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Le bref ou la voix juste

Par Gérard Dessons (Université Paris 8)


La présente page donne à lire deux extraits du livre de Gérard Dessons, La Voix juste. Essai sur le bref (Paris, Manucius, 2015, p. 25-28 et p. 109-111), reproduits avec l'aimable autorisation de l'auteur et de son éditeur.



On peut lire d'autres contributions du même auteur aux entrées Figures, Manière et Banlieues de la théorie.







Le bref ou la voix juste



[1.] brièveté et forme brève



La brièveté a une histoire, à laquelle il sera nécessaire de se référer eu égard au simplisme avec lequel cette question est régulièrement traitée.


Ce rappel de la situation de la brièveté dans des approches et des époques différentes est d'autant plus nécessaire que cette notion est devenue, dans la seconde moitié du xxe siècle, une composante majeure de la critique littéraire, sous la forme d'une nouvelle catégorie générique, la forme brève.


L'idée qu'une forme puisse être qualifiée de brève n'est pas nouvelle. Alfred de Vigny disait que la «forme brève[1]» des pensées de Pascal leur conférait un air sentencieux. Simplement, les deux termes de cette expression ne constituaient pas une locution nominale.


La brièveté «moderne» doit son succès en tant que catégorie critique principalement à l'assimilation du bref au court. Á la suite d'un déplacement de nature épistémologique, la dualité notionnelle opposant le court au long autant dans le registre du temps que dans celui de l'espace se disloque, chacun des deux termes se spécialisant. Le long, lié au temps, à la durée, au bergsonisme idéaliste tel qu'il a pu être identifié par Michel Foucault comme l'ennemi commun de l'intelligentsia française des années 1960, s'oppose alors radicalement au court, rapporté à cette «époque de l'espace» qu'ont aidé à promouvoir, dans le sillage de la nouvelle critique, les penseurs de la «french theory». Le retour matérialiste de la balançoire idéaliste a spatialisé tout l'anthropologique de la modernité critique, en proposant des modèles interprétatifs qui ont fait florès, et particulièrement le dispositif binaire du centre et de la marge, qu'on ne peut séparer des figures de son dépassement (ou de sa subversion, cela dépend du point de vue). Le fait qu'un tel dispositif ouvre à sa dialectisation ne change pas le binarisme de son principe. Je rappellerai cette remarque de Gaston Bachelard, dans La Poétique de l'espace:

Dehors et dedans forment une dialectique d'écartèlement et la géométrie évidente de cette dialectique nous aveugle dès que nous la faisons jouer dans des domaines métaphoriques. Elle a la netteté tranchante de la dialectique du oui et du non qui décide de tout[2].

On peut considérer comme un effet de ce changement de paradigme catégoriel le déplacement du regard critique sur les genres littéraires, et particulièrement le déclassement de l'épopée, poème long, poème de la rue et de la grande histoire, et la promotion corrélée de l'épigramme, poème court, poème de la ruelle et des petites histoires. Bien que, nous le verrons, le déclassement du poème long ait commencé au xixe siècle chez Poe, Baudelaire et la plupart des poètes de la modernité, cette mise en question d'un genre poétique majeur de l'histoire littéraire n'a pas débouché, chez ces poètes, sur le retour des genres formulaires courts, mais sur l'invention d'un poème épique bref.


Le bric-à-brac des formes brèves


Les discours critiques nous ont habitués, depuis trois ou quatre décennies, à l'usage de la notion de «forme brève». […]


Ainsi, on recense sous cette terminologie: des discours formulaires, souvent sapientiaux (adage, aphorisme, apophtegme, axiome, caractère, devise, dicton, épitaphe, lieu commun, maxime, pensée, précepte, proverbe, réflexion, saillie, sentence), des discours réduits, incomplets ou inachevés (bribe, esquisse, étude, fragment, liste, note, remarque), des discours enchâssés, liés à une théorie de la discontinuité (anecdote, citation, épigraphe, exemplum, topos), des discours cryptographiques (charade, devinette, emblème, énigme), des discours «à effets » (blague, blasphème, concetto, dédicace, épigramme, exemplum, injure, mot, trait d'esprit, slogan, witz), des formes littéraires courtes (allégorie, almanach, ariette, conte, dit, épître, fable, fabliau, haïku, lai, nouvelle, parabole, quatrain moral, short-story). Cette liste n'étant pas, évidemment, exhaustive.


La catégorisation d'un discours à partir de la notion de forme fait courir au regard critique le risque de l'installer dans une relation d'extériorité par rapport à un objet de langage dont la fonction est d'abord d'instancier un sujet. De ce point de vue, la tentative de construire une typologie des «formes brèves» a de fortes chances de générer des critères définitoires dont l'hétérogénéité conduit finalement à mettre en question la catégorie elle-même.


L'approche de la brièveté à partir de la notion de forme brève a eu deux conséquences majeures. Elle a d'abord — effet extrême — entériné la confusion entre l'idée de bref et l'idée de court, confusion qui repose sur une lecture hâtive du rapport entre les deux notions depuis l'époque classique, j'y reviendrai. Elle a aussi, de cette façon, contribué à une déshistoricisation des discours en les couchant sur le lit de Procuste du formalis­me, oubliant qu'avant d'être assimilable à du formel objectif la brièveté apparaît historiquement liée à des problématiques de l'énonciation.


Si donc la brièveté est une problématique interne au domaine du langage, elle n'est pas pensable en dehors des questions théoriques dont l'enjeu est la discursivité. Dans cette perspective, tout traitement du bref apparaît comme nécessairement surdéterminé par des présupposés théoriques portant sur le langage et sur la littérature.


*



[2.] Le bref et le mineur

 […]


Modernité du bref


L'association de l'idée de minor et du poème comme activité est spécifique de la poétique de Poe. Baudelaire la continuera et proposera de penser comme poétique de la modernité l'élaboration de ce nouveau mode de l'épique, urbain et ordinaire, qui traversera, outre Le Spleen de Paris, Petits Poèmes en prose — «description de la vie moderne, ou plutôt d'une vie moderne[3]» —, les œuvres d'Hugo, de Laforgue, de Verhaeren, de Jules Romains.


C'est pourquoi on ne peut confondre la problématique de la brièveté avec une sociologie du court telle que Poe l'expose, dans les Marginalia, à propos de la «littérature de magazine — magazine literature»:

Ce n'est rien d'autre qu'un signe des temps, la marque d'une époque où les hommes sont contraints d'avoir recours à ce qui est bref [curt], condensé, bien digéré plutôt qu'à ce qui est volumineux, en un mot au journalisme plutôt qu'à la disquisition. […] Je n'affirmerais pas que les hommes d'aujourd'hui pensent avec plus de profondeur qu'il y a un demi-siècle mais il est indubitable qu'ils pensent avec plus de célérité, d'adresse, de savoir-faire, avec plus de méthode et moins d'excroissance de la pensée. En outre, la somme des sujets de réflexion qui s'offre à eux est considérablement augmentée: davantage de faits, davantage de choses sont proposés à la pensée. C'est la raison pour laquelle ils s'efforcent de mettre la plus grande quantité possible de pensée dans le volume le plus réduit possible et de la communiquer avec la plus grande rapidité. D'où le journalisme de l'époque, d'où, en particulier, les magazines[4].

Alors que le minor poem, parce qu'il est un poème, «le poème par excellence, le poème per se, le poème qui n'est qu'un poème et rien de plus[5]», participe à l'invention de son temps, la littérature de magazine,  «signe du temps — sign of the times» —, ne fait que participer de son temps. Le domaine du bref, champ de la relation critique, ne se confond pas avec celui du court, champ du fantasme de la pure dimension. C'est pourquoi Poe, comme on l'a vu, peut mettre en garde contre l'excès de courtesse: «Un poème peut être improprement bref».


Confondre le bref et le court participerait du même mouvement que celui décrit supra, dans la section «Une utopie du court[6]». Il n'y a donc pas, chez Poe, de sociologie du bref, qui le constituerait en forme d'une époque. Poe, lecteur des philologues de son temps, réévalue d'ailleurs clairement l'épopée homérique comme une succession de poèmes, que l'habitude littéraire a fait lire comme une seule unité poétique — «ce que l'on croit être le modèle antique» —, alors qu'on pense, depuis les Conjectures académiques de l'abbé d'Aubignac, que ces textes relèvent vraisemblablement du mode rhapsodique. C'est le présent théorique du poème qui réévalue L'Iliade, et non une temporalité de l'époque de la vitesse et du progrès technologiques. D'ailleurs, précise Poe, on peut douter qu'un long poème ait jamais pu être populaire. Et même si on le concédait, aucun autre long poème ne pourrait l'être à présent. Cette certitude repose évidemment sur ce qu'on dit alors du poème, savoir nouveau auquel participe la théorie du minor poem.


Il y a donc une propriété du bref poétique, qui ne se mesure pas à la seule comparaison avec le poème long. Quand un poème est bref improprement, alors il devient court. Il passe d'une énonciation à une dimension; d'une éthique à une physique. Le brillant momentané produit par le poème qui requiert un temps de lecture court se trouve opposé à la valeur du poème qui dure historiquement. C'est tout l'enjeu de la modernité comme historicité de la valeur collective chez Baudelaire.


De ce point de vue, il est significatif que lorsque Poe écrit que «toute stimulation est, par nécessité psychique, transitoire[7]», Baudelaire traduit: «Par nécessité psychologique, toutes les excitations sont fugitives et transitoires[8]». Le contexte immédiat est la psychologie de la lecture, mais Baudelaire voit bien que le fond est celui de l'historicité du poème (et donc du lecteur). Il n'est pas indifférent que la séquence «fugitives et transitoires» réunit deux mots qui qualifient la modernité dans son historicité même: «La modernité, c'est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l'art dont l'autre moitié est l'éternel et l'immuable.» Le bref articule le physique, le psychique et le social avec l'historicité de la valeur collective.



Gérard Dessons, (Université Paris 8)
octobre 2015


Pages associées: Voix, Espace, Genres, Brièveté?



[1] Alfred de Vigny, Le Journal d'un poète, 1843, dans Œuvres complètes, t. II, Paris, Gallimard, «La Pléiade», 1948, p.1195.


[2] Gaston Bachelard, La Poétique de l'espace, Paris, PUF, «Quadrige», 1957, p. 191.


[3] Baudelaire, Le Spleen de Paris. Petits Poèmes en prose, dans Œuvres complètes, p. 146.


[4] Marginalia, p. 1081. «It is but a sign of the times, an indication of an era in which men are forced upon the curt, the condensed, the well-digested in place of the voluminous – in a word, upon journalism in lieu of dissertation. [...] I will not be sure that men at present think more profoundly than half a century ago, but beyond question they think with more rapidity, with more skill, with more tact, with more of method and less of excrescence in the tought. Besides all this, they have a vast increase in the thinking material; they have more facts, more to think about. For this reason, they are disposed to put the greatest amount of thought in the smallest compas and disperse it with the utmost attainable rapidity. Hence the journalism of the age, hence, in especial, magazines» (The brevities. Pinakidia, Marginalia, and Other Works, M 143, p. 248).


[5] Le Principe poétique, p. 1021. Les traducteurs oublient de traduire «this very poem – le poème par excellence». «This very poem, this poem per se, this poem which is a poem an nothing more» (The Poetic Principle, p. 96).


[6] Voir supra, p. 74.


[7] Le Principe poétique, p. 1018. Là encore, quand les traducteurs rendent «transient» par «éphémère», je préfère la traduction littérale «transitoire», la suite de mon commentaire explique pourquoi. «All excitements are, through a psychal necessity, transient» (The Poetic Principle, p. 91).


[8] Baudelaire, Notes nouvelles sur Edgar Poe, p. 351. La citation suivante est extraite du Peintre de la vie moderne, p. 553.




Gérard Dessons

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Dernière mise à jour de cette page le 10 Avril 2016 à 16h49.