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On trouvera un large extrait de la Préface dite de « Port-Royal » de la première édition des Pensées (1670) dans le volume d'Alain Brunn (L'Auteur, Flammarion, GF-Corpus, 2002), Texte XI, p. 97 sq.. Et ci-après, quelques textes complémentaires qui forment le « dossier » de cette première édition des Pensées : une « Vie » de Pascal rédigée en 1662 par sa sœur Gilberte, texte assez ouvertement hagiographique (Pascal apparaît comme le « saint » de la communauté), qui devait constituer une première « préface » pour les Pensées ; une lettre de Brienne datée de 1668 qui fait état d'une série de résistances autour de l'entreprise éditoriale ; la série des « Approbations » qui viennent cautionner l'orthodoxie de l'ouvrage ; l'Avertissement de 1670 sur l'usage du « fleuron » dans l'impression du texte, pour gérer la discontinuité ; une lettre d'un premier lecteur, qui fait état des problèmes de lecture posés par cette discontinuité.
  • Quelques références bibliographiques utiles (exposés assez brefs) :
— A., Cantillon, « Vérité des Pensées. Propositions pour une théorie de l'énonciation littéraire », Poétique, 76, fév. 1988. — A., Cantillon, « Corpus pascalis », Yale French Studies, 1994, 86. — L., Marin, « L'écriture fragmentaire et l'ordre des Pensées de Pascal », [in :] Penser, Classer, Écrire, B. Didier et J. Neefs (éd.), P. U. de Vincennes, 1990. Repris dans Pascal et Port-Royal, PUF, 1999. — L., Marin, « Discours du pouvoir, pouvoir du discours : commentaires pascaliens », [in :] R. Chambers (éd.), Discours et Pouvoir, Michigan Romance Studies, 1982. Repris dans Pascal et Port-Royal, PUF, 1999. — M. Escola, La Bruyère II. Rhétorique du discontinu, Paris, Champion, 2001, chap. III, 4, p. 151 sq. : « Pascal ou la dernière main ».
  • Remarques introductives :
— La publication des Pensées en 1670 intervient dans un contexte sensible : la volonté politique de Louis XIV, en partie dictée par les Jésuites, d'éradiquer le jansénisme ; Port-Royal constitue un « milieu » en même temps qu'un courant religieux, un groupe qui cherche à affirmer son autonomie et qui reste à cette date très influent (quantité d'auteurs du XVIIe siècle sont peu ou prou liés à Port-Royal : La Rochefoucauld, Mme de Sévigné, Mme de La Fayette, Racine un temps, et bien sûr Pascal, « génie polymorphe » du groupe, théologien, polémiste, mathématicien, etc.). Les Pensées sont publiées après la mort de Pascal dans ce contexte difficile comme machine de guerre pour défendre la théologie augustinienne mais aussi l'identité du groupe. — Pascal n'a pas laissé de manuscrit des Pensées. On doit même soutenir que l'œuvre « n'existe » pas : il n'y a pas, à parler rigoureusement, de texte des Pensées, mais des liasses disparates de 800 fragments hétérogènes, rédigés sur des supports différents, à des dates différentes et avec des finalités elles-mêmes peut-être hétérogènes (on ne peut pas les considérer simplement comme les brouillons d'une seule œuvre). Il n'a pas probablement pas existé d'ordre ou de projet « originel ».

  • La ligne d'analyse à laquelle s'ordonneront ces variations est la suivante : il n'y a pas de « texte » mais on a pu fabriquer une œuvre en composant (sans Pascal) à partir de ces fragments une « édition » dotée d'une figure d'auteur comme garantie ; la Préface de Port-Royal s'autorise de « l'auteur » pour garantir le texte et dissimuler en la « naturalisant » la série des opérations auxquelles les éditeurs se sont livrés.

On apercevra ainsi deux dimensions de l'autorité : — « l'auteur », c'est ce dont l'interprétation a besoin pour garantir le sens qu'elle produit. — l'œuvre ne se confond pas avec le texte (ici, redisons-le, il n'existe pas indépendamment des opérations qui nous le donnent à lire), mais tient tout entière dans son interprétation (ici une édition : toute édition est une interprétation) que l'interprète cherche à « naturaliser » au nom de l'auteur, c'est-à-dire en définitive de son « intention » supposée.

  • Le cas des « Pensées » est moins atypique qu'exemplaire : on ne projette une intention d'auteur en amont de l'œuvre que pour autoriser les opérations auxquelles on se livre pour produire le sens du texte (et ici, le « texte » lui-même).

Sur la préface dite de « Port-Royal » de la première édition des Pensées
  • En amont de l'extrait proposé dans l'anthologie d'Alain Brunn, on lira le passage suivant qui forme le tout début de la Préface :

« M. Pascal, ayant quitté fort jeune l'étude des mathématiques, de la physique et des autres sciences profanes, dans lesquelles il avait fait un si grand progrès qu'il y a eu assurément peu de personnes qui aient pénétré plus avant que lui dans les matières particulières qu'il en a traitées, il commença vers la trentième année de son âge à s'appliquer à des choses plus sérieuses et plus relevées, et à s'adonner uniquement, autant que sa santé le put permettre, à l'étude de l'Écriture, des Pères et de la morale chrétienne. Mais quoiqu'il n'ait pas moins excellé dans ces sortes de sciences qu'il avait fait dans les autres, comme il l'a bien fait paraître par des ouvrages qui passent pour assez achevés en leur genre, on peut dire néanmoins que, si Dieu eût permis qu'il eût travaillé quelque temps à celui qu'il avait dessein de faire sur la religion, et auquel il voulait employer tout le reste de sa vie, cet ouvrage eût beaucoup surpassé tous les autres qu'on a vu de lui ; parce qu'en effet les vues qu'il avait sur ce sujet étaient infiniment au-dessus de celles qu'il avait sur toutes les autres choses. Je crois qu'il n'y aura personne qui n'en soit facilement persuadé en voyant le peu que l'on en donne à présent, quelqu'imparfait qu'il paraisse, et principalement sachant la manière dont il y a travaillé, et toute l'histoire du recueil qu'on en a fait. Voici comment tout cela s'est passé. M. Pascal conçut le dessein de cet ouvrage plusieurs années avant sa mort ; mais il ne faut pas néanmoins s'étonner s'il fut longtemps sans en rien mettre par écrit ; car il avait toujours accoutumé de songer beaucoup aux choses et de les disposer dans son esprit avant que de les produire au-dehors, pour bien considérer et examiner avec soin celles qu'il fallait mettre les premières ou les dernières, et l'ordre qu'il devait leur donner à toutes, afin qu'elles puissent faire l'effet qu'il désirait. Et comme il avait une mémoire excellente, et qu'on peut même dire prodigieuse, en sorte qu'il a souvent assuré qu'il n'avait jamais rien oublié de ce qu'il avait une fois bien imprimé dans son esprit ; lorsqu'il' s'était ainsi quelque temps appliqué à un sujet, il ne craignait pas que les pensées qui lui étaient venues lui pussent jamais échapper ; et c'est pourquoi il différait assez souvent de les écrire, soit qu'il n'en eut pas le loisir, soit que sa santé, qui a presque toujours été imparfaite, ne fût pas assez forte pour lui permettre de travailler avec application. C'est ce qui a été cause que l'on a perdu à sa mort la plus grande partie de ce qu'il avait déjà conçu touchant son dessein. Car il n'a presque rien écrit des principales raisons dont il voulait se servir, des fondements sur lesquels il prétendait appuyer son ouvrage, et de l'ordre qu'il y voulait garder ; ce qui était assurément très considérable. Tout cela était tellement gravé dans son esprit et dans sa mémoire qu'ayant négligé de l'écrire lorsqu'il l'aurait peut-être pu faire, il se trouva, lorsqu'il l'aurait bien voulu, hors d'état d'y pouvoir du tout travailler. Il se rencontra néanmoins une occasion, il y a environ dix ou douze ans, en laquelle on l'obligea, non pas d'écrire ce qu'il avait dans l'esprit sur ce sujet-là, mais d'en dire quelque chose de vive voix. Il le fit donc en présence et à la prière de plusieurs personnes très considérables de ses amis. Il leur développa en peu de mots le plan de tout son ouvrage ; il leur représenta ce qui en devait faire le sujet et la matière ; il leur en rapporta en abrégé les raisons et les principes, et il leur expliqua l'ordre et la suite des choses qu'il y voulait traiter. Et ces personnes, qui sont aussi capables qu'on le puisse être de juger de ces sortes de choses, avouent qu'elles n'ont jamais rien entendu de plus beau, de plus fort, de plus touchant, ni de plus convaincant ; qu'elles en furent charmées ; et que ce qu'elles virent de ce projet et de ce dessein dans un discours de deux ou trois heures, fait ainsi sur-le-champ sans avoir été prémédité ni travaillé, leur fit juger ce que ce pourrait être un jour, s'il était jamais exécuté et conduit à sa perfection par une personne dont ils connaissaient la force et la capacité, qui avait accoutumé de travailler tous ses ouvrages, qui ne se contentait presque jamais de ses premières pensées, quelque bonne qu'elle parussent aux autres, et qui a refait souvent jusqu'à huit ou dix fois des pièces que tout autre que lui trouvait admirables dès la première. »

(Vient alors un bref résumé du discours et de son organisation, puis l'extrait donné dans le GF-Corpus, auquel on peut encore ajouter les lignes suivantes :)

« Ce n'est pas qu'elles ne continssent aussi de très belles choses, et qu'elles ne fussent capables de donner de grandes vues à ceux qui les entendraient bien. Mais comme l'on ne voulait pas travailler à les éclaircir et à les achever, elles eussent été entièrement inutiles en l'état qu'elles sont. (donne un exemple, justifie la présence de quelques autres fragments pour leur beauté, « qui consiste à dire beaucoup de choses en peu de mots ») Il est encore, ce me semble, assez à propos, pour détromper quelques personnes qui pourraient peut-être s'attendre de trouver ici des preuves et des démonstrations géométriques de l'existence de Dieu, de l'immortalité de l'âme, et de plusieurs autres articles de la foi chrétienne, de les avertir que ce n'était pas là le dessein de M. Pascal. Il ne prétendait point prouver toutes ces vérités de la religion par de telles démonstrations fondées sur des principes évidents, capables de convaincre l'obstination des plus endurcis ni par des raisonnements métaphysiques, qui souvent égarent plus l'esprit qu'ils ne le persuadent, ni par des lieux communs tirés de divers effets de la nature ; mais par des preuves morales qui vont plus au cœur qu'à l'esprit. C'est-à-dire qu'il voulait plus travailler à toucher et à disposer le cœur, qu'à convaincre et à persuader l'esprit, parce qu'il savait que les passions et les attachements vicieux qui corrompent le cœur et la volonté sont les plus grands obstacles et les principaux empêchements que nous ayons à la foi, et que, pourvu que l'on pût lever ces obstacles, il n'était pas difficile de faire recevoir à l'esprit les lumières et les raisons qui pouvaient le convaincre. »


  • La Préface de 1670, coordonnée par Étienne Périer, neveu de Pascal, est le fruit d'une élaboration collective, après qu'un premier projet (initialement confié à Fileau de la Chaise) eut été abandonné et au terme de deux ans de discussions (voir plus loin la lettre de Brienne). Le groupe des éditeurs réunit notamment les deux plus prestigieux représentants de Port-Royal : Arnaud et Nicole, chargés d'arbitrer les enjeux théologiques et politiques de la publication. La famille de Pascal dût se sentir dépossédée au profit de la communauté de ces « fragments » traités depuis la mort de Pascal comme de véritables « reliques ».

On distinguera dans le mouvement de cette longue Préface une série de « gestes » qui constituent autant d'opérations éditoriales et herméneutiques :

  • Le premier geste consiste à « acclimater » l'inachèvement de l'œuvre, déjà connu du public (les éditeurs ne peuvent pas faire comme s'ils détenaient un manuscrit « éditable »). D'où un « récit de vie » assez sommaire, qui vient constituer la biographie de « l'auteur » en diptyque, pour qu'on puisse juger de la seconde « œuvre » à la lumière de la première, pour sa part parfaitement achevée.
S'agissant des Pensées, le mot même d'inachèvement est sciemment évité.

  • Deuxième geste, plus discret : mise en place d'une logique métonymique qui pourra jouer après l'édition (le fragment édité vaudra pour le tout qui fait irrémédiablement défaut), au prix d'une « histoire du recueil » qui reste à faire. Le modèle sera à terme celui de la relique, déjà perceptible ici dans l'idée qu'on a « recueilli » les pensées de Pascal.

  • L'histoire du recueil : c'est sans doute la première fois que l'édition d'un texte moderne fait ainsi l'objet d'une histoire (à l'instar des éditions humanistes des textes antiques : le mot même de fragment, employé plus loin, sera emprunté à cette tradition philologique).
— Ce récit vise à concilier l'affirmation d'une maturité du dessein et l'inachèvement (ce paradoxe est central dans toute la Préface : c'est le « dessein » supposé de Pascal qui doit permettre aux éditeurs « d'achever » son œuvre en éditant le texte ; inachevé, le texte doit apparaître cependant comme « éditable »). — La fiction est ici que le livre a bien été intégralement écrit, mais dans l'esprit et la mémoire seuls de son auteur : le corps de Pascal est le lieu idéal du texte (en quoi les fragments pourront être donnés plus loin comme reliques textuelles). — Au passage, le récit tisse des « pensées » de Pascal qui figureront dans l'édition, par exemple : « La dernière chose qu'on trouve en faisant un ouvrage est de savoir celle qu'il faut mettre la première » (dans l'édition Ph. Sellier, Classiques Garnier, ou G. Ferreyrolles, Livre de Poche, S. 740). — Livre « entièrement gravé » et pourtant jamais écrit. — La mort emporte le texte au tombeau avec le corps de son auteur…

  • Mais si Pascal a « négligé » de mettre par écrit ses « pensées, comment se fait-il que nous puissions lire ceci en préface d'un volume précisément intitulé Pensées de M. Pascal sur la religion et quelques autres sujets ?

  • Le paradoxe sera levé par le recours au modèle évangélique : les éditeurs sont les détenteurs, comme apôtres, d'une parole testimoniale qui est mémoire vive de la voix vive de Pascal au cours d'une « conférence » (sur laquelle on n'en a d'ailleurs nul autre témoignage que cette préface…), prononcée par Pascal : garantie par des témoins, elle vaut comme analogon du « dessein » (de même que les Évangiles sont la parole du Christ, lequel n'a rien écrit…). Ces témoins, parmi lesquels les éditeurs eux-mêmes, dépositaires d'un « abrégé du dessein », sont garants que Pascal est bien « l'auteur » d'un ouvrage.
On remarquera que cet élément rend définitivement nécessaire la médiation d'une communauté (hier, les jansénistes ; aujourd'hui, les spécialistes ou « pascaliens ») pour l'intelligence du texte.

  • Cette conférence n'a pas davantage été écrite que l'ouvrage lui-même : ce discours de Pascal est dans la mémoire des auditeurs comme le « texte des Pensées » est dans la mémoire de Pascal.

  • Jusqu'ici, rien n'a été dit touchant l'existence de « fragments ». Quand donc, et à quelle fin Pascal les aura-t-il écrits ? La Préface vient inscrire dans l'histoire du recueil le corps souffrant de « l'auteur », souffrance qui « rachète » le défaut du (de ?) texte (le péché de n'être pas originel) ; malade, Pascal s'est méfié de sa mémoire qu'il avait jusqu'ici exceptionnelle et dans laquelle auraient dû se graver ses pensées… et il s'est mis à écrire sur de petits morceaux de papiers, sans cependant rien mettre en forme. Il y a donc « du » texte, de la main de l'auteur, mais pas un texte auquel il aurait mis la dernière main.

  • Au passage : justification de l'existence de fragments plus développés (« mieux suivis »), dus à une « poussée » irrépressible dans la pensée de Pascal, même malade. En fait, ces fragments-là sont le produit d'une élaboration délibérée des éditeurs… Voir plus loin l'Avertissement sur l'usage du « fleuron » pour « séparer » les « pensées » dans le texte de l'édition.

  • Résultat de cette « histoire » : le travail éditorial est à la fois nécessaire et légitime. Les éditeurs pourront prétendre mettre la dernière main à une œuvre de Pascal. On le comprend mieux en découvrant les trois « options » présentées par les éditeurs (au vrai, « l'histoire » a été écrite ad hoc pour pouvoir distinguer ces trois options et donner la dernière comme seule légitime.

— publier tel quel : impossible (le résultat serait illisible)

— achever l'ouvrage à la place de Pascal : également impossible (même si on dispose du « dessein » par le biais de la « conférence », personne n'aurait le génie suffisant pour achever une œuvre géniale).

— la voie médiane est seule possible et légitime : un classement thématique et un « regroupement » des pensées (dont on est prié d'oublier à partir de là qu'il est du seul fait des éditeurs…), et une publication seulement partielle (la communauté restant seule garante de l'orthodoxie des interprétations à venir, puisqu'il manquera toujours quelque chose au lecteur…).


Ce parcours donne à apercevoir que :

  • loin de constituer un préalable à une interprétation, le « texte » doit apparaître comme le produit d'une série d'opérations éditoriales qui sont autant de décisions herméneutiques sur le sens du texte.

  • on ne peut légitimer une interprétation que si l'on fait jouer l'autorité de l'auteur, quitte à « constituer » cet auteur dans une « histoire du texte » à partir de propriétés proprement textuelles, comme Foucault l'a montré.

Quelques éléments du péritexte de la première édition des Pensées
  • AVERTISSEMENT (suit la Préface, dans la même édition) :
« Les pensées qui sont contenues dans ce livre ayant été écrites et composées par M. Pascal en la manière qu'on l'a rapporté dans la Préface, c'est-à-dire à mesure qu'elles lui venaient dans l'esprit et sans aucune suite, il ne faut pas s'attendre d'en trouver beaucoup dans les chapitres de ce recueil, qui sont composés de quantité de pensées toutes détachées, les unes des autres, et qui n'ont été mises ensemble sous les mêmes titres que parce qu'elles traitent à peu près des mêmes matières. Mais quoiqu'il soit assez facile, en lisant chaque article, de juger s'il est une suite de ce qui le précède ou s'il contient une nouvelle pensée, néanmoins on a cru que pour les distinguer davantage il était bon d'y faire quelque marque particulière. Ainsi lorsqu'on verra cette marque [fleuron horizontal], cela veut dire qu'il y a dans cet article une nouvelle pensée qui n'est point une suite de la précédente, et qui en est entièrement séparée. Et l'on connaîtra par ce même moyen que les articles qui n'auront pas cette marque ne composent qu'un même discours, et qu'ils ont été trouvés dans cet ordre et cette suite dans les originaux de M. Pascal. »

  • Texte de l'approbation de «M. Le Camus, docteur en théologie de la Faculté de Paris, conseiller et aumônier ordinaire du roi» : (les Approbations sont des documents officiels annexés à l'ouvrage dont l'orthodoxie doctrinale se trouve ainsi garantie ou « autorisée ») « Il m'est arrivé, en examinant cet ouvrage en l'état qu'il est, ce qui arrivera presque à tous ceux qui le liront, qui est de regretter plus que jamais la perte de l'auteur, qui était seul capable d'achever ce qu'il avait si heureusement commencé. En effet, ce livre, tout imparfait qu'il est, ne laisse pas d'émouvoir puissamment les personnes raisonnables et de faire connaître la vérité de la religion chrétienne à ceux qui la chercheront sincèrement, que n'eût-il pas fait si l'auteur y eût mis la dernière main ? Et si ces diamants bruts épars çà et là jettent tant d'éclat et de lumière, quel esprit n'aurait-il pas ébloui, si ce savant ouvrier avait eu le loisir de les polir et de les mettre en œuvre ? Au reste, s'il eût vécu plus longtemps, ses secondes pensées auraient été sans doute dans un meilleur ordre que ne le sont les premières que l'on donne au public dans cet écrit, mais elles ne pouvaient être plus sages ; elles auraient été plus polies et plus liées, mais elles ne pouvaient être ni plus solides ni plus lumineuses. »

  • Texte de l'approbation de « M. de Drubec, docteur de Sorbonne, abbé de Boulancourt » :
« Un ancien a dit assez élégamment que l'on doit considérer, eu égard à la postérité, tout ce que les auteurs n'achèvent pas, comme s'il n'avait jamais été commencé : mais je ne puis faire ce jugement des Pensées de M. Pascal. Il me semble que l'on ferait grand tort à la postérité aussi bien qu'à notre siècle, de supprimer ces admirables productions, encore qu'elles ne puissent non plus recevoir leur perfection que ces anciennes figures que l'on aime mieux laisser imparfaites que de les faire retoucher. Et, comme les plus excellents ouvriers se servent plus utilement de ces morceaux pour former les idées des ouvrages qu'ils méditent, qu'ils ne feraient de beaucoup d'autres pièces plus finies, ces fragments de M. Pascal donnent des ouvertures sur toutes les matières dont ils traitent qu'on ne trouverait point dans des volumes achevés. Ainsi, selon mon jugement, on ne doit pas envier au public le présent que lui font les amis de ce philosophe chrétien des précieuses reliques de son esprit […]. »

  • Texte de l'approbation de « Mgr. de Ribeyran, archidiacre de Comminges » :
« Souvent un seul mot est un discours tout entier. Il fait comprendre tout d'un coup à ses lecteurs ce qu'un autre aurait bien de la peine d'expliquer par un raisonnement fort étendu. Et tant s'en faut que nous ne devions regretter qu'il n'ait pas achevé son ouvrage, que nous devons remercier au contraire la Providence divine de ce qu'elle l'a permis ainsi. Comme tout y est pressé, il en sort tant de lumières de toutes parts, qu'elles font voir à fond les plus hautes vérités en elles-mêmes, qui auraient été obscurcies par un plus long embarras de paroles […]. »

  • Texte de l'approbation de l'Approbation de Gilbert de Choyseuil, évêque de Comenge :
« Ce ne sont que des semences ; mais elles produisent leurs fruits en même temps qu'elles sont répandues. L'on achève naturellement ce que ce savant homme avait eu dessein de composer, et les lecteurs deviennent eux-mêmes auteurs en un moment pour peu d'application qu'ils aient. »
Pistes de réflexion
  • L'Avertissement : sur la fonction textuelle du fleuron ou « bleuet » qui sépare les différentes « pensées » de Pascal dans l'édition originale de 1670. Il s'agit pour les éditeurs de mettre à profit un double régime, discontinu et continu, du texte, mais aussi de « naturaliser » le travail de « montage » auquel ils se sont livrés en juxtaposant et fondant l'un dans l'autre plusieurs « fragments » (c'était un point délicat de la Préface : justifier l'existence de fragments plus longs, sans dire qu'ils étaient le produit d'une « récriture » de plusieurs « pensées »). Noter le double sens du mot « article » dans ses deux dernières occurrences pour désigner à chaque fois l'unité textuelle (la « pensée ») mais à deux niveaux textuels différents : le fleuron sépare les articles sur des sujets différents, mais certains articles contiennent des articles qui ne « composent » qu'un même discours…
Le texte de Pascal est à la fois discontinu et composé : toute une rhétorique tient dans ce paradoxe-là ; ce sera celle des « moralistes classiques » (l'édition délivre un modèle d'œuvre inédit) et peut-être au-delà : du livre fragmentaire moderne.

  • Les Approbations (qui sont des « autorités » : cautions accordées officiellement par des docteurs en théologie à un ouvrage dont ils garantissent l'orthodoxie à un moment où les jansénistes font l'objet de persécutions) posent indirectement la question du statut d'un texte fragmentaire. 1670, c'est sans doute le moment où la notion de « fragment » se trouve investie d'un sens et d'une valeur également neufs, et également promis à un bel avenir ! Le « fragment » jusqu'ici, c'était ce qui subsistait d'une œuvre achevée mais perdue et connue seulement sous forme d'extraits (voir l'usage du terme dans le « Discours sur Théophraste » de La Bruyère, GF-Corpus, Texte XII, p. 101 sq.) : une œuvre moderne inachevée est pour les classiques synonyme d'imperfection ou d'échec esthétique. Accréditer l'idée que Pascal a laissé des « fragments », c'est supposer l'existence d'un ouvrage achevé mais perdu : tel est le coup de force de l'édition de Port-Royal, avec cette conséquence que l'inachèvement n'est plus perçu comme imperfection, mais au contraire comme faisant signe vers cette totalité parfaite…

  • Les brefs jugements que contiennent les Approbations font prévaloir la logique métonymique du fragment, qui fait signe vers une totalité absente, au nom de laquelle on doit seulement les évaluer. L'autorité de l'auteur tient ici tout entière (sorte de double détente) dans cette relation métonymique entre le fragment garanti par l'idée de l'œuvre achevée dont l'auteur est finalement le garant.

Deux lettres relatives à l'entreprise éditoriale de Port-Royal
  • Lettre de M. de Tillemont au fils Périer, datée du 3 février 1670 :
« Je sais bien qu'il y a un de M.M. vos approbateurs qui nous donne une consolation bien facile, en prétendant que la brièveté de ces fragments est plus lumineuse que n'aurait été le discours entier et étendu. Pour moi, je vous avoue que je n'ai pas assez de pénétration d'esprit pour me contenter de ces discours abrégé, quoique je les trouve tous admirables. Néanmoins ceux qu'il étend davantage font une impression tout autre sur moi, et je juge par là de ce qu'aurait été l'ouvrage entier d'une main dont les premiers traits ont déjà tant de beauté. Je reconnaîtrais néanmoins ma faiblesse et me soumettrais volontiers et humblement au jugement de M. de Ribeyran, si je ne voyais d'autres personnes plus spirituelles que moi qui n'entrent pas dans sa pensée et qui se mettent presque en colère contre lui. »

  • Lettre de Brienne à Mme Perier, datée du 7 décembre 1668 :
« (…) Il est certain que vous avez quelque raison, Madame, de ne vouloir pas qu'on change rien aux pensées de M. votre frère. Sa mémoire m'est dans une si grande vénération que, quand il n'y aurait que moi tout seul, je serais entièrement de votre avis, si M. de Roannez et ceux qui ont pris la peine de revoir ces fragments avaient prétendu substituer leurs pensées à la place de celles de notre saint, ou les changer de manière qu'on ne pût dire sans mensonge ou sans équivoque qu'on les donne au public telles qu'on les a trouvées sur de méchants petits morceaux de papier après sa mort. Mais comme ce qu'on y a fait ne change en aucune façon le sens et les expressions de l'auteur, mais ne fait que les éclaircir et les embellir, et qu'il est certain que s'il vivait encore il souscrirait dans difficulté à tous ces petits embellissements et éclaircissements qu'on a donnés à ses pensées, et qu'il les aurait mises de lui-même en cet état s'il avait vécu davantage et s'il avait eu le loisir de les repasser, puisque l'on n'a rien mis que de nécessaire et qui vient naturellement dans l'esprit à la première lecture qu'on fait des fragments, je ne vois pas que vous puissiez raisonnablement et par un scrupule que vous me permettrez de dire qui serait très mal fondé, vous opposer à la gloire de celui que vous aimez. Les autres ouvrages que nous avons de lui nous disent assez qu'il n'aurait laissé ses premières pensées en l'état qu'il les avait écrites d'abord (…). C'est, Madame, ce qui a fait que je me suis rendu au sentiment de M. de Roannez, de M. Arnauld, de M. Nicole, de M. du Bois et de M. de la Chaise, qui tous conviennent d'une voix que les pensées de M. Pascal sont mieux qu'elles n'étaient, sans toutefois qu'on puisse dire qu'elles soient autres qu'elles étaient lorsqu'elles sont sorties de ses mains, c'est-à-dire sans qu'on ait changé quoi que ce soit à son sens ou à ses expressions. Car d'y avoir ajouté de petits mots, d'y avoir fait de petites transpositions, mais en gardant toujours les mêmes termes, ce n'est pas à dire qu'on ait rien changé à ce bel ouvrage. La réputation de M. Pascal est trop établie pour que le public s'imagine, lorsqu'il trouvera ces fragments admirables, et plus suivis et plus liés si vous voulez qu'il n'appartient à des fragments, que ce soient d'autres personnes que M. Pascal qui les aient mis en cet état. Cette pensée ne viendra jamais à personne, et on ne blessera point la sincérité chrétienne même la plus exacte en disant qu'on donne ces fragments tels qu'on les a trouvés et qu'ils sont sortis des mains de l'auteur (…). L'ouvrage, en l'état qu'il est, est toujours un fragment, et cela suffit pour que tout ce que l'on a dit et que vous voulez qu'on dise soit véritable. Mais afin que vous puissiez mieux juger de la vérité de ce que j'avance, et que je ne voudrais pas vous dire pour quoi que ce soit au monde si je ne le croyais très vrai en toutes ses circonstances, je vous envoie une feuille d'exemple de corrections qu'on a faites, que je dictai hier à M. votre fils. Je suis assuré, madame, que quand vous aurez vu ce que c'est, vous êtes trop raisonnable pour ne vous pas rendre et pour n'être pas bien aise que la chose soit au point qu'elle est, c'est-à-dire aussi parfaite que des fragments le peuvent être. Quand vous verrez après cela la préface qu'on a faite, (…) vous ne vous contenterez pas de donner simplement les mains à ce qu'on a fait, mais vos entrailles tressailleront de joie, selon l'expression de l'Ecriture, en voyant combien dignement l'on a parlé d'un frère aussi digne de louanges et d'estime que celui que vous aviez. (…) Je me sens encore obligé de vous dire en relisant votre lettre, quoiqu'il me semble que j'aie déjà satisfait et suffisamment, si je me trompe, à vos appréhensions, que vous ne devez point craindre qu'on diminue la gloire de l'auteur en voulant l'augmenter, et que le monde, sachant qu'on a travaillé sur ses écrits, ne puisse plus discerner ce qui est de l'auteur et ce qui est des correcteurs. Vous souhaitez qu'on dise positivement que ce sont de petits morceaux de papier qu'on a trouvés mal écrits et que c'étaient les premières expressions des pensées qui lui venaient lorsqu'il méditait sur son grand ouvrage contre les athées ; que ni lui ni personne n'a repassé dessus que pour les mettre en ordre seulement ; qu'on a encore les originaux en la manière dont on les a trouvés, etc. On dira tout cela, et on l'a dit par avance dans la préface de la manière dont vous le voulez, et ce qui est mieux, c'est que tout cela est vrai et exact à la lettre, et sans équivoque aucune, comme je crois vous l'avoir déjà dit ci-dessus. Que voulez-vous de plus ? Cela fera tout les bons effets que vous espérez, et le meilleur encore que vous ne dites pas, c'est qu'on ne trouvera rien qui mérite être excusé, et qu'on regrettera seulement que l'auteur n'ait pas assez vécu pour achever un ouvrage qui, tout imparfait qu'il est, est si achevé et admirable. (…) On n'a pas fait une seule addition. Vous avez regardé le travail de M. de Roannez comme un grand commentaire, et rien n'est moins semblable à ce qu'il a fait que cette idée que vous vous en étiez formée. Je ne parle point des pensées qu'on a retranchées, puisque vous n'en parlez pas et que vous y consentez. Mais je vous dirai pourtant que j'en ai fait un petit cahier que je garderai toute ma vie comme un trésor pour me nourrir en tous temps ; car je ne voudrais pas laisser perdre la moindre chose de M. Pascal, dont il ne nous reste rien que d'infiniment précieux, ne fût-ce que le petit billet du moins que vous m'avez donné.

(P.S.:) Je ne ferai point commencer à imprimer, quoique la chose presse extrêmement, que je n'aie eu votre dernière réponse à tout ce que je vous mande, quoique ce que vous avez mandé à M. de Roannez me donne lieu d'espérer que votre réponse sera aussi favorable que nous le souhaitons. Je vous dois dire, madame, que M. votre fils est bien aise de se voir bientôt au bout de ses sollicitations auprès de moi et de vos autres amis, et de n'être plus obligé à nous tenir tête avec l'opiniâtreté qu'il faisait et dont nous ne pénétrions pas bien les raisons. »


Éléments de réflexion sur ces deux lettres

  • La lettre de M. de Tillemont est à lire avec les Approbations des théologiens données et commentées plus haut ; mais il s'agit du témoignage spontané et privé (non destiné à la publication) d'un des tout premiers lecteurs, qui fait état des difficultés éprouvés face au texte fragmentaire (un régime auquel le public n'est pas habitué). Sa réaction confirme l'efficacité de la stratégie des éditeurs : il fallait des « fragments » longs, sauf à décourager toute lecture, quitte à produire ces fragments développés en contaminant plusieurs petits bouts de texte autographe ; aujourd'hui encore « les Pensées de Pascal » ne sont « lisibles » que si l'on « compose » un « texte » avec plusieurs fragments…

  • La lettre confidentielle de Brienne à Gilberte Perier, sœur de Pascal, vient révéler les dessous du « travail » auquel se sont livrés les éditeurs de 1670 : l'ampleur de la « récriture » (le mot même est abusif : « récrire » supposerait qu'il eût du texte à récrire…) avait, semble-t-il, alarmé celle qui s'estimait dépositaire de la mémoire de son frère. La lettre se passe de commentaire : elle décline le paradoxe selon lequel le livre finalement produit est tout à la fois le « livre de Pascal » et mieux que ce que Pascal a laissé… Elle révèle tout ce qu'il fallait cacher au public pour que l'édition voit le jour.

Extraits de la Vie de M. Pascal, par sa sœur Gilberte Périer (1662)
éd. Ph. Sellier des Pensées, Classiques Garnier,1991, p. 115-119.

(…) (36) Tout son temps était employé à la prière et à la lecture de l'Écriture Sainte. Il y prenait un plaisir incroyable, et il disait que l'Écriture Sainte n'était pas une science de l'esprit, mais la science du cœur, qu'elle n'était intelligible que pour ceux qui ont le cœur droit, et que tous les autres n'y trouvent que des obscurités. C'est dans cette disposition qu'il la lisait, renonçant à toutes les lumières de son esprit ; et il s'y était si fortement appliqué, qu'il la savait toute par cœur ; de sorte qu'on ne pouvait la lui citer à faux. Car dès qu'on lui disait une parole sur cela, il disait positivement : « Cela n'est pas de l'Écriture Sainte », ou « Cela en est » ; et alors il marquait précisément l'endroit. Il lisait aussi tous les commentaires avec grand soin, car ce respect pour la religion dans lequel il avait été élevé dans sa jeunesse était alors changé en un amour ardent et sensible pour toutes les vérités de la foi ; soit pour celles qui regardent la soumission de l'esprit, soit pour celles qui regardent la pratique dans la morale, à quoi toute la religion se termine ; et cet amour le portait à travailler sans cesse à détruire tout ce qui pouvait s'opposer à ces vérités. (37) Il avait une éloquence naturelle qui lui donnait une facilité merveilleuse à dire ce qu'il voulait, mais il avait ajouté à cela des règles dont on ne s'était point encore avisé, et dont il se servait si avantageusement qu'il était maître de son style ; en sorte que non seulement il disait tout ce qu'il voulait, mais il le disait en la manière qu'il voulait, et son discours faisait l'effet qu'il s'était proposé. Et cette manière d'écrire naturelle, naïve et forte en même temps, lui était si propre et si particulière qu'aussitôt qu'on vit paraître les Lettres au Provincial, on vit bien qu'elles étaient de lui, quelque soin qu'il ait toujours pris de le cacher, même à ses proches. (38) Ce fut dans ce temps-là qu'il plut à Dieu de guérir ma fille d'une fistule lacrymale qui avait fait un si grand progrès en trois ans et demi que le pus sortait non seulement par l'œil, mais par le nez et par la bouche. Et cette fistule était d'une si mauvaise qualité que les plus habiles chirurgiens de Paris la jugeaient incurable. Cependant, elle fut guérie en un moment par l'attouchement d'une Sainte Épine, et ce miracle fut si authentique qu'il a été avoué de tout le monde, ayant été attesté par de très grands médecins et par les plus habiles chirurgiens de France, et ayant été autorisé par un jugement solennel de l'Église. (39) Mon frère fut sensiblement touché de cette grâce, qu'il regardait comme faite à lui-même, puisque c'était sur une personne qui, outre la proximité, était encore sa fille spirituelle dans le baptême ; et sa consolation fut extrême de voir que Dieu se manifestait si clairement dans un temps où la foi paraissait comme éteinte dans les cœurs de la plupart du monde. La joie qu'il en eut fut si grande qu'il en était pénétré ; de sorte qu'en ayant l'esprit tout occupé, Dieu lui inspira une infinité de pensées admirables sur les miracles qui, lui donnant de nouvelles lumières sur la religion, redoublèrent l'amour et le respect qu'il avait toujours eus pour elle. (40) Et ce fut l'occasion qui fit naître cet extrême désir qu'il avait de travailler à réfuter les principaux et les plus forts raisonnements des athées. il les avait étudiés avec grand soin et il avait employé tout son esprit à chercher tous les moyens de les convaincre. C'est à quoi il s'était mis tout entier ; et la dernière année de son travail a été toute employée à recueillir diverses pensées sur ce sujet. Mais Dieu, qui lui avait inspiré ce dessein et toutes ces pensées, n'a pas permis qu'il l'ait conduit à sa perfection, pour des raisons qui nous sont (41) Cependant l'éloignement du monde, qu'il pratiquait avec tant de soin, n'empêchait pas qu'il ne vit souvent des gens de grand esprit et de grande condition qui, ayant des pensées de retraite, demandaient ses avis et les suivaient exactement ; et d'autres, qui étaient travaillés de doutes sur les matières de la foi et qui savaient qu'il avait de grandes lumières là-dessus, venaient le consulter et s'en retournaient toujours satisfaits ; de sorte que toutes ces personnes, qui vivent présentement fort chrétiennement, témoignent encore aujourd'hui que c'est à ses avis et à ses conseils, et aux éclaircissements qu'il leur a donnés, qu'ils sont redevables de tout le bien qu'ils font. (42) Ces conversations auxquelles il se trouvait souvent engagé, quoiqu'elles fussent toutes de charité, ne laissaient pas de lui donner quelque crainte qu'il ne s'y trouvât du péril. Mais comme il ne croyait pas aussi pouvoir en conscience refuser le secours que ces personnes lui demandaient, il avait trouvé un remède à cela. Il prenait en ces occasions une ceinture de fer pleine de pointes, il la mettait à nu sur sa chair ; et lorsqu'il lui venait quelque pensée de vanité, ou qu'il prenait quelque plaisir au lieu où il était, ou autre chose semblable, il se donnait des coups de coude pour redoubler la violence des piqûres et se faisait ainsi souvenir lui-même de son devoir. Cette pratique lui parut si utile qu'il la conserva jusques à la mort, et même dans les derniers temps de sa vie, où il était dans des douleurs continuelles, parce que, ne pouvant écrire ni lire, il était contraint de demeurer sans rien faire et de s'aller quelquefois promener. Et il était dans une continuelle crainte que ce manque d'occupation ne le détournât de ses vues. Nous n'avons su toutes ces choses qu'après sa mort, et par une personne de très grande vertu qui avait beaucoup de confiance en lui, à qui il avait été obligé de le dire par des raisons qui la regardaient elle-même. (43) Cette rigueur qu'il exerçait sur lui-même était tirée de cette grande maxime de renoncer à tout plaisir, sur laquelle il avait fondé tout le règlement de sa vie dès le commencement de sa retraite. Il ne manquait pas non plus de pratiquer exactement cette autre qui l'obligeait de renoncer à toute superfluité ; car il retranchait avec tant de soin toutes les choses inutiles qu'il s'était réduit peu à peu à n'avoir plus de tapisserie dans sa chambre, parce qu'il ne croyait pas que cela fût nécessaire, et d'ailleurs n'y étant obligé par aucune bienséance, parce qu'il n'y venait que des gens à qui il recommandait sans cesse le retranchement ; de sorte qu'ils n'étaient pas surpris de ce qu'il vivait lui-même de la manière qu'il conseillait aux autres de vivre. (44) Voilà comme il a passé cinq ans de sa vie, depuis trente jusqu'à trente-cinq, travaillant sans cesse pour Dieu ou pour le prochain ou pour lui-même, en tâchant de se perfectionner de plus en plus; et on pourrait dire en quelque façon que c'est tout le temps qu'il a vécu, car les quatre années que Dieu lui a données après n'ont été qu'une continuelle langueur. Ce n'était pas proprement une maladie qui fût venue nouvellement, mais un redoublement de ces grandes indispositions où il avait été sujet dès sa jeunesse. Mais il en fut alors attaqué avec tant de violence qu'enfin il y est succombé ; et durant tout ce temps-là il n'a pu du tout travailler un instant à ce grand ouvrage qu'il avait entrepris pour la religion, ni assister les personnes qui s'adressaient à lui pour avoir ses avis, ni de bouche ni par écrit; car ses maux étaient si grands qu'il ne pouvait les satisfaire, quoiqu'il en eût un grand désir. (45) Ce renouvellement de ses maux commença par un mal de dents qui lui ôta absolument le sommeil. Dans ses grandes veilles il lui vint une nuit dans l'esprit, sans dessein, quelque pensée sur la proposition de la roulette. Cette pensée étant suivie d'une autre, et celle-là d'une autre, enfin une multitude de pensées qui se succédèrent les unes aux autres lui découvrirent comme malgré lui la démonstration de toutes ces choses, dont il fut lui-même surpris. Mais comme il y avait longtemps qu'il avait renoncé à toutes ces connaissances, il ne s'avisa pas seulement de l'écrire. Néanmoins en ayant parlé par occasion à une personne à qui il devait toute sorte de déférence, et par respect et par reconnaissance de l'affection dont il l'honorait, cette personne 1, qui est tant considérable par sa piété que par les éminentes qualités de son esprit et par la grandeur de sa naissance, ayant formé sur cela un dessein qui ne regardait que la gloire de Dieu, trouva à propos qu'il en usât comme il fit, et qu'ensuite il le fit imprimer. (46) Ce fut seulement alors qu'il l'écrivit, mais avec une précipitation étrange, en dix-huit jours ; car c'était à mesure que les imprimeurs travaillaient, fournissant à deux en même temps sur deux différents traités, sans que jamais il y en eût d'autre copie que celle qui fut faite pour l'impression ; ce qui ne fut que six mois après que la chose fut trouvée. (…)


Quelques éléments de réflexion sur cette Vie de Pascal:
  • Cette Vie a été rédigée quelques semaines seulement après la mort de Pascal en 1662, à la demande de proches et d'amis (publiée seulement en 1684), au moment même où l'on commence à rassembler, comme de véritables reliques, les autographes pascaliens avec un soin dont aucun texte moderne et profane n'avait jusque-là fait l'objet. Ce récit de vie est au demeurant une entreprise assez étrange s'agissant d'un laïc : l'entreprise est assez ouvertement hagiographique. Dans le « recueil » des autographes comme dans la biographie, Pascal est traité comme le « saint » de Port-Royal : les deux opérations sont solidaires (cette Vie fut d'ailleurs à l'origine d'un premier projet de préface pour ce qui devait s'appeler bientôt les Pensées).

  • La biographie est informée par un modèle « évangélique » : la vie de Pascal est traitée comme un « texte », son existence comme un enseignement ; il a vécu comme un saint, il préparait une apologie de la religion chrétienne qui eût été un texte sacré — sa vie vaut pour l'œuvre qu'il n'a pas écrite. À la différence des éditeurs de 1670, à l'égard desquels elle a manifesté un temps de la suspicion (voir lettre de Brienne), Gilberte n'a pas le souci de faire de Pascal un « auteur » : il lui suffit qu'il soit un saint. Son récit s'attache donc à montrer que la vie de Pascal fut tout entière guidée par la volonté divine, c'est-à-dire la « grâce », jusque dans les épreuves qui marquèrent son corps. Pascal est un « élu », et son existence même doit témoigner du bien-fondé de la doctrine augustinienne.

  • (36) Le rapport de Pascal à l'Écriture sainte : deux éléments à relever ici.
— La Bible donne l'exemple d'un texte qui non seulement transforme mais « choisit » (élit) son lecteur. L'Esprit saint, dans le texte sacré, ne se fait entendre qu'à ceux qui ont le cœur droit, qui se trouvent seuls élus et révélés ensuite comme tels pour servir d'interprètes à la communauté. — La lecture du texte sacré est une manière de communion, au terme de laquelle un lecteur comme Pascal « s'incorpore » le texte sacré, en « l'imprimant » dans sa mémoire. Pascal en a une mémoire totale, au point de pouvoir départager texte authentique et texte apocryphe, sacré et profane. Il est en ce sens une autorité. Cela vaut aussi pour les interprétations spirituelles (théologiques) ou morale du Texte : il a été l'autorité qui permettait de distinguer l'orthodoxie de l'hétérodoxie. Si Gilberte ne s'intéresse pas ici à ce que pourrait être une lecture des textes de Pascal lui-même, le propos ne sera pas perdu pour les éditeurs de 1670 : il conviendra de lire les Pensées comme Pascal lui-même lisait la Bible…

  • (37) Le génie propre de Pascal : un nouvel art d'écrire, une nouvelle rhétorique (référence à l'opuscule fameux intitulé De l'Esprit géométrique, 1655, qui est la Rhétorique de Pascal). Le passage s'écrit en miroir du précédent : de même qu'il a le pouvoir de séparer le bon texte du texte apocryphe, Pascal « imprime » à ses écrits un « caractère » propre (ce que nous appelerions un style) qui permet de distinguer le « texte-de-Pascal » de ce qui n'est pas « de » Pascal. Au point que les Provinciales, ouvrage polémique contre les Jésuites, ne purent pas rester anonymes… (Les Pensées posent le problème inverse : on a bien un « auteur », mais pas véritablement de « texte »…).

  • (38-39) Allusion au « miracle de la Sainte Épine », dans la chapelle même de Port-Royal, qui rendit la santé à Marguerite Perier, nièce et filleule de Pascal, et dans lequel Pascal vit un signe d'élection à lui adressé en même temps qu'à toute la communauté janséniste (NB : l'événement a été officiellement reconnu comme miraculeux par l'archevêque de Paris en 1656). Gilberte fait de l'événement l'origine du projet des Pensées, mais elle n'entreprend pas, à la différence des éditeurs de 1670, de persuader le public de « l'existence » de l'ouvrage : elle donne comme incompréhensible le fait que Dieu ait « voulu » cet ouvrage tout en en interdisant à Pascal l'achèvement, et ne dit d'ailleurs rien de l'état du projet à la mort de son frère.
Mais dès lors que l'édition de 1670 prétendra donner à lire « quelque chose » de cet ouvrage, sa Préface ne pourra pas s'en tenir au simple constat que les voies du seigneur sont impénétrables…

Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 12 Mars 2007 à 13h30.