Atelier


« À chacun sa version » : le cinéma à l'âge de la déclinaison numérique.


On associe généralement la notion de « variante » à une décision prise par l'auteur (rature, repentir, nouvelle édition corrigée) ou par un éditeur qui établit un texte en signalant les différentes leçons fournies par les différents manuscrits de l'auteur. On réfléchit moins sur les variantes décidées non par l'auteur mais en fonction des demandes du public : le cinéma contemporain, entré dans l'âge numérique, se prête désormais à une déclinaison, un même film pouvant donner lieu à différentes versions en fonction des exigences propres des différents publics auxquels on le destine. Un article de Jean-Michel Frodon dans Le Monde du 15 janvier 2003 attirait l'attention sur ce qui est bien une rupture dans l'idée que nous nous faisons de la création artistique, aussi importante que celle repérée par Benjamin pour la fin du XIXe siècle (l'entrée de l'art dans l'ère de sa « reproductibilité technique » par le biais de la photographie et du phonographe).

  • Jean-Michel Frodon, « L'art à l'âge de la déclinaison numérique », Le Monde, 15 janvier 2003 :

Voici donc Titanic sans les ébats de Leonardo DiCaprio et Kate Winslet, Il faut sauver le soldat Ryan sans effusion d'hémoglobine, Le Flic de Beverly Hills amputé des débordements verbaux d'Eddie Murphy. Mormons ou margoulins, des sociétés spécialisées proposent aux États-Unis (donc, à brève échéance, dans le monde entier), des versions “douces” des films, ou des logiciels qui éliminent les seins que d'aucuns ne sauraient voir, et les fesses, et le sang et les gros mots qu'ils ne tolèreraient d'ouïr. […] Les historiens et spécialistes auront beau jeu de rappeler que, depuis toujours, la définition d'une œuvre de cinéma comme objet fixe et intouchable est un leurre, qu'il circule de par le monde des états très variables des plus grands films. […] [Mais le rappel ne doit pas] occulter le fait que l'on entre aujourd'hui dans une ère nouvelle, une ère où le rapport à la création est en passe d'être radicalement transformé, sans commune mesure avec les précédents avatars qu'ont connu les films. Et si le cinéma est le terrain où cette mutation se produit de la manière la plus spectaculaire, elle concerne l'ensemble de la création artistique.

Pour en rester à l'univers de films, on a connu auparavant les mauvais traitements infligés par la diffusion télévisée aux films : accélération du défilement des images et du son, recadrage de l'image, coupes sauvages afin d'entrer dans les cases horaires, colorisation, coupures publicitaires… On connaît aussi les « versions avion », qui édulcorent les copies diffusées à des passagers rendus plus sensibles à certains risques, et parmi lesquels peuvent se trouver des enfants qu'on serait bien en peine de faire sortir. On se souvient peut-être que des productions hollywoodiennes situées durant la deuxième guerre mondiale furent projetées en Allemagne ou au Japon dans des versions “adaptées” (jusqu'au récent Pearl Harbour). Tout cela n'a pas empêché que, juridiquement et intuitivement, on sache quelle version du film faisait référence (et même si la sortie du director's cut, le montage du réalisateur, est généralement postérieure à la sortie en salle de la “version” officielle).

À brève échéance, il devient prévisible qu'un même film existe dans des versions adaptées à ses différents publics potentiels, et que ces adaptations ne soient plus des variantes plus ou moins sauvages, mais le mode naturel d'existence d'un “produit” qui ne relèverait plus du statut de l'œuvre, mais de celui de ce que les publicitaires appellent (à tort) un “concept”. Le même modèle de base pourra exister dans une version un peu chaude à diffuser en deuxième partie de soirée, dans une version familiale, avec un habillage culturel pour passer sur Arte et un déshabillage hard pour chaîne spécialisée, en version longue selon les goûts de son auteur pour salle Art et essai ou édition DVD haut de gamme et en version calibrée pour la rotation des films en multiplexes et les ventes en rayon vidéo des grandes surfaces, avec des jeux intégrés pour les ados, et des variantes appropriées pour satisfaire tel goût ou telle référence identifiés par territoire, par âge, par sexe, par religion, par catégorie socioprofessionnelle… À chacun sa version ? L'idée peut paraître déplaisante lorsqu'on l'énonce ainsi au nom des intérêts du commerce. La même idée travaille beaucoup d'artistes contemporains de toutes disciplines dès lors qu'on la formule en termes esthétiques : l'œuvre modulable indéfiniment, à quoi correspond ce corollaire, l'œuvre sans auteur. […]La déclinaison numérique met en question la nature même du geste artistique.


Pages associées: Cinéma, Variante.

Marc Escola

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 27 Mai 2008 à 11h53.