le code socio-culturel, fait rire à cause de l'incompréhension de Mme Vingtras comme du réflexe mécanique du professeur. Mais pour que le lecteur perçoive l'humour de ce dialogue, sans doute faut-il autre chose: la mémoire textuelle qui relie cette scène à d'autres scènes où l'inculture de la mère entraîne des confusions risibles; la mémoire culturelle et historique qui nourrit une conscience critique du système scolaire sous la monarchie de Juillet; et la mémoire «personnelle», le souvenir de la scène inaugurale où Jacques se demande s'il a été nourri par sa mère, quel sein il a mordu. Car la désinence en — téton, au cas du génitif, s'agissant de la génitrice, n'est évidemment pas innocent et pose tout particulièrement la question de l'origine. L'humour est alors «polymnésique»: il superpose plusieurs mémoires et ne saurait se réduire à un rire dépréciatif.

Enfin, quand dans L'Insurgé le narrateur semble simplement blaguer les propos d'un nostalgique de 93...

« — Nos pères, ces géants...

Mon père était de taille moyenne, plutôt petit; mon grand-père était appelé Bas-du-Cul dans son village. Je n'ai pas de géants pour ancêtres.»[lxxi]

La plaisanterie, classique, consiste à prendre au pied de la lettre l'expression figurée du compagnon de cellule républicain. Mais elle est surtout le moyen de désacraliser, par le rabaissement grotesque, le discours républicain ampoulé, le culte de la Révolution dont se méfie l'auteur. C'est alors une mémoire commune qui permet d'apprécier l'opposition vigoureuse entre la vraie tradition populaire (le «Bas» du Réel) et la glorification artificielle du Passé (les grands Mots de l'Idéal).

*

Au terme de cette analyse, la lecture de Vallès conduit à formuler deux remarques sur le projet d'une «définition» de l'humour.

D'abord, l'humour ne saurait se prêter à une analyse seulement stylistique ou rhétorique. Si l'humour met en oeuvre certaines figures privilégiées (la syllepse, la litote, l'hyperbole, le paradoxe...), il ne se comprend vraiment comme tel qu'à un niveau supérieur d'organisation discursive et narrative, quand on s'intéresse à l'unité de l'oeuvre, à la voix qui la commande, au contrat de lecture qu'elle propose; c'est pourquoi il ne s'analyse pas sur le même plan que la blague ou l'ironie, qu'il peut d'ailleurs parfaitement intégrer comme des moments ou des figures partielles de son processus. La question de l'humour ne peut être traitée dans une perspective seulement formelle, excluant toute réflexion sur les références morales, idéologiques, politiques qui le sous-tendent, précisément parce que le détachement de l'humoriste envers les imperfections du monde n'est pas l'indifférence du blagueur. L'humour véhicule ce que Philippe Hamon appelle de «l'évaluatif»[lxxii]; il comporte des présupposés moraux et politiques qui déterminent son sens et sa nature même d'humour; il requiert une poétique de l'effet-idéologie qui lui est propre, et pas seulement une approche narratologique des questions, centrales au demeurant, de la voix et du temps.

Deuxième remarque: l'écriture de soi est un domaine privilégié d'accomplissement de l'humour en littérature. Après un premier moment qui correspondrait à la naissance de l'humour humaniste et baroque (cf. «Humour au XVIe siècle»), le moment de Montaigne[lxxiii], succéderait de ce point de vue un second moment, aux XIXe et XXe siècles (chez Vallès, chez Colette, chez le Giono de Noé, chez le Gary de La Promesse de l'aube, et jusqu'à François Weyergans[lxxiv]). Par son écriture narrative révolutionnaire et par sa situation — entre l'épuisement de la blague et la prise de conscience d'un rire d'un nouveau genre — Vallès me semble bien marquer l'avènement de cet humour moderne vers 1880. Ce qui ne veut pas dire que toute écriture de soi soit humoristique,ni qu'il n'y ait pas d'humour dans d'autres champs génériques. Mais le «dédoublement» énonciatif propre à l'écriture de soi offre sans doute des conditions particulièrement propices à la mise en &#156;uvre de cette conscience «distanciée» de soi et du monde par laquelle peut se définir l'humour.

***



[i] Jacques Chabot, «Humour et poésie dans Noé», in Giono: l'humeur belle, Publications de l'Université de Provence, 1992, p. 402.

[ii] L'analyse s'inscrit ici dans la continuité de mes travaux antérieurs sur cette question: voir D. Labouret, «Rire et Révolution: aspects de l'humour dans la Trilogie», Les Amis de Jules Vallès, n° 2, octobre 1985 (Actes du colloque international de Saint-Etienne 1985), p. 177-189; «Le Livre du rire et de la mémoire»,Les Amis de Jules Vallès, n° 20, juin 1995 (numéro spécial «Vallès ridens»), p. 61-73; et ma Préface de L'Enfant pour l'édition «Folio» (Gallimard, «Folio classique», 2000), p. 5-29.

[iii] Marie-Claire Bancquart, Jules Vallès, Seghers, «Ecrivains d'hier et d'aujourd'hui», p. 71.

[iv]

Ibid., p. 72.

[v] Michel Tournier, «Un c&#156;ur gros comme ça: Jules Vallès», in Le Vol du vampire, Mercure de France, 1981, rééd. Gallimard, «Folio Essais», p. 198-199).

[vi] Robert Escarpit, L'Humour, PUF, «Que sais-je?», 1960, p. 67.

[vii] Daniel Grojnowski, Aux commencements du rire moderne. L'esprit fumiste, José Corti, 1997. Je remercie Yann-Loïc André de m'avoir fait bénéficier de ses savoirs sur ce rire «fin de siècle».

[viii]

Ibid., p. 183.

[ix] Lettre à Emile Zola du 28 février 1877, Europe, n°470-472, «Jules Vallès», juin-août 1968, p. 174.

[x] Lettre à Hector Malot, 1877, Correspondance avec Hector Malot, éd. M.-C. Bancquart, E. F. R., 1968, p. 212.

[xi]

Ibid. (lettre de 1877), p. 251.

[xii]

Ibid. (lettre de 1878), p. 272.

[xiii]

Ibid. (lettre de 1879), p. 355.

[xiv]

La Rue, 14 décembre 1867, in J. Vallès, Les Victimes du Livre. Ecrits sur la littérature, éd. D. Labouret, La Chasse au Snark, 2001, p. 98.

[xv]

Ibid., p. 97.

[xvi] «Il faut qu'il y ait eu des larmes dans les yeux clairs des pamphlétaires.» (Lettre de Junius, in Les Victimes du Livre, éd. citée, p. 51).

[xvii]

Courrier du dimanche, 17 septembre 1865, in Les Victimes du Livre, éd. citée, p. 106-107.

[xviii] Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, t. IX, éd. de 1873, art. «Humour».

[xix] Philippe Hamon, L'Ironie littéraire. Essai sur les formes de l'écriture oblique, Hachette, 1996, p. 140-149.

[xx] Nathalie Preiss, Pour de rire! La blague au XIXe siècle, PUF, «Perspectives littéraires», 2002.

[xxi] Voir notamment: R. Bellet, «La blague, la vie et la mort», Les Amis de Jules Vallès, n° 20, juin 1995, p. 5 et suiv.; et «Jules Vallès journaliste et romancier: pamphlet, manifeste, blague, utopie», in Pamphlet, utopie, manifeste (XIXe-XXe siècles), Actes du colloque de Grenoble, dir. Lise Dumasy et Chantal Massol, L'Harmattan, 2001, p. 81 et suiv.

[xxii] Flaubert, lettre à Mlle Leroyer de Chantepie du 24 janvier 1868.

[xxiii] Ph. Hamon, op. cit., p. 143.

[xxiv]

Ibid., p. 144.

[xxv] Flaubert, lettre à Louise Colet du 7 octobre 1852.

[xxvi] Milan Kundera, L'Art du roman, Gallimard, 1986, p. 193.

[xxvii] Jean-René Klein, Le Vocabulaire des m&#156;urs de la «vie parisienne» sous le Second Empire, Louvain, Nauwelaerts, 1976, p. 214.

[xxviii] Ph. Hamon, op. cit., p. 142.

[xxix]

Ibid., p. 145.

[xxx] Gérard Genette signale le «caractère généralement anonyme» de la blague, pour la rapprocher de la comédie, qui consiste comme elle en une «production fictionnelle d'un comique involontaire» (Figures V, Seuil, «Poétique», 2002, p. 163).

[xxxi] N. Preiss, op. cit., p. 60.

[xxxii]

Ibid., p. 1-2.

[xxxiii]

Le Bachelier, in &#140;uvres, éd. R. Bellet, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. II, 1990, p. 510.

[xxxiv] R. Bellet, «La blague, la vie et la mort», art. cité, p. 6.

[xxxv]

L'Insurgé, in &#140;uvres, éd. citée, t. II, p. 914.

[xxxvi]

Ibid., p. 915.

[xxxvii]

La Rue, 7 décembre 1879, in &#140;uvres, éd. citée, t. II, p. 401.

[xxxviii]

Ibid., p. 399-400.

[xxxix] R. Bellet, «La blague, la vie et la mort», art. cité, p. 6.

[xl]

Le Testament d'un blagueur (publié dans La Parodie d'octobre à décembre 1869), in &#140;uvres, éd. R. Bellet, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. I, 1975, p. 1097.

[xli] Voir sur ce point R. Bellet, «Jules Vallès journaliste et romancier: pamphlet, manifeste, blague, utopie», art. cité, p. 88.

[xlii]

Le Testament d'un blagueur, op. cit., p. 1098.

[xliii]

L'Insurgé, op. cit., p. 917.

[xliv] N. Preiss, op. cit., p. 98.

[xlv]

Ibid., p. 100.

[xlvi]

Ibid., p. 100-101.

[xlvii] Idée assez répandue dans les théories de l'humour. Dominiquez Noguez, par exemple, la formule ainsi, à la suite de Freud: «[&#133;] y a-t-il circonstance plus favorable, dans cette volonté de se tenir soi-même à distance et de saisir les affres de son propre moi avec des pincettes, qu'une bonne dichotomie? que la conscience d'être double?» (L'Arc-en-ciel des humours. Jarry, Dada, Vian, etc., Hatier, «Brèves Littérature», p. 22).

[xlviii]

Le Bachelier, op. cit., p. 652 et var. b p. 1742.

[xlix] Baudelaire, «De l'essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques», in Curiosités esthétiques, éd. H. Lemaitre, Classiques Garnier, 1962, p. 251.

[l] M. Tournier, op. cit., p. 198-199.

[li]

L'Enfant, in &#140;uvres, éd. R. Bellet, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, t. II, 1990, p. 308.

[lii]

Ibid., p. 160-161.

[liii]

L'Insurgé, op. cit., p. 947-948.

[liv] Philippe Lejeune, Je est un autre, Seuil, «Poétique», 1980.

[lv] «La Caricature», Le Figaro, 23 novembre 1865, in &#140;uvres, éd. citée, t. I, p. 583 et 587-588.

[lvi]

L'Insurgé, op. cit., p. 887-888.

[lvii]

L'Enfant, op. cit., p. 225-227.

[lviii]

Le Bachelier, op. cit., p. 585.

[lix] G. Genette, op. cit., p. 212.

[lx] Romain Gary, La nuit sera calme, Gallimard, 1974, rééd. «Folio», p. 202.

[lxi] Kierkegaard, Post-scriptum aux Miettes philosophiques, trad. P. Petit, Gallimard, 1949, p. 372.

[lxii]

Ibid., note p. 372-373.

[lxiii] Jean Milly voit dans l'humour une forme d'ironie qui prend pour cible l'émetteur &#151; mais pas seulement: «Discours de dérision lui aussi [&#133;], peut-être plus difficile à cerner dans la mesure où il a davantage d'implications socio-culturelles, l'humour peut être caractérisé par l'implication du sujet-émetteur dans la cible. Ce peut être de l'auto-ironie caractérisée [&#133;]. Mais c'est très souvent une ironie catégorielle, visant un groupe auquel appartient l'émetteur: ainsi de l'humour britannique, de l'humour juif, ou d'un groupe typisé contre lequel l'agression se dilue [&#133;]. Ce caractère catégoriel prend son maximum de généralité quand soit la cible, soit la norme à laquelle on peut la rattacher s'étend à l'humanité entière.» (La Poétique des textes, Nathan, 1992, p. 215). L'objet risible ne serait pas tant le moi que le groupe qui l'inclut.

[lxiv] Bergson, Le Rire. Essai sur la signification du comique, PUF, 1940, rééd. 1975, p. 67.

[lxv] En ce qui concerne la portée polémique respective de l'ironie et de l'humour, les remarques formulées par Bernard Gendrel et Patrick Moran au cours du débat qui a suivi cette communication incitent à s'inspirer de la différence établie par Marc Angenot entre satire et pamphlet (dans La Parole pamphlétaire, Payot, 1982) pour situer l'ironie du côté de la satire (le rire moqueur, «classique», qui prend pour cible le particulier au nom de l'universel) et l'humour du côté du pamphlet (le rire solitaire, «moderne», de l'individu qui se dresse contre l'universel, sans espoir de vaincre): chez Bloy ou Péguy, l'humour est moins une arme mise au service d'une argumentation efficace que la mise en scène énonciative d'un sujet lucide sur ses propres faiblesses. Il est alors à rapprocher de la réflexivité du polémique (voir D. Labouret, «Le polémiste au miroir. Ecriture agonique et jeux spéculaires», in La Parole polémique, dir. Gilles Declercq, Michel Murat et Jacqueline Dangel, Champion, 2003, p. 205 et suiv.).

[lxvi]

L'Enfant, op. cit., p. 375.

[lxvii] Oswald Ducrot, Le Dire et le dit, Minuit, 1984, p. 213.

[lxviii] D. Grojnowski, chapitre «Comique et brièveté», op. cit., p. 135.

[lxix] C'est ce que Kundera dit à propos de l'humour du roman, cette «grande invention» des Temps modernes selon Octavio Paz: «L'humour n'est pas une étincelle qui jaillit brièvement lors du dénouement comique d'une situation ou d'un récit pour nous faire rire. Sa lumière discrète s'étend sur tout le vaste paysage de la vie.» (Le Rideau, Gallimard, 2005, p. 130).

[lxx]

L'Enfant, op. cit., p. 319.

[lxxi]

L'Insurgé, op. cit., p. 927.

[lxxii] Voir Ph. Hamon, Texte et idéologie. Valeurs, hiérarchies et évaluations dans l'&#156;uvre littéraire, PUF, «Ecriture», 1984.

[lxxiii] «Moment» qu'Erwin Panofsky élargit à celui d'un «sens de l'humour»baroque qui s'étend de la littérature (Cervantès, Shakespeare) aux arts plastiques: «C'est le satiriste, pas l'humoriste, qui se juge plus fin et meilleur qu'autrui. L'humoriste, grâce à cette conscience qui le maintient à distance à la fois du monde et de lui-même, est capable, en même temps, de considérer les défauts objectifs de l'existence et de la nature humaine, c'est-à-dire l'hiatus entre la réalité et les postulats éthiques et esthétiques, et de dépasser subjectivement cet hiatus (le sens de l'humour étant donc une qualité réellement baroque) dans la mesure où il comprend qu'il est le résultat d'une imperfection universelle, voire métaphysique, inscrite dans l'organisation de l'univers. Ainsi, le véritable humoriste, par opposition au satiriste, non seulement excuse, mais compatit profondément avec l'objet de sa raillerie [&#133;].» (Trois essais sur le style, trad. B. Turle, Gallimard, «Le Promeneur», 1996, p. 96).

[lxxiv] Et probablement dès Stendhal, dont la Vie de Henry Brulard présente un cas d'humour «égotiste» qui, s'opposant aux modèles de Rousseau et de Chateaubriand, préfigure l'humour «moderne». Sur cet humour de l'écriture de soi chez Stendhal, voir Béatrice Didier, Stendhal autobiographe, PUF, «Ecrivains», 1983, p. 250 et suiv.



Denis Labouret

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Dernière mise à jour de cette page le 24 Mai 2007 à 6h10.