Atelier


L'Analyse pragma-énonciative des figures. Journée CONSCILA du 19 octobre 2007

Lucile Gaudin-Bordes, Université de Nice Sophia-Antipolis / ILF-CNRS UMR 6039

La Tautologie



L'étymologie du terme est claire, et révélatrice. Il s'agit d'un emprunt au grec tautologia « redite, proposition identique », de tauto « le même » et –logia (à -logie). Le premier élément tauto est la contraction de to auto « la même chose ». (REY)
Comme terme de rhétorique, le mot désigne « une proposition complexe qui ne peut être que vraie, c'est-à-dire une proposition dont le prédicat ne dit rien de plus que le sujet » (REY)
Ex (Musset, Lorenzaccio) : un mot est un mot
à vide logique, sémantique et communicationnel, d'où la définition courante « répétition inutile », et la condamnation comme vice ou négligence


1. État de l'art


parfois donnée comme figure macrostructurale correspondant au « procédé selon lequel, dans un discours, le cours de l'expression se développe dans un système continu de reprise de l'information » (MOLINIE). Elle se rapproche alors de l'amplification, de l'expolition ou de la métabole au sens de GARAGNON et DE BOISSIEU qui citent Dupriez « figure qui se distingue de la synonymie en ceci qu'elle porte non sur des mots mais sur des ensembles » et glosent de la manière suivante « pratique élargie de l'équivalence, dans laquelle le recours à la synonymie lexicale n'est qu'un procédé parmi d'autres, et qui vise divers enjeux : retouche corrective, approfondissement de l'idée, modification de registre, changement d'attitude de l'énonciateur, etc. »
parfois donnée comme figure microstructurale entrant dans les cas de caractérisation non pertinente (cf. l'oxymore), synonyme de pléonasme (TLF), lui-même susceptible de deux évaluations : l'une positive comme « figure de syntaxe par laquelle on ajoute à une phrase des mots qui paraissent superflus par rapport à l'intégrité grammaticale, mais qui servent pourtant à y ajouter des idées accessoires, surabondantes, soit pour y jeter de la clarté, soit pour en augmenter l'énergie » (LITTRÉ citant BEAUZÉE) ; l'autre négative comme « redondance, emploi de mots inutiles dans l'expression de la pensée ex : en vain la plus triste vieillesse m'accable de son poids pesant. Si on prend le terme de pléonasme dans le second sens, dans le sens de superfluité, c'est un véritable défaut qui tend à la battologie » (iD.) voir aussi la périssologie.
Cette position et le double jugement de valeur qui l'accompagne sont illustrés par :
- Lamy (p. 99) pour qui la tautologie est la « répétition des mêmes choses, qui ne sert qu'à rendre le discours plus long et plus ennuyeux. Lorsque le discours est ainsi chargé de paroles superflues, ce défaut se nomme périssologie. Néanmoins on n'est pas obligé de ménager ses paroles avec tant de scrupule, que l'on ne puisse mettre quelque mot de plus qu'il ne faut, comme quand on dit en latin vivere vitam, auribus audire [vivre la vie, entendre de ses oreilles]. Cette manière de parler, qui est figurée, se nomme pléonasme ou abondance. »
- Dumarsais, qui ne parle pas de la tautologie mais classe le pléonasme dans les figures de construction (p. 322) : « Lorsque ces mots superflus, quant au sens, servent à donner au discours, ou plus de grâce, ou plus de netteté, ou plus de force et d'énergie, ils font une figure approuvée comme dans les exemples ci-dessus ; mais quand le pléonasme ne produit aucun de ces avantages, c'est un défaut du style, ou du moins une négligence qu'on doit éviter. ». cf. Quintilien : soit vice, soit vertu
- Fontanier (p. 299-303), qui parle de « figure de construction par exubérance » (au même titre que l'apposition, l'explétion et l'incidence) et distingue pléonasme et périssologie sur le même critère « figuré », en développant l'idée d'une efficacité rhétorique, ou pragmatique (la surabondance dans je l'ai vu de mes yeux permet de convaincre, « d'assurer avec plus de force », et dans puissé-je de mes yeux y voir tomber la foudre de « communiquer [au discours] toute la fureur de la passion terrible de Camille »). Il attire également l'attention sur la nécessaire prise en compte de l'entour discursif (à propos des vers de Corneille, Et quand il forcera la nature à se taire / Trois sceptres à son trône attachés par mon bras / Parleront au lieu d'elle, et ne se tairont pas il remarque que « si Voltaire, au lieu d'isoler le troisième vers du premier, l'en eût rapproché comme il le devait naturellement, il n'y eût point vu, assurément, un pléonasme vicieux ni une sorte de niaiserie. »).
- Il est à noter que Fontanier mentionne par ailleurs (349) des exemples de tautologies (mais sans utiliser le terme), en expliquant qu'il s'agit d' « une espèce d'antanaclase assez noble, et qui pourrait n'être pas déplacée dans le style même le plus sérieux ; par exemple un père est toujours un père, le singe est toujours singe, plus Néron que Néron lui-même, plus Mars que le Mars de la Thrace. Mais alors le mot répété présente, à côté du sens propre, un sens tropologique et figuré. C'est donc plus qu'une simple antanaclase ». Il range cette « noble antanaclase » dans les syllepses de métonymie (Rome n'est plus dans Rome) et de synecdoque (le singe est toujours singe, et le loup toujours loup) (105-107).
- Frédéric (1985) part également du caractère non-pertinent de la figure en la présentant comme une variante de la répétition synonymique du type X est X, avec apport prédicatif malgré la reprise à l'identique des signifiants. La tautologie ne serait donc jamais qu'apparente, ce qui expliquerait qu'elle soit souvent absente des ouvrages rhétoriques, ou traitée par défaut, voir par exemple Fromilhague qui l'évoque sous la rubrique antanaclase (pas d'entrée tautologie dans la table des matières) en ces termes (p. 32) : « Une apparente tautologie est en réalité une antanaclase » et commente en ce sens les vers de Du Bellay Nouveau venu, qui cherches Rome en Rome, / Et rien de Rome en Rome n'aperçois.


Dans la perspective énonciative choisie pour le présent ouvrage, dans un souci de cohérence énonciative et pragmatique, on restreindra la définition de la tautologie, à la suite de Frédéric, à la répétition d'un même signifiant, sans s'empêcher de prendre en compte certains cas frontières, comme le pauvre défunt est trépassé (Molière, Malade imaginaire), ou un lyrisme personnel.


2. Hypothèses de recherche


On retiendra sur la tautologie les points suivants :


Du point de vue sémantique et référentiel la tautologie, comme l'oxymore, se donne donc comme un dit non pertinent au plan informatif puisqu'elle dit deux fois la même chose, redondance mal venue jusque dans sa dimension autoréférentielle (voir la circularité de certaines définitions dans les dictionnaires). Si elle heurte en cela le principe d'informativité, et plus particulièrement la maxime de quantité de Grice, on est pourtant enclin, dans le cadre d'une construction interactive du sens, à rechercher une pertinence dans les intentions du locuteur. La tautologie propose ainsi un fléchage référentiel inédit qui invite le coénonciateur à reconstruire une pertinence énonciative, à partir de l'entour discursif, de la situation d'énonciation, ou d'un « savoir partagé » opportunément réactivé.


Du point de vue énonciatif la tautologie est un dire en plus qui fonctionne en actualisant le seul point de vue renchérissant ; l'idée de « seuil », ou de « norme » attachée à cette énonciation en plus ne repose pas seulement sur un critère syntaxique, mais aussi sur un critère « expressif ». Nous nous interrogerons sur le sens énonciatif d'un tel adjectif, relevant d'une pratique ancienne de la stylistique, en réexaminant la figure par le biais du dialogisme (interlocutif, interdiscursif, auto-), et de la relation que l'énonciateur instaure avec son énoncé (en termes de modalisation, de place, et de point de vue).
La tautologie X c'est X cumule en effet un PDV doxique explicite et un PDV implicite qui donne plus de profondeur au terme prédiqué : quand on dit que les enfants sont les enfants, ou que Rome n'est plus Rome, le deuxième terme n'a pas vraiment le même sens que le premier. La lecture purement redondante de X c'est X est peut-être finalement plus difficile, et plus coûteuse, qu'une lecture qui conforte la doxa, ou une lecture qui, derrière la doxa, dit que celle-ci est plus profonde qu'il y paraît. Dans ces conditions, le rôle de l'entour de la tautologie devient prépondérant dans l'analyse, ce qui cadre tout à fait avec la perspective énonciative ici adoptée selon laquelle les figures fonctionnent in situ.
Il conviendra également d'interroger la possibilité du rattachement de la tautologie à d'autres figures d'une énonciation en plus ou en moins (voir ici l'euphémisme).


Notre hypothèse est que le paradoxe d'un « vide » référentiel et d'un « excès » discursif trouve une résolution pragmatique.


Du point de vue pragmatique en effet, dans la configuration logico-syntaxique où le prédicat ne fait que répéter le thème par la répétition d'un même signifiant (le règlement c'est le règlement, un sou est un sou), la tautologie se prête à des manipulations énonciatives qui produisent des effets pragmatiques variés : on peut profiter de son caractère d'évidence pour faire passer une idée fausse (voir le commode on est comme on est dans la bouche de qui ne veut pas reconnaître ses torts), revendiquer le caractère d'évidence lorsque pour l'interlocuteur il ne va pas de soi (voir la double tautologie toi c'est toi, moi c'est moi), l'utiliser au second degré pour remettre en cause une équivalence sémantique attendue, en faire par le biais du dialogisme un vecteur d'ironie (exemple trouvé sur le net : Hélas, monsieur, un autobus n'est qu'un autobus…), etc. Il faudra donc s'interroger sur les différentes figures d'énonciateur construites par la tautologie (ethos de certitude qui peut servir au vrai comme au faux, ethos d'évidence, de sagesse des nations, ou ethos de profondeur permettant d'aller au-delà de la doxa, etc.).
Enfin, il faudra se demander quels sont les critères inhérents à la construction et/ou contextuels qui permettent de faire le départ entre une tautologie figurale et un vice d'élocution.


Bibliographie:


Madeleine Frédéric, 1985, La répétition. Etude linguistique et rhétorique, Tubingen, Max Niemeyer Verlag.
Berit Jacobsen, 1982, « Tautologies pures et tautologies rhétorisées ds un texte d'anc. fr. », Neuphilol. Mitt., t. 83, pp. 99-110.
Ronald Landheer (éd.), 1994, Les figures de rhétorique et leur actualité en linguistique, Langue française, 101.
Michel Le Guern, 1986, « La répétition chez les théoriciens de la seconde moitié du XVIIè siècle », Dix-septième siècle, 38
Ch. Perelman & L. Olbrechts-Tyteca, 1986, [1970], Traité de l'argumentation. La nouvelle rhétorique, éditions de l'Université de Bruxelles.
J. Rey-Debove, 1978, « Le sens de la tautologie », Le Français Moderne, 4, 318-332.
G. E. Sarfati, 1995, « La tautologie et l'usage : les interjections dans le dictionnaire », L'exclamation, Faits de langues, 6.



Lucile Gaudin-Bordes

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Dernière mise à jour de cette page le 16 Septembre 2007 à 0h42.