Atelier

Georges Lambrichs, «Le Chemin» dans le paysage littéraire français des années 1960.


Manon Peyrat


«Le Chemin» est une collection de littérature française dirigée par Georges Lambrichs de 1959 à 1992 aux éditions Gallimard. L'étude portera sur les années 1959-1977, car elles constituent le moment de formation, puis de consolidation de la collection, grâce notamment à la mise en place de cahiers trimestriels éponymes qui accompagnent le projet de 1967 à 1977. Pendant cette période, la collection publie 86 auteurs et 175 ouvrages que l'on peut classer de la façon suivante: 57% de récits (nouvelles et romans), 25% d'essais et 17% d'écrits poétiques. On dénombre une seule pièce de théâtre et une adaptation. La prédominance de la publication de récits semble indiquer que Georges Lambrichs réaffirme à travers sa collection les choix qu'il émet dans ses propres oeuvres. Il est en effet l'auteur de sept récits: L'aventure achevée, Chaystre ou les plaisirs incommodes, Les rapports absolus, Les Fines Attaches, Mégéries, Pente douce, Se prendre aux mots. Il s'agit cependant de textes brefs et disséminés tout au long de sa vie. Sa profession a pris le pas sur sa vocation d'écrivain. Il écrit en effet:

Oui. J'ai gagné ma vie comme éditeur. J'y ai rencontré des gens extraordinaires. Mes livres, je les ai rédigés quand j'ai pu: dans des cafés, le matin; dans mes jours de loisir. Je me suis trop souvent laissé manger par la vie.[1]

Contrairement à d'autres écrivains-éditeurs, Georges Lambrichs semble en effet avoir plus influencé la littérature par sa fonction de découvreur que par son apport direct à la littérature. L'objectif de la communication sera de montrer que la spécificité du «Chemin» est de contribuer à la création d'une histoire du présent en réactivant une tradition littéraire. A cet effet, il s'agira de mettre en évidence la place qu'occupe «Le Chemin» dans le champ littéraire des années 1960, ensuite d'examiner l'influence de la trajectoire de Georges Lambrichs et des déterminations qui ont marqué ses choix de collection, enfin à partir de ces éléments de dresser quelques orientations qui permettront d'appréhender l'histoire littéraire que cette instance a pu construire ou à laquelle elle a au moins participé.

Situation du «Chemin» dans le champ littéraire des années1960

Éléments de spécialisation des maisons d'éditions, ou encore «redoublement du label éditorial[2]», les collections sont une unité de structuration du champ littéraire. Elles évoluent au sein d'un espace concurrentiel dans lequel chaque groupe doit exprimer une prise de position spécifique. «Le Chemin» s'inscrit ainsi dans un climat de renouveau littéraire, où il adopte une place singulière, lisible notamment dans les relations qu'il entretient avec Tel Quel[3]. Il permet de diversifier l'histoire littéraire de cette époque souvent identifiée au structuralisme et à la nouvelle critique.

Les Hussards d'abord, puis l'expérience d'Écrire, revue dirigée par Jean Cayrol à partir de 1956, sont à l'origine d'un renouvellement du champ éditorial, d'une recherche de jeunes auteurs en quête de formes et d'esthétiques nouvelles. Le premier critère de ralliement de ce nouvel espace concurrentiel semble être la jeunesse. Les collections que Georges Lambrichs dirige aux éditions Gallimard, «Jeune prose» d'abord puis «Le Chemin» permettent à cette institution vieillissante de participer au changement du champ littéraire. Elles apparaissent en effet rapidement comme les collections de jeunes auteurs des éditions. Dans un tableau des Nouvelles littéraires qui répertorie les vingt jeunes auteurs les plus cités du moment, cinq d'entre eux sont ainsi publiés au «Chemin»[4]. Au moment de sa création, «Le Chemin» réunit en effet des auteurs âgés d'une trentaine d'années comme Michel Butor, Michel Deguy, Henri Meschonnic, Pierre Bourgeade, Jean-Loup Trassard, Jude Stéfan, Philippe Beaussant, etc. Le socle unificateur de ce nouvel espace éditorial n'est donc pas l'innovation en soi, mais sa valeur associée: la jeunesse. Ce primat donné à l'âge des écrivains indique que non seulement les collections structurent le champ, mais qu'en outre elles le temporalisent. Les agents et les institutions distinguent en effet anciens et nouveaux auteurs, ils constituent une suite générationnelle et génèrent par ce biais une histoire littéraire. La notion de génération permet certes de recouvrir des préoccupations communes aux écrivains (comme la recherche de nouvelles formes), mais elle n'aplanit pas pour autant les distinctions à établir entre les différents groupes. Des marques distinctives imposent la collection comme un schème classificatoire de l'espace différentiel.

Les relations qu'entretiennent Tel Quel et «Le Chemin» permettent d'identifier plus aisément la position de notre objet d'étude. Le cas de Pierre Guyotat[5] est emblématique des rapports ambigus qu'entretiennent ces deux supports. Éden, Éden, Éden est certes publié dans la collection du «Chemin» en 1970, mais l'omniprésence de Tel Quel dans l'histoire de cette publication sème le trouble. Un des trois préfaciers de l'ouvrage est en effet Philippe Sollers et lorsque le livre fait scandale, dès sa parution, Tel Quel en devient l'organe de défense[6]. Chez Gallimard, le seul résultat de l'affaire est que les prochains livres de Guyotat ne seront plus publiés dans la collection du «Chemin», mais comme «Hors série» des éditions[7]. Cette aventure permet d'établir que Guyotat publie ses écrits dans la collection du «Chemin» pour afficher son autonomie, son refus de faire partie d'un groupe. Là où Tel Quel apparaît comme un mouvement d'avant-garde, «Le Chemin» souhaite présenter la singularité d'oeuvres écrites simultanément, il tente de dresser un tableau de la littérature en train de se faire. Cette situation d'ouverture correspond à la position médiane qu'occupe Gallimard dans le champ littéraire.

Collection de recherche et de production de capital symbolique, «Le Chemin» ne se situe pas en dehors des exigences économiques. Plusieurs auteurs obtiennent des prix littéraires comme le Goncourt, décerné à L'adoration de Jacques Borel en 1965 ou à La Dentellière de Pascal Lainé en 1974, le Renaudot au Procès-verbal de Le Clézio en 1963 ou encore le prix Médicis au Voyage à Naucratis de Jacques Almira en 1975 et à L'Irrévolution de Pascal Lainé en 1977. Cinquante-cinqouvrages sont en outre repris par la suite en collection de poche. Georges Lambrichs évoque lui-même la question du succès immédiat:

[Question:] Êtes-vous d'accord avec ceux qui voient dans votre collection une collection de recherche?

[Réponse de Georges Lambrichs:] Non, si par recherche, on entend recherche marginale, ce qui est à l'opposé de ce que je j'ai toujours voulu faire. Le succès obtenu en librairie, succès que je n'ai pas recherché, en est d'ailleurs un démenti suffisant. Pascal Lainé par exemple. Son premier livre: B comme Barabbas, a été vendu à 274... exemplaires. Son deuxième ouvrage a obtenu le Prix Médicis, le troisième le Prix Goncourt. Aujourd'hui, B comme Barabbas a été publié en livre-club, à plus de cent mille exemplaires. [8]

L'objectif de la création du «Chemin» est de permettre aux éditions Gallimard de conserver leur place hégémonique dans le champ littéraire en s'adaptant aux nouvelles demandes du marché. Jeune structure, le Seuil tente quant à lui de trouver son identité dans l'avant-garde. C'est cet avant-gardisme que dénonce la collection du «Chemin». Dans son article «Politique, théorie et pratique de Tel Quel»[9] (repris dans Pour la poétique II), Henri Meschonnic accuse le comité de rédaction de Tel Quel de vouloir être et rester avant tout un lieu d'avant-garde:

L'avant-gardisme est le mythe qui meut ces pratiques de politique littéraire. Le plan de la recherche expérimentale est oublié. Ainsi Tel Quel réclame à la fois la priorité du lancement des formalistes russes et la priorité de leur relégation. (...) Importe moins ici la justesse de la critique, que le souci d'abord de ne pas perdre un instant l'attitude avant-gardiste: privilège de la tactique sur la recherche. (...)[10]

La stratégie de conquête dépasse bientôt la simple sphère littéraire, Tel Quel veut s'imposer comme un mouvement intellectuellement novateur. Là où Georges Lambrichs préconise une autonomie de la littérature:

Dès qu'on avance une idée de la littérature, on rate la littérature. Je n'en ai pas. Percevoir le réel: la littérature est là. Les théories frappent à côté des écrivains, eux, se fichent des théories, ils écrivent leur Adolphe et je l'attends. (...)[11]

«Le Chemin» n'est pas une avant-garde, un lieu de définition de la littérature, mais un recueil de morceaux épars, comme l'indique notamment l'absence de manifeste ou d'avertissement. La collection veut être le réceptacle d'expériences multiples et variées. Ainsi,

S'il y a une ligne, elle sera posthume. Il y a une fin de la littérature, il n'y a pas un aboutissement. C'est quelque chose qui ne s'achève pas. Le mot littérature doit être revalorisé constamment. C'est le possible qui doit être salué. Il y a toujours dans le paysage de ce qui se publie quelque chose d'anarchique.[12]

«Le Chemin» apparaît donc comme une borne de renouveau littéraire garante de qualité et de sérieux. Elle se présente comme l'observatoire d'une génération dans son ensemble. Cette différence entre Tel Quel et «Le Chemin» est matérialisée par la conception et la formation de leurs supports éditoriaux respectifs.

Dans le même laps de temps, Tel Quel accompagne son projet d'une collection tandis que «Le Chemin» met en place des cahiers. Dans le cas de Tel Quel, la mise en place d'une collection et de conférences, à partir de 1963, participe à l'affirmation d'une entité collective, comme l'indique la publication d'une «théorie d'ensemble». La collection se fait l'écho, le redoublement de la revue. Dans le cas du «Chemin», les cahiers servent au contraire à élargir le fonds de la collection. Cette dernière ne peut en effet publier qu'un nombre limité de titres par an, elle est condamnée à présenter un échantillon de la littérature contemporaine. Associer une revue à la collection permet donc de cristalliser un groupe préétabli, mais surtout de présenter une vue totalisante de la «littérature en train de se faire», de donner au regard tout ce qui se manifeste simultanément. Le nombre de collaborateurs et la partie critique de la revue permettent d'ouvrir la collection à d'autres horizons, comme la littérature étrangère ou les publications dans des maisons concurrentes. La revue complète donc l'ambition du collectionneur. Les cahiers adviennent huit ans après «Le Chemin», mais leur création fait partie du projet originel, comme l'indique le septième point d'un texte programmatique, intitulé «Quelques idées générales et suggestions pratiques en vue d'un plan d'action propre à recréer le mouvement d'une littérature en train de se faire.»:

VII- Une petite revue. Après quelques mois, envisager la création d'un instrument de soutien. Une formule nouvelle de littérature vivante tant du point de vue anthologique que critique. Une équipe (de six à huit jeunes écrivains) animée par le souci de l'oeuvre pourrait être immédiatement constituée.[13]

Georges Lambrichs évoque ainsi «Le Chemin» comme une «collection-revue[14]». Il oriente la littérature des années 1960 en proposant une nouvelle formule éditoriale, un support novateur, conçu comme une ouverture sur la littérature en train de se faire. Cette formation est le résultat d'une idée de la littérature forgée dans la fréquentation des revues.

L'importance des revues dans la formation du «Chemin»

Dans un entretien donné à la Bibliographie de la France, Georges Lambrichs définit la collection comme le résultat d'un conception personnelle, le pronom «on» employé ayant une valeur inclusive:

Je reprends ici un terme auquel je tiens. Gaston Gallimard m'a dit un jour: «une collection, c'est quelqu'un.» Je crois que c'est vrai, et cela l'est d'autant plus que lorsqu'on disparaît, la collection en principe, ne peut survivre. Il y a là quelque chose d'inaliénable.

Je pense que personne aujourd'hui ne pourrait reprendre le travail qu'a fait Jean Paulhan avec Métamorphoses.[15]

Georges Lambrichs crée la collection, qui s'éteint en même temps que lui, en 1992. Elle est donc la matérialisation d'une idée de la littérature. La subjectivité des critères de sélection à l'origine de la formation de cette constellation d'écrivains est évoquée à plusieurs reprises:

Il n'y a pas de critères objectifs, mais des critères de goût. Il n'y a pas de commune mesure entre un Jean-Loup Trassard et un Jean Démélier.[16]

Pour comprendre la cohésion de l'expérience éditoriale et en quoi elle peut orienter la littérature, il faut s'interroger sur sa genèse, réfléchir au processus intellectuel à l'origine de sa formation. La création d'une «collection-revue» nous indique qu'il s'agit du résultat d'une expérience personnelle acquise dans la fréquentation des revues. Les éléments préalablement établis, comme l'éclectisme et la volonté de donner à lire une littérature en train de se faire, montrent qu'une des fonctions de la revue traditionnelle est adoptée: être la «mémoire immédiate» de son époque. Nous tenterons donc de montrer que cette expérience éditoriale, la dernière menée par Georges Lambrichs, est le fruit d'une trajectoire orientée par le rayonnement des revues et plus particulièrement de la NRF qui peut-être perçue comme un modèle fondateur.

Les revues sont omniprésentes dans le parcours de Georges Lambrichs. Aussi bien par le biais de lectures assidues que de participations actives. Pour ce jeune Bruxellois, elles sont le seul moyen d'accéder à la littérature contemporaine:

À l'époque, la littérature passait par les revues. Quand on habitait Bruxelles, comme moi, ou n'importe qu'elle autre ville de province française, il n'existait pas d'autre moyen de savoir ce qui se faisait. (...). Bref, les revues offraient un meilleur rythme et la bonne distance pour prendre contact avec des textes neufs.[17]

Elles sont certes la formule idéale de publication, mais il y forge aussi ses catégories d'appréhension de la littérature et son goût pour la contemporanéité. Le fonctionnement de la revue coïncide bientôt avec celui de la littérature dans son ensemble, elle est un lieu multiple et collectif, fait d'ouverture, de diversité et de dialogue.

(...), étranger aux cercles littéraires, je me faisais conduire par des auteurs qui, dans telle ou telle publication, me permettaient de découvrir d'autres personnes encore. J'aimais qu'on y parle d'autrui. J'ai toujours pensé, pour cette raison, qu'on se trouve beaucoup moins enfermé dans la littérature que dans la politique. Car la littérature, ce n'est pas une petite marmite rancie de chasseurs de virgule ou de rhéteurs précieux, c'est un immense dialogue: des portes qui s'ouvrent sur d'autres pièces et d'autres gens qui, bientôt, s'ouvrent eux-mêmes vers de nouveaux horizons. On s'enferme dans des idées, dans des concepts; on ne s'enferme pas dans la littérature.[18]

Avant d'exercer le métier d'éditeur, à partir de 1945 aux éditions de Minuit, il entame sa carrière en collaborant à de multiples revues. À peine âgé de vingt ans, il propose un premier texte à la NRF et si celui-ci n'est pas publié, il inaugure cependant une vie sans cesse jalonnée par des collaborations aux revues. Entre 1937 et 1939 il collabore à la revue bruxelloise, Le Rouge et le Noir, à laquelle il livre notamment des articles critiques, puis il fait partie du comité de rédaction de l'unique numéro de Réponse publié en 1945 ou encore à la revue Le Ciel Bleu. Après guerre, il soutient Critique, et participe à IIIe Convoi, 84, Monde Nouveau et enfin la NRF. Devenu directeur de collection, il reste attentif par les revues:

Ce qui est certain, c'est qu'il était passionné par les revues et que dès qu'il en repérait une, il essayait de donner des textes ou encourageait les jeunes écrivains qu'il connaissait à y publier. J'ai toujours connu Georges avec un projet de revue en tête, ou en train. Certains projets se sont réalisés, d'autres non.[19]

C'est ainsi le cas de Zaine qui ne verra jamais le jour. Georges Lambrichs n'est donc pas simplement attaché aux revues, mais c'est dans ces multiples collaborations, et plus particulièrement encore au comité de rédaction de Réponse, qu'il apprend son métier d'éditeur:

Réponse m'a également appris le fonctionnement d'une revue. Ou, pour être plus exact, j'ai compris à cette époque comme je devais m'organiser pour permettre des rencontres et favoriser l'expression d'une grande diversité de tempéraments. Pas de manifeste, donc, mais une certaine communauté spirituelle, la plus ouverte possible: nous ne devions pas constituer un groupe. Nous permettions simplement que se créent les «moments» ou les équilibres nécessaires à la maturation de tel ou tel. Chaque rencontre en suscitait d'autres.[20]

Dans le projet de constituer une «collection-revue», la revue semble parfois même prévaloir sur la collection. On peut ainsi lire:

Il faut d'abord que l'auteur débutant trouve un milieu d'accueil et une forme encourageante de publication: soit une revue; soit une collection bien repérable, proche de l'esprit d'une revue.[21]

«Le Chemin» est construit comme un espace social dont la finalité première est de révéler de jeunes talents. Plus de la moitié des 175 ouvrages publiés entre 1959 et 1978 sont ainsi les premiers textes de jeunes auteurs comme ceux de Pascal Lainé, Jude Stéfan, Michel Chaillou, Jean-Marie Le Clézio, etc.[22] La collection ne se réduit pas, en outre, à son catalogue, elle est un lieu de sociabilité, une communauté unie grâce aux Cahiers, et surtout grâce aux «déjeuners du Chemin», qui permettent aux auteurs de la collection de se rencontrer, de tisser des liens d'amitié au fil de rendez-vous réguliers:

(...) C'était un homme de bistrot, un homme de rencontres, et aussi un intermédiaire. La vie littéraire, pour lui, ne se bornait pas aux publications isolées, et il savait à quel point il est précieux et stimulant, pour un écrivain, d'en rencontrer d'autres. C'est pourquoi il a cherché, toute sa vie, à favoriser les rencontres entre les écrivains. Pour lui, cela faisait partie de son rôle d'éditeur. (...)[23]

Le fait que Georges Lambrichs soit lui-même écrivain prend ici tout son sens. Il connaît en effet personnellement la difficulté des moments de solitude imposée par l'écriture et la nécessité des rencontres conviviales pour estomper les hantises qui rongent l'écrivain, mais aussi parce que la confrontation à l'autre facilite la création. Le rôle du directeur de collection est donc d'organiser des rencontres entre membres d'une même famille, famille qu'il reconnaît d'ailleurs parce qu'il en fait lui-même partie:

[Question:] Le fait d'être vous-même un écrivain influence-t-il vos choix?

(...) Le fait d'écrire est bien sûr important, pour recueillir cette sève qui circule, pour créer une famille. Il est rare qu'un écrivain ne reconnaisse pas un écrivain.[24]

Cette coïncidence entre les fonctions d'éditeur et d'écrivain est ce qui rapproche Georges Lambrichs de Jean Paulhan. Ces deux personnages sont en effet souvent associés dans un rapport de maître à disciple[25] parce qu'ils sont animés d'un goût commun pour la littérature, et qu'ils occupent ensuite les mêmes fonctions éditoriales: directeur de collection, directeur ou collaborateur de revue et enfin écrivain. Pour Georges Lambrichs, il n'y a pas de distinction entre ces passions, l'une étant directement associée à l'autre. À la question: «Paulhan pour vous est-il d'abord le patron de la NRF ou d'abord l'écrivain?», Georges Lambrichs répond:

D'abord l'écrivain. Mais un écrivain que j'ai connu par la NRF¼ J'avais, depuis longtemps, le goût d'écrire; je me sentais en accord avec l'extrême exigence et l'extrême liberté de tout ce qui tournait autour de Paulhan.[26]

L'admiration vouée à l'homme porte donc aussi sur l'objet éditorial qu'il dirige depuis 1925: La NRF. Cette revue semble être le fil directeur du parcours de Georges Lambrichs: c'est par son biais qu'il découvre la littérature vivante, puis c'est dans ses rangs qu'il souhaite publier ses premiers textes et enfin, après y avoir publié quelques articles, il finit sa carrière en la dirigeant de 1977 à 1987. Certains éléments du «Chemin» révèlent enfin que la collection s'inscrit dans la filiation de cette revue.

Le choix du titre de Chemin indique d'abord une filiation avec une littérature préexistante. Le fait d'intituler par la suite l'avertissement du premier numéro de la NRF qu'il dirige, «Sans coupure», réintroduit les notions de lien et de transmission et signifie qu'il veut continuer à défendre les principes présentés dans le premier numéro de la NRF datant de novembre 1908. Dans la mesure où il y introduit de nombreux auteurs qui ont publié dans sa collection, dont Jacques Réda qui prend la tête de la NRF en 1987, on peut se demander si «Le Chemin» n'est pas le point de liaison entre une NRF vieillissante et une revue plus vivante. Des éléments emblématiques de son péritexte, comme la couleur et la typographie de la couverture et des mentions qui y figurent, sont en effet repris. L'appropriation de cette présentation formelle correspond à la volonté de réhabiliter les valeurs de cette revue hégémonique de l'entre-deux-guerres, comme le laissait déjà présager l'importance de l'amitié et du dialogue dans la formation de notre objet d'étude. La collection du «Chemin» se présente ainsi comme une borne de renouveau, le résultat d'un héritage, d'une mémoire littéraire revisitée par Georges Lambrichs.

Nous évoquerons donc rapidement ici les principes que Georges Lambrichs réhabilite pour donner à lire une littérature en mouvement, et comment il les utilise pour donner un éclairage nouveau sur la littérature des années 1960.

Quelques éléments de construction d'une histoire littéraire

La liberté et l'indépendance, la singularité et la fuite de l'asservissement, soit des options proposées dans le premier numéro de la NRF et réactivées dans l'avertissement
«sans coupure» de Georges Lambrichs, permettent de donner une cohérence à l'éclectisme du «Chemin». Il oriente la littérature en la concevant comme un perpétuel recommencement, doté d'une mission «po-éthique»: celle de dire la condition de l'écrivain et de l'homme moderne.

Face à ceux qui ont prêché la fin de la littérature, force est de constater qu'elle est toujours, française ou étrangère, aussi surprenante et chercheuse et qu'il faut dès lors en créer les conditions physiques de sa reconcentration (...)[27]

Là où certains ont cru déceler la mort de la littérature, Georges Lambrichs affirme qu'elle est, c'est-à-dire qu'il en pose l'existence avant d'en définir l'essence. La littérature n'est pas remise en question. Elle n'est ni interrogée, ni suspectée. Elle est une réalité physique, comme l'indique l'image du territoire adoptée par Georges Lambrichs, dans un entretien donné un an avant sa mort:

Je n'ai jamais eu de ligne idéologique et j'ai publié, dans ma carrière, des auteurs aussi peu semblables que Michel Butor, chez Minuit; Dominique Fernandez, chez Grasset ou Pierre Guyotat, Le Clézio et d'autres chez Gallimard. Je n'agis pas pour autant au hasard et sans discernement. Simplement le type d'écriture, le style ou l'esthétique propre à chaque livre, comptent moins pour moi que le sentiment de me trouver - ou de ne pas me trouver - en littérature.[28]

Plus loin, il la personnifie en la comparant à la femme:

L'intérêt d'une collection comme la mienne, c'est qu'elle tire sa force de courants absolument vivants, dont elle connaît les paroxysmes, mais aussi les chutes. La littérature, c'est une personne vivante, elle veut séduire, elle est présente. Il ne faut pas la rater. Il faut être dans son champ de vision. Ce n'est pas quelqu'un ou quelque chose d'abstrait. La littérature n'est pas pour moi une idée de la littérature. Elle est comme cette femme qui passerait la porte et vous surprendrait ou ne vous surprendrait pas Je ne peux imaginer de n'être plus jamais surpris.[29]

La vitalité de la littérature tient donc au fait qu'elle est le résultat d'une source humaine. Elle fait référence à un esprit créateur et a pour fin d'exprimer les expériences personnelles, paysages intérieurs ou vérités générales. «Une oeuvre est une aventure, une aventure de quelqu'un d'unique.[30]»

La littérature ne s'inscrit donc pas dans une époque par le biais de préoccupations formelles, mais parce qu'elle est une nécessité organique. Pour Pierre Guyotat, elle est même un chant du corps. Elle permet d'exorciser les fantasmes et les interdits sociaux, les obsessions incoercibles. Les thèmes du sexe et de la mort, conciliés dans l'image du viol apparaissent ainsi dans New York Party de Pierre Bourgeade, dans l'oeuvre de Pierre Guyotat, ou encore au début du Procès-verbal de Le Clézio. Pour André Pieyre de Mandiargues, l'obsession fantasmagorique devient fascination pour la femme célébrée. L'Ivre Oeil, ou encore les récits de Sous la lame imposent des images pornographiques ritualisées, des fantasmes sexuels et des morts violentes répétées. Sans atteindre ces apogées de violence, le fantasme érotique est aussi présent dans l'oeuvre de Jean Demélier, ou de Klossowski qui évoque les aventures sexuelles de Roberte dans Les Lois de l'hospitalité.

Romanesques ou poétiques, les oeuvres du «Chemin» révèlent donc les fantasmes de l'homme moderne, ou plus largement sa condition. François Coupry dit ainsi avec humour la bêtise de son temps, comme la dénoncent les satires de Jean Demélier. Le réalisme sociologique de Pascal Lainé permet quant à lui d'évoquer l'échec de la communication dans les sociétés modernes. Cette quête d'authenticité et de sincérité est indissociable d'un travail sur l'écriture, sur le «comment dire». L'objectif de la collection est de parvenir à «toujours trouver une équation juste, moderne et nouvelle entre les mots et les émotions.[31]». La littérature se renouvelle sans cesse parce qu'elle est conditionnée par des déterminations historiques:

La jeune littérature, la littérature de maintenant, ce sont les mêmes histoires qu'on racontait hier, mais dites autrement. (...) Sauf évidemment l'ancien fatras psychologique, dont la littérature s'est débarrassée (...) L'écrivain a toujours été conditionné par l'histoire et c'est à cette articulation historique que doit se porter notre attention. La modernité n'est pas dans la forme: elle est dans la relation entre un écrivain et son époque; et l'équation n'est jamais la même. C'est pour cela qu'on peut continuer d'écrire.[32]

Dire l'homme moderne, c'est trouver une langue nouvelle qui puisse mettre en scène cette nouveauté. C'est la raison pour laquelle «Le Chemin» est parfois considéré comme une collection de recherche, elle cherche en effet une écriture capable de transcrire au mieux la réalité historique ou plus simplement celle d'un auteur. Activité esthétique, le rôle de la littérature n'est pas de véhiculer un message, mais de traduire celui-ci par le biais d'un travail sur la langue. Dans la nouvelle intitulée «D'un fut gélif», Jean-Loup Trassard développe de nouveau la comparaison entre l'écrivain et l'artisan:

(...) et le rythme, celui d'une habilité réfléchie, déjà dirait l'intime lien entre les mots et la matière. (...) Depuis des années que nous conversons, je suis devenu un peu l'ami du sabotier. Il dit qu'on doit d'abord apprendre à mettre son outil d'accord: mais comment affûter les mots dont tant se sont servis? Avant que d'écrire sur le sabotier il aurait fallu aiguiser, sans cela les outils d'eux-mêmes glissent à l'ornière que d'autres ont creusé. (...) (L'on découvre une méfiance envers l'écriture, la même sans doute qui veut que certains sujets ne puissent plus être racontés. Il en est aussi pour prétendre que le mieux serait de ne plus écrire du tout, mais l'opinion ne circule guère en dehors du milieu littéraire.)[33]

Cette réflexion sur l'adéquation amène de nombreux écrivains du «Chemin», comme par exemple Pierre Bourgeade[34], ou encore Michel Deguy[35] et Henri Meschonnic[36] à s'interroger sur la question du langage.

L'intérêt porté au rapport entre un texte et son époque, entre un écrivain et son texte est peut-être la raison pour laquelle Georges Lambrichs refuse de promouvoir une littérature asservie à des principes supérieurs. «Le Chemin» ne remet pas en cause les apports de la nouvelle critique, mais il semble insister sur l'importance de s'en servir judicieusement, de les mettre au service du texte étudié. «Le Chemin» opte donc pour une critique d'accueil, il adopte les choix de la NRF des débuts. Loin des idéologies, la critique littéraire doit être subjective, elle est issue d'une coïncidence entre deux consciences, non de modèles préconçus. Cette méthode fut, elle aussi, acquise dans la lecture d'un acteur majeur de la NRF, Thibaudet:

(...) je n'ai jamais beaucoup aimé les critiques littéraires, exception faite de ceux qui, comme Thibaudet ou Béguin, étaient à la fois profondément modestes face à la littérature et inspirés par des valeurs plus hautes que l'idéologie. Thibaudet, notamment proposait une géographie toute personnelle de la littérature, créait des familles très insolites d'écrivains. Il les classait comme on classe des vins de Bourgogne et de Bordeaux. Il avait raison.[37]

Pour Georges Lambrichs, le rôle de la critique est donc de mettre en avant la qualité littéraire d'une oeuvre, de valoriser le talent d'un écrivain. En ce sens, son travail de directeur de collection rejoint la posture que devrait adopter le critique littéraire.

Conclusion:

La collection du «Chemin» ne participe donc pas tant à l'histoire littéraire dans la mesure où elle est le fruit d'un écrivain, que par ce qu'elle s'inscrit dans un horizon méthodologique appris dans une trajectoire personnelle. Georges Lambrichs se méfie des avant-gardes, il affirme l'indépendance nécessaire des écrivains. Il comble ainsi une faille du champ littéraire des années 1960: l'innovation sans théorisation extrême, la remise en avant d'une écriture de qualité associée à la sincérité et à l'authenticité. Il enrichit donc le patrimoine littéraire en révélant des écrivains solitaires et singuliers, loin des mouvements et des doctrines. Il aura donc orienté l'histoire de son époque en nous la présentant à la façon d'un cartographe qui sillonne les terres littéraires et nous guide entre les points cardinaux d'un paysage éclectique.



[1] Georges Lambrichs, «entretien avec Jean-Maurice de Montremy», La Nouvelle Revue Française, n°473, Juin 1992, p.81

[2] Gérard Genette, Seuils, Seuil, coll. «Points Essais», 2002, p.27

[3] A propos de Tel Quel, voir Philippe Forest, Histoire de Tel Quel, 1960-1982, Le Seuil, coll. «Fiction & Cie», 1995

[4] (à côté d'auteurs de Minuit ou de la collection «Texte» chez Flammarion), «Quelques espoirs, vingt jeunes écrivains parmi les plus cités au cours de notre enquête: un abécédaire succinct et sans prétention prophétique de quelques espoirs littéraires aujourd'hui.», Les nouvelles littéraires, 4 mars 1974, p.13.

[5] Voir à ce propos Philippe Forest, op. cit.

[6] Cette pétition est publiée ultérieurement dans Tel Quel, n°45, 1971

[7] C'est le cas des livres suivants: Littérature interdite, Hors série, 224 pages (essai et critique littéraire), 1972, Prostitution, Hors série, 384 pages, (roman), 1975, édition augmentée en 1987, Le livre, Hors série, 276 pages (essai et critique littéraire), 1984.

Notez que Littérature interdite apparaît pourtant comme un complément d'Éden, Éden, Éden puisqu'il réunit les différents entretiens accordés par l'auteur et les articles suscités par
le livre.

[8] Georges Lambrichs, «Un homme, une collection, Georges Lambrichs, "Le Chemin"» [entretien], Bibliographie de la France, 2e partie de chronique CLXV, n°14, 1976, p. 638

[9] Henri Meschonnic, «Politique, théorie et pratique de Tel Quel», Les Cahiers du Chemin, n°15, p.57.

[10]

Ibid., p.64

[11] «Déclin ou résurrection du roman? Conversations sur la Nouvelle littérature», entretien de Georges Lambrichs avec Jean-Louis Ezine, Les nouvelles littéraires, 4mars 1974, p.15.

[12] Jean-Louis Ézine, «Georges Lambrichs, notre Jacques Rivière, les passions et les jours d'un découvreur d'écrivains», art. cit.

[13] «Quelques idées générales et suggestions pratiques en vue d'un plan d'action propre à recréer le mouvement d'une littérature en train de se faire.», Archives de L'IMEC, Fonds Georges Lambrichs.

[14] Ce terme est employé par Georges Lambrichs lui-même, notamment dans un «Entretien avec Jean-Maurice de Montremy», art. cit., p.77.

[15] Georges Lambrichs, «Un homme, une collection, GEORGES LAMBRICHS, "Le Chemin"», art. cit., p.640

[16] «Déclin ou résurrection du roman? Conversations sur la Nouvelle littérature», art. cit., p.15

[17]

Ibid.

[18] Georges Lambrichs, «Entretien avec Jean-Maurice de Montremy», art. cit., p. 66

[19] Gilberte Lambrichs, «Le Chemin de Georges Lambrichs», La Revue des revues, n°32, 2002, p.55

[20]

Ibid., p.70-71.

[21] Georges Lambrichs, «Entretien avec Jean-Maurice de Montremy», art. cit., p.63

[22] Pascal Lainé, B. comme Barabbas, (1967, roman), Jude Stéfan, Cyprès (1967, poésie), Michel Chaillou, Onathamour (1968, roman), Jean-Marie Le Clézio, Le procès-verbal (1989).

[23] Gilberte Lambrichs, «Le Chemin de Georges Lambrichs», art. cit., p. 54

[24] Georges Lambrichs, «Un homme, une collection, GEORGES LAMBRICHS, "Le Chemin"», art. cit., p.638.

[25] Il est ainsi fait référence à Jean Paulhan dans de nombreux articles comme par exemple: Laurence Vidal, «Mort de Georges Lambrichs», Le Figaro, 11 février 1992, p. 26; Antoine de Gaudemar, «Le Chemin de Lambrichs», Libération, 25 avril 1991, p.20; Alain Bosquet, «Les esquives de Georges Lambrichs», Le Monde, 19septembre 1974. Georges Lambrichs parle lui-même de Jean Paulhan comme une figure fondatrice de son propre parcours: Georges Lambrichs, «N.R.F.: la littérature contre la théorie», propos recueillis par Olivia de Lamberterie et Thomas Lescure, Le Matin, 6 juillet 1987, p. 12; Georges Lambrichs, «L'ombre de Paulhan», NRF, n°308, 1e septembre 1978, p. 176-177; Georges Lambrichs et

François Trémolières, «Paulhan et la NRF», La Quinzaine littéraire, n°430, 16 décembre 1984, p. 16; Georges Lambrichs, «La N.R.F. de Jean Paulhan à Georges Lambrichs», in «Tout recommencer à partir d'un point de vue d'aujourd'hui», Le Monde, 2septembre 1977, p. 13.

[26] Georges Lambrichs, «Entretien avec Jean-Maurice de Montremy», art. cit., p.63-64

[27] Georges Lambrichs, «Sans coupure», [avertissement], La NRF, n°296, sept. 1977

[28] Georges Lambrichs, «entretien avec Jean-Maurice de Montremy», art. cit., p.69

[29] Georges Lambrichs, «Un homme, une collection, GEORGES LAMBRICHS, "Le Chemin"», art. cit.
p.637-638.

[30] Jean Le Marchand, «Entretien avec Georges Lambrichs», Le Quotidien de Paris, 5 septembre 1974

[31] Jean-Louis Ézine, «Georges Lambrichs, notre Jacques Rivière, les passions et les jours d'un découvreur d'écrivains», art. cit.

[32] «Déclin ou résurrection de la littérature? Conversations sur la nouvelle littérature, avec Jacques Brenner, Michel-Claude Jalard, Jérôme Lindon, Paul Otchakowsky, Georges Lambrichs, Denis Roche», art. cit., p.15

[33] Jean-Loup Trassard, L'Ancolie, coll. «Le Chemin», 1975, «D'un fut gélif», p.135-137

[34] Pierre Bourgeade, qui tente de faire disparaître le pronom-sujet «je» dans La Rose rose, coll. «Le Chemin», 1968.

[35] Michel Deguy, qui interroge les configurations et tournures employées. Actes, coll. «Le Chemin», 1966

[36] Meschonnic Henri, Pour la Poétique, 5 tomes écrits et publiés entre 1970 et 1978, dans la collection «Le Chemin», ou encore, Le signe et le poème, «Le Chemin», 1975.

[37] Georges Lambrichs, «entretien avec Jean-Maurice de Montremy, art. cit., p.68-69



Manon Peyrat

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Dernière mise à jour de cette page le 24 Février 2007 à 20h48.