Atelier

Le régime classique des Belles-Lettres faisait reposer la valeur esthétique sur l'autorité de modèles établis par les Anciens, garants d'une stricte hiérarchie des genres. Peut-on encore appréhender la valeur d'une oeuvre littéraire, en un Âge esthétique fondé sur le rejet des normes ? Peut-on ignorer pourtant ce qui fonde, ce qui hante tout discours sur la littérature ? Un double danger menace ainsi qui emprunte l'étroit chemin d'une réflexion sur la valeur littéraire : d'une part une nostalgie des règles et des instances qui dictent critères et classements, fortes d'une incontestable compétence ; la version affaiblie de l'anomie d'autre part, un consensus relativiste qui clôt tout débat sur goûts et couleurs par un "Tout se vaut" ne laissant subsister que deux postures : au mieux, la paresseuse confiance en l'Histoire qui sait, elle, faire le départ entre l'ivraie et le bon grain, au pire, la soumission devant le succès commercial, qui dissout la qualité dans la quantité. Penser la valeur littéraire suppose d'articuler le refus d'une approche normative et la nécessité d'un tri dans la masse des imprimés, oeuvres du passé ou du présent.

Si la théorie ne peut isoler cette valeur en tant que telle dans le texte, elle peut chercher, par une approche pragmatique, à la saisir dans les lieux de sa constitution, la lecture individuelle d'une part, le jeu collectif des institutions sociales d'autre part, tel que le conçoit par exemple la sociologie du champ. La première orientation envisage l'évaluation comme composante essentielle de l'activité de lecture, distincte et indissociable de l'interprétation. Elle se heurte cependant à la saisie même de son objet, à l'intimité d'une expérience littéraire peut-être toujours indicible, sinon dans une création qu'elle susciterait. De la fertilité comme critère de valeur ? La seconde engage la notion de canon. Elle la met en question par une relecture de l'histoire et de la géographie littéraires d'abord, qui sera aussi contestation des tendances à la muséification et à l'ethnocentrisme: au nom de quoi certaines oeuvres sont-elles unanimement reconnues comme canoniques ? Le méritent-elles ? D'autres pourraient-elles les remplacer ? Le canon ne doit-il pas être évolutif, toujours actualisable et la périodisation toujours repensée ? Plus radicalement, elle peut prendre la forme d'une attaque frontale de la notion comme construction sociale arbitraire et toujours invalide.

Le débat sur le canon est évidemment d'ordre pédagogique (quelles oeuvres étudier et faire étudier ?), c'est-à-dire politique. Par là l'acception esthétique du terme «valeur» rejoint son versant éthique. Celle (esthétique) qu'on assigne au texte est-elle fonction de celles (éthiques) qu'il véhicule ? Et selon quelles modalités s'en fait-il le porteur ? Poser ces questions, c'est aussi s'interroger sur la place et la fonction de la littérature dans le partage collectif des discours : ultimement, c'est donc la valeur de la littérature qui est impliquée par la valeur littéraire. De fait, appréciation et définition, en matière de littérature, sont malaisément dissociables : Les critères de qualité regardent-ils aussi la littérarité ? Qualifier un ouvrage de "mauvais", des genres de "mineurs" est-ce les exclure de l'espace littéraire ?

Une chose est sûre: aucune approche théorique de la notion de valeur ne peut se réfugier dans une stricte neutralité scientifique. Chacune doit assumer au contraire son inévitable caractère polémique.

Renaud Pasquier

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Dernière mise à jour de cette page le 4 Novembre 2007 à 12h53.