Atelier




Le dernier aristotélicien, par Paolo Tortonese.

Extrait de L'Homme en action. La représentation littéraire d'Aristote à Zola, Paris, Classiques Garnier, coll. "Théorie de la littérature", 2013.

Lire également un entretien avec Paolo Tortonese paru dans la RIEF (n°3, décembre 2013) ainsi qu'un compte rendu dans Acta Fabula par Alexandre Seurat.

Ce texte est reproduit dans l'Atelier avec l'aimable autorisation de l'auteur et des éditions Classiques Garnier.

Dossier Description.





Le dernier aristotélicien

Plus de cinquante ans après Le Roman expérimental, à une époque où la littérature avait déjà subi de telles transformations qu'on pouvait la trouver méconnaissable, György Lukács s'est intéressé à l'œuvre de Zola: considérant qu'elle était responsable de beaucoup de mauvaises tendances modernes, il l'a condamnée sans appel dans un essai intitulé Raconter ou décrire[1]. La sentence s'appuyait en grande partie, comme l'indique le titre, sur la prépondérance de la description chez Zola, aux dépens de la construction narrative. Lukács n'a pas de mots assez sévères pour exprimer son indignation devant les débauches descriptives de Zola, écrivain progressiste qui trahit sa propre cause et celle de la classe ouvrière en se livrant à de si nombreuses et si foisonnantes descriptions.

Lukács est le dernier né de la longue lignée aristotélicienne: un peu perdu dans le xxe siècle, entouré des seuls tenants du réalisme socialiste, pas toujours persuadés, d'ailleurs, par ses déductions hégéliennes, il rivalise en esprit prescriptif avec La Mesnardière. Zola encourt ses foudres, en tant que complice de la décadence moderne. L'opinion de Lukács reprend, avec un étonnant retard mais aussi avec une précision sans faille, les reproches adressés à Zola à son époque, et, plus généralement, la polémique séculaire contre la description.

«Le récit structure, la description nivelle[2]. [...]»: cette belle formule condense admirablement le principal argument de ceux qui, pendant plusieurs siècles, se sont battus contre la description. En structurant, le récit perce les apparences et retrouve la structure profonde de la réalité; en nivelant, la description ne produit qu'une uniformité insignifiante. Chez Flaubert et chez Zola, nous rencontrons non seulement un déséquilibre entre les deux éléments, mais une véritable transformation du roman en description: les événements eux-mêmes sont traités comme des objets à décrire. Les personnages étant réduits à être des «spectateurs [...] des événements» (et non pas des acteurs). La série des faits romanesques perd son caractère de récit, et devient «une succession de tableaux[3]» déconnectés l'un de l'autre.

En outre, la description prive les objets et les personnages de leur temporalité: elle les extrait du temps et les situe dans les limbes d'un monde atemporel. «La description met tout au présent», observe Lukács, alors que tout récit raconte un passé; lorsqu'il décrit, le descripteur fait comme si les choses se trouvaient devant ses yeux: cette imposture spatiale se traduit en imposture temporelle, parce qu'elle entraîne le sentiment d'une «contemporanéité temporelle[4]» dans laquelle baigneraient les êtres humains autant que les objets inanimés.

La description ne touche que l'immobile, le statique, ce qui persiste malgré le temps et l'histoire: et si l'on prétend que tout est descriptible, on affirme en même temps que l'humain n'est pas soumis à l'histoire. Lukács écrit que, «de la sorte, la représentation tombe au niveau du tableau de genre», et ce type de peinture est justement défini par la négative comme tout ce qui n'est pas peinture d'histoire. Lukács fait une référence dévalorisante, à propos de la description, à la «peinture de genre» et à la «nature morte[5]». Le spectre de leur insignifiance plane sur la description; il s'introduit là où les détails minent l'unité de l'œuvre:

En soi, chaque chose possède un nombre infini de particularités. Lorsque l'écrivain qui décrit ce qu'il observe vise à une perfection objective des choses, ou bien il ne peut disposer d'aucun principe sélectif et il se soumet au travail de Sisyphe consistant à exprimer par des mots cette infinité de particularités, ou bien il privilégie les aspects superficiels de la chose, ceux qui par leur pittoresque se prêtent le mieux à la description[6].

En d'autres termes, soit on renonce à toute sélection, visant une impossible et inutile exhaustivité, soit on est contraint de mal sélectionner, sur la base du pittoresque: mauvais critère qui aboutit à un plaisir vide. Dans les deux cas, on s'arrête à la surface, parce qu'on imite la peinture, et on isole chaque détail, parce que la description est par essence non-relationnelle: elle sépare chaque élément à l'intérieur du monde physique et elle sépare le monde physique du monde humain:

En tout cas, la disparition du lien narratif entre les choses et leur fonction dans les destinées humaines concrètes entraîne également la disparition de leur signification poétique[7].

Ce qui présuppose que l'humain et le poétique coïncident nécessairement.

L'absence de liens, c'est aussi l'absence de différenciation. Lukács parle d'un nivellement qui se transforme souvent en un défaut plus grave: «une hiérarchie de signe inversé». La description, abordant de la même manière «l'important et le dérisoire», peut produire «la tendance à l'inversion du signe». Cette tendance «tourne à une peinture de genre, qui balaie tout ce qui a signification humaine[8]». Il faut croire alors que la peinture de genre consiste en un aplatissement qui efface le contenu humain.

Lukács est impitoyable à l'égard du détail, vieille pierre de touche du débat sur la description:

[...] l'autre danger essentiel de la description [est] l'autonomie prise par les détails. Avec la disparition de la véritable culture du récit, les détails ne sont plus porteurs d'éléments d'action concrète. Ils prennent une signification indépendante de l'action, du destin des hommes agissants. Mais cela entraîne la perte de tout rapport artistique avec l'ensemble de l'œuvre. La fausse contemporanéité de l'acte de description s'exprime dans une atomisation de l'œuvre en éléments autonomes, dans un éclatement de la composition[9].

Lukács a le don de la synthèse: ici la fragmentation montre qu'elle est liée au déclin du récit, à l'aplatissement temporel, à la perte d'humanité, et ses trois aspects sont aussi enchaînés entre eux. La rupture entre description et personnages n'est pas seulement due au fait que «les choses sont décrites indépendamment du destin des hommes» et prennent ainsi une signification autonome par rapport à l'action; elle est également due à la manière dont elles sont décrites, qui «se situe dans une tout autre sphère de la vie que la destinée des personnes représentées[10]». La déconnexion d'avec les personnages ne serait donc pas seulement une question d'économie du récit (le cas par exemple de détails qui apparaissent et qui ne reviennent jamais dans le roman), mais serait produite par la nature foncièrement divergente de l'acte descriptif par rapport à tout ce qui est narratif et humain à la fois.

Reste encore la possibilité de réintégrer l'humain en soulignant dans la description le point de vue du personnage. Ce sont les procédés, typiques du naturalisme, qui permettent d'articuler la description à l'action à travers la mise en place d'un regard fictif qui s'en charge[11]. Lukács rejette cette manière de recoller les morceaux, à laquelle il oppose la seule cohérence possible, celle d'un narrateur omniscient et d'une narration épique:

Mais si un rapport s'établit sur la base de la description, la chose est encore pire. Alors l'auteur décrit à partir de la psychologie de ses personnages. [...] On détruit ainsi toute possibilité de composition artistique. Le point de vue de l'auteur sautille de-ci de-là fiévreusement. Il se produit un papillotement continuel de perspectives changeantes. L'auteur perd sa vue d'ensemble, l'omniscience du narrateur épique de naguère. Il s'abaisse volontairement au niveau de ses personnages: il n'en sait pas plus sur le contexte que n'en savent les différents personnages concernés. La fausse contemporanéité de l'acte de description transforme le roman en un chaos chatoyant[12].

Ce chaos chatoyant est bien celui des Goncourt, de Zola aussi. Il est le terrain idéal des tentations esthétisantes, décadentes, pessimistes: en un mot, de tout ce qui, aux yeux de Lukács, cesse de parler du monde. En fait, pour lui, le monde n'est rien d'autre que l'organisation sous-jacente à découvrir, et le seul moyen d'en parler pertinemment, c'est de d'imiter cette organisation pour la dévoiler:

Ainsi toute cohérence épique disparaît du style descriptif. Des choses figées, fétichisées, sont entourées par les papillotements d'une atmosphère impalpable. La cohérence épique n'est pas une simple succession d'événements. Si les tableaux et tableautins de la description pris isolément reflètent une succession temporelle, cela ne suffit pas à produire une cohérence épique[13].

Le tableautin, c'est la nature morte dans laquelle l'homme lui-même est pris: «La description rabaisse les hommes au niveau des objets morts». Cela détruit «la base de la composition épique». Zola construit ses romans non pas à partir des réalités humaines qu'il veut représenter, mais à partir de choses: Lukács donne l'exemple de l'argent et de la mine. À cela Zola ajoute ensuite des vicissitudes humaines, qui «ne forment qu'un fil ténu pour attacher et ordonner ces complexes d'images objectifs et clos sur eux-mêmes[14]». Dans Nana, par exemple, un chapitre est consacré à la description du théâtre à partir de la salle, un autre à sa description à partir des coulisses. Ce décousu montre la primauté des choses sur les hommes. Et Lukács de reprendre le refrain antiromantique et antiréaliste contre les «détails techniques», le langage non-littéraire, spécialisé, qui se croit précis alors qu'il pollue la langue de jargons incapables de «fournir ne serait-ce qu'une idée réelle de l'objet décrit», et qui ne saurait sortir d'une prétendue «poésie des choses», à laquelle le critique nie toute existence présente et future: «Une "poésie des choses" indépendante de l'homme et des destinées humaines n'existe pas en littérature[15]

Si les choses ne sont pas humanisées par leur participation à la dynamique narrative, elles ne peuvent à leur tour que déshumaniser l'homme: «La description de l'homme comme méthode pour sa représentation ne peut que le transformer en nature morte[16]». Nous retrouvons là aussi la pétition de principe, inaugurée par Lessing, sur l'impossibilité d'un fonctionnement analogue entre écriture et peinture. Pourquoi décrire un personnage, si l'on sait que la peinture seule peut donner un sens aux apparences physiques?

Seule la peinture proprement dite possède les moyens qui permettent de faire exprimer directement par les particularités physiques de l'homme les particularités caractérielles les plus profondes de celui-ci[17].

L'admirateur de Balzac nous étonne par cette affirmation. Mais sa phrase vise à la fois les écrivains et les peintres modernes, coupables de lèse psychologie parce qu'ils n'écrivent et ne peignent plus comme leurs ancêtres:

Et ce n'est pas du tout un hasard si, à l'époque où les tendances picturales descriptives du naturalisme rabaissaient les personnages de la littérature au niveau de fragments de natures mortes, la peinture perdait aussi son aptitude à l'expression sensible élevée. Comparés à la totalité psychologique et humaine des portraits du Titien et de Rembrandt, les portraits de Cézanne sont de simples natures mortes, tout comme les personnages des Goncourt ou de Zola en comparaison de ceux de Balzac ou de Tolstoï[18].

L'homme peint comme une nature morte est un homme réduit à une chose. Cette réduction a deux causes: la prétention à manœuvrer la littérature comme la peinture, et la volonté de traiter l'homme comme un objet de connaissance scientifique.

Lukács rejette la science parce qu'elle aplatit autant que la peinture, traite tous ses objets de la même manière (humains et non humains), crée une indifférenciation et casse les hiérarchies. La science est superficielle parce qu'elle n'est pas historique: elle ignore la dialectique, elle cherche l'homme éternel dans l'homme d'aujourd'hui, déjà déshumanisé par la réification capitaliste, alors qu'il faudrait opposer à l'homme-chose, à l'homme-animal moderne l'homme non-aliéné du passé et de l'avenir:

La méthode de l'observation et de la description procède de l'intention de rendre scientifique la littérature, de transformer la littérature en science appliquée, en sociologie. Mais les éléments sociaux que l'observation a permis de saisir et la description de figurer sont si pauvres, si ténus et schématiques qu'il leur a été donné très vite et très facilement de se transformer en leur exact contraire, un subjectivisme achevé. Ensuite cet héritage des fondateurs du naturalisme a été repris par les différents courants naturalistes et formalistes de la période impérialiste[19].

On s'aperçoit alors que Lukács, à qui la vision scientifique de l'humanité semble une imposture cachant l'historicité de l'homme, fait en réalité appel à un modèle absolu d'humanité, qui aurait été empêché de se manifester par les sociétés historiquement données, mais qui est appelé à renaître et à triompher. C'est pourquoi d'une part Lukács accuse Zola et Taine de ne voir dans le personnage du général Hulot de La Cousine Bette qu'une figure psychopathologique, et non pas une aberration sociale et historique[20], mais reproche d'autre part au naturalisme de renoncer, en abandonnant le récit épique, à la vision humaniste qu'il faudrait dresser contre la dégradation de l'homme moderne. L'erreur du naturalisme est double: il croit trouver l'homme éternel là où il n'y a que l'homme réifié; et il renonce à croire à l'homme absolu en acceptant son aliénation:

La méthode descriptive est inhumaine. Qu'elle se manifeste, ainsi que nous l'avons vu, dans la transformation de l'homme en nature morte, n'est que le signe artistique de l'inhumanité[21].

Lukács reproche à Zola d'avoir accepté la formule de Jules Lemaitre, «une épopée pessimiste de l'animalité humaine[22]», pour définir Les Rougon-Macquart. Il déplore la subordination, chez Zola, de l'esprit au corps, du moral au physique. Il croit voir en cela l'incapacité de comprendre les causes historiques de l'animalité:

Nous savons que la mise en relief de l'animalité est chez Zola une protestation contre la bestialité du capitalisme, dont il ne comprenait pas les causes. Mais cette protestation aveugle tourne dans la figuration à la fixation de l'inhumain, de l'animalité[23].

Devant cette humanité dégradée, Lukács voudrait voir ériger une humanité parfaite, que l'artiste saurait trouver et reconstituer à travers les faux-semblants de la contingence. Humanité éternelle, non pas celle de la fausse éternité scientifique, mais celle qui se dégage de la dialectique historique.

J'ai suivi jusqu'à ces extrémités doctrinales la pensée de Lukács, pour montrer qu'il arrive à intégrer dans son système hégélien les principales idées de l'héritage aristotélicien concernant les fins et les moyens de la représentation littéraire. Sa capacité de n'altérer en rien les données traditionnelles fournit un formidable exemple de continuité idéologique.

Par sa défense acharnée du récit comme seul moyen de compréhension de la réalité, Lukács s'est interdit d'apprécier un grand nombre d'expériences de la littérature moderne. Non seulement celles des avant-gardes historiques, mais celles qui les avaient précédées, comme l'esthétisme et la décadence, et la poésie moderne tout entière. Son attitude critique a confirmé la séparation entre la pensée qui se voulait révolutionnaire sur le plan politique et l'art qui révolutionnait l'expérience littéraire. Ainsi la théorie s'éloignait de la pratique la plus avancée, et elle semblait ne plus concerner qu'une littérature périmée, grand public, passéiste.

Mais son obstination a au moins eu le mérite de jeter un peu de lumière sur les liens qui rattachent le naturalisme à la décadence et au modernisme littéraire du xxe siècle. Si la description de Balzac peut difficilement être considérée comme une nature morte, celle de Zola est beaucoup plus problématiquement en suspens entre sa fonction explicative et une dimension effectivement déshumanisée, dénarrativisée, qui peut apparaître parfois et dont Zola (...) sentait lui-même le danger.



Paolo Tortonese


Pages associées: Description, Récit, Représentation.




[1] György Lukács, Raconter ou décrire, contribution à la discussion sur le réalisme et le formalisme [1936], dans Problèmes du réalisme, Paris, L'Arche, 1975. Le texte original, d'abord paru sous le titre «Erzählen oder Beschreiben? Zur Diskussionüber den Naturalismus und Formalismus» dans Internationale Literatur, n°11, nov. 1936, p.100-118 et n°12, déc. 1936, p.108-123, se trouve dans Probleme des Realismus 1, «Essays über Realismus», tome IV des œuvres de Lukács, Neuwied, Luchterhand, 1971.

[2] Ibid., p.147.

[3] Ibid., p.136.

[4] Ibid., p.149.

[5] Ibid., p.150.

[6] Ibid.

[7] Ibid.

[8] Ibid., p.150-151.

[9] Ibid., p.151.

[10] Ibid., p.152.

[11] Étudié par Philippe Hamon dans le chapitre «Le système configuratif de la description» de son Introduction à l'analyse du descriptif, Paris, Hachette, 1981, p.180-223; l'auteur analyse également le topos du regard par la fenêtre, «Étude d'un topos descriptif» (ibid., p.224-262).

[12] György Lukács, Raconter ou décrire, op.cit., p.152.

[13] Ibid.

[14] Ibid., p.153.

[15] Ibid., p.155.

[16] Ibid., p.157.

[17] Ibid.

[18] Ibid., p.157-158.

[19] Ibid., p.159.

[20] Voir l'article que Lukács écrivit pour le centenaire de Zola: «A százéves Zola, 1840-1940», Új Hang, n°5/6, 1940, p.43-50, recueilli dans Balzac, Stendhal, Zola, Budapest, Hungária, 1946, inédit en français; j'en ai consulté la traduction italienne dans Saggi sul realismo, Torino, Einaudi, 1950.

[21] György Lukács, Raconter ou décrire, op.cit., p.159.

[22] Jules Lemaitre, «M. Zola, à propos de Germinal», La Revue blanche, 14 mars 1885; recueilli dans Les Contemporains, études et portraits littéraires, Société française d'imprimerie et de librairie, 1886.

[23] Ibid.



Paolo Tortonese

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 10 Novembre 2014 à 23h05.