Atelier



Dossier Storytelling

Yves Citton, Mythocratie. Storytelling et imaginaire de gauche. Paris: Éditions Amsterdam (Distribution: Les Belles Lettres), 2010.

Intermède illustratif: La scénarisation par là-haut

Autres extraits reproduits avec l'aimable autorisation de l'auteur et de l'éditeur: « Doux pouvoir » et scénarisation et Du mythe interrompu à l'épopée en chantier.



La scénarisation par là-haut

Il était une fois une femme fière. Après avoir été malheureuse avec son premier mari, elle était devenue veuve, donc libre, et avait bien juré qu'on ne l'y prendrait plus. Un séduisant et honnête marquis entreprit pourtant de la reconvertir à l'amour. Elle résista, lui fit jurer fidélité, se laissa convaincre par ses serments, le rendit heureux, et partagea avec lui un bonheur durable. Au bout de quelques années pourtant, comme les visites du marquis se faisaient moins fréquentes, et plus tièdes, elle pressentit qu'elle n'était plus aimée. Pour l'amener à avouer la vérité de ses sentiments, elle fit mine de lui confesser son propre refroidissement, présenté avec honte comme une faute contraire à leurs plus sacrés serments de fidélité. Surpris mais soulagé de voir son éloignement partagé comme en miroir par celle dont il redoutait la colère, le marquis lui ouvre son cœur: «Votre franchise, votre honnêteté me confond et devrait me faire mourir de honte. Ah! quelle supériorité ce moment vous donne sur moi! Je vous avouerai que l'histoire de votre cœur est mot à mot l'histoire du mien. Tout ce que vous vous dites, je me le suis dit.»

Ainsi commence le plus riche exemple de scénarisation fourni par la littérature française: la vengeance de Mme de La Pommeraye contre le marquis des Arcis, racontée dans Jacques le fataliste de Diderot (1778-1780). Elle me servira à illustrer brièvement les mécanismes, les enjeux, les vertus et les limites de l'activité de scénarisation.

Dès cette première manipulation du marquis par la projection d'une fausse image en miroir, on voit que «l'histoire» (du cœur) sert de piège et de leurre, destiné à extraire de l'auditeur un comportement auquel il rechignait. Toute la vengeance consistera aussi en une vaste «histoire», que Mme de La Pommeraye ne se contentera pas de raconter, mais qu'elle scénarisera de la façon la plus magistrale pour machiner la punition de son amant inconstant. Tout en continuant à passer pour son amie et pour sa confidente, elle recrute une pauvre fille, Mlle d'Aisnon, que la misère avait condamnée à la prostitution; elle lui refait une santé, une beauté, une fortune et une réputation, et s'arrange pour que quelques rencontres «de hasard» éblouissent le marquis de ses charmes, au point de l'en rendre éperdument amoureux. En chorégraphiant chaque geste de Mlle d'Aisnon, en dictant chacune de ses lettres de fausse prude, en agençant méticuleusement chaque élément du décor de son appartement, Mme de La Pommeraye dose à la perfection ce qu'il faut montrer et ce qu'il faut cacher pour exacerber le désir du marquis, jusqu'au jour où celui-ci est réduit à proposer le mariage à la jeune fille. Une fois que leur union est consommée, la fière manipulatrice enlève son masque, rend publique l'origine infâme de la nouvelle épouse, et savoure son plaisir de s'être vengée «d'une manière à effrayer tous ceux qui seraient tentés à l'avenir de séduire et de tromper une honnête femme

En écoutant cette histoire lui être racontée, le maître de Jacques craint dès le début «que le mariage du marquis des Arcis et d'une catin ne soit écrit là-haut». Le mérite principal du roman de Diderot est de nous permettre de voir avec la plus grande clarté possible en quoi consistent précisément les différentes couches de ce «là-haut» où s'écrit quotidiennement notre «destin». Mme de La Pommeraye illustre en effet à merveille la figure d'une méta-conduction stratégique. Le marquis des Arcis mène sa propre stratégie de conquête de la belle inconnue de la façon la plus habile et la plus «libre». Il fait tout ce que nous faisons quotidiennement pour réaliser les projets que nous nous fixons: il cherche à comprendre, à plaire, à infléchir, à convaincre – autrement dit, pour reprendre la définition foucaldienne du pouvoir, «il incite, il induit, il facilite, il rend plus probable» la réussite de l'entreprise de séduction qu'il a lancée envers Mlle d'Aisnon. Pour ce faire, il n'hésite pas à scénariser son apparence, son habillement, ses gestes, ses paroles, dont lui aussi s'ingénie à calculer les moindres détails pour en obtenir les meilleurs effets, dans ses efforts pour «tendre des appâts» à une jeune femme qu'il sait pressée par la misère.

Et pourtant, quoiqu'il use de son pouvoir de la façon la plus libre possible, il est rigoureusement exact de dire que «son mariage avec une catin était écrit là-haut». Tout son scénario de séduction était en effet méta-scénarisé dans et par la machination vengeresse de Mme de La Pommeraye. Chacune de ses stratégies, chacun de ses gestes, de ses choix, de ses mensonges avaient été écrits «là-haut»: dans la grande machine à spectacle agencée par la femme fière. La formule qu'emploie le marquis pour annoncer sa décision de se marier explicite bien l'ambivalence de son comportement: «j'arrive déterminé à la plus haute sottise qu'un homme de mon état, de mon âge et de mon caractère puisse faire; mais il vaut mieux épouser que de souffrir». J'arrive déterminé par qui et par quoi? Par lui-même, sans doute, puisque son mariage émane d'une décision volontaire, résultant d'une sérieuse délibération. Mais ce choix est lui-même (sur)déterminé par la machination de son ancienne amie, par les charmes propres de Mlle d'Aisnon, par des croyances et des désirs qui ont été produits en lui par toute une série (largement scénarisée) d'images et de circonstances extérieures.

Mme de La Pommeraye pourrait parfaitement reprendre à son compte ce que Jacques dit ailleurs à son maître (dont il a agencé la chute en découpant les lanières de la selle de son cheval): «il était écrit là-haut et dans ma prévoyance» que cela se ferait ou non. La prudence – vertu suprême du spinozisme – n'est rien d'autre qu'un effort pour s'élever à un niveau supérieur de méta-écriture et de méta-scénarisation des comportements à venir.

En quoi consiste une telle méta-scénarisation? Ici aussi l'exemple de Mme de La Pommeraye est paradigmatique. S'étant fixé un but (marier son amant inconstant à une catin), la méta-conductrice imagine un scénario possible pour conduire à ce but, ce qui constitue la phase d'écriture proprement dite. L'équivalence posée par Jacques entre «là-haut» et la «prévoyance» implique que cette première phase d'écriture relève d'une forme très particulière de liberté: il y avait certes, pour Mme de La Pommeraye, une infinité d'histoires possibles à écrire (une autre fille perdue que Mlle d'Aisnon aurait pu faire l'affaire, une autre maison aurait pu être louée pour elle, d'autres éléments de décors auraient pu en garnir les murs, etc.); mais chacune de ces histoires possibles devait se conformer très étroitement aux conditions particulières caractérisant la complexion singulière des désirs et des croyances du marquis. Cette écriture du scénario relève autant de la liberté d'imagination que de la rigueur d'observation. Dans la mesure où l'observation peut s'affiner infiniment et où notre prévoyance humaine est condamnée à être toujours hésitante, ce travail d'écriture ne peut se borner à un stade initial, qu'il suffirait ensuite de «réaliser»: il est voué à se poursuivre tout au long de la réalisation du projet, à la manière des scénarios de ces romans-feuilletons ou de ces soap operas qui s'écrivent à la petite semaine, en fonction des rebondissements de l'actualité, des maladies ou des grossesses des actrices, des incertitudes de financement, etc. En même temps qu'elle relève du projet, de la pré-voyance et de l'anticipation, la scénarisation comporte toujours également une dimension d'improvisation, de tâtonnements, de réaménagements et de réajustements constants, au fur et à mesure que se déroule une histoire dont la plupart des paramètres nous échappent alors même qu'on y écrit le comportement d'autrui.

En plus d'être la scénariste du mariage du marquis avec une catin, Mme de La Pommeraye accomplit en outre un travail de metteur en scène: elle ne se contente pas de prescrire sous forme d'une liste d'injonctions les manières de vivre que devra adopter Mlle d'Aisnon, ou de lui dicter les lettres qu'elle écrira à son prétendant transi, elle lui indique aussi sur quel ton lui répondre, à quel moment cacher son visage, soupirer ou rougir – tout en se livrant au même travail avec le marquis lui-même (dont elle prétend toujours être la confidente et la conseillère). De par le double jeu qu'elle s'est attribué au sein de son scénario de vengeance, elle est donc également amenée à faire fonction d'actrice, pleurant sur commande, affectant des sentiments d'emprunt, se contraignant pour paraître indifférente au moment même où elle bouillonne intérieurement. On voit que le travail de scénarisation, lorsqu'il est poussé aux extrémités de sa logique, transforme tout acte en geste: le pouvoir consistant à faire agir librement autrui, il ne faut ni recourir à la violence ouverte, ni coller immédiatement à ce que l'on est, mais moduler les apparences de façon à produire les indices qui conduiront l'autre à faire ce qu'on attend de lui.

La pratique de la scénarisation nous plonge donc dans un monde qui relève intégralement de l'artificialité et de la plasticité du spectacle. Mme de La Pommeraye agence une mise en forme du réel où il devient impossible de distinguer ce qui est «factice» de ce qui serait «authentique». Sa virtuosité permet à sa «franchise» de dire au marquis des vérités qu'il entend parfaitement, mais qu'il est incapable de comprendre: «je suis vindicative», «Marquis, prenez garde à vous, vous vous préparez bien des chagrins». Dès lors qu'elle réussit effectivement à capturer des flux de croyances et de désirs, la manipulatrice sculpte non seulement un monde «artificiel» de spectacle, mais la réalité même des affects qui émeuvent les protagonistes: le marquis tombe effectivement amoureux de Mlle d'Aisnon qui, de son côté, malgré son double jeu, en arrive aussi à partager ses sentiments.

Cette transmutation du factice en authentique est d'ailleurs à la racine du renversement final que subit la scénarisation magistrale de Mme de La Pommeraye. Grâce à son génie scénarisateur, son plan s'est déroulé exactement comme elle l'avait prévu: le marquis est tombé dans son piège les yeux fermés, son mariage avec une catin, écrit dans le «là-haut» de son scénario, s'est réalisé avec une fatalité apparemment incontournable, la vengeance de la femme fière se conclut sur un triomphe sans mélange. Sauf que les conséquences de la parfaite réalisation de ce scénario parfait finissent par échapper complètement à son emprise – et par produire des effets symétriquement inverses de ceux qu'elle escomptait. Après un premier choc de surprise et d'infamie, le mariage monstrueux fabriqué là-haut par la scénarisation vengeresse ressemble à s'y tromper à un couple apparié par le Ciel. «Le marquis des Arcis fut un des meilleurs maris et eut une des meilleures femmes qu'il y eût au monde»: «cette Pommeraye, au lieu de se venger, m'aura rendu un grand service». Quant à la vertu d'exemplarité et de dissuasion des infidélités masculines que visait le geste vengeur pour préserver les honnêtes femmes de l'avenir, là aussi la scénarisation parfaitement réussie débouche sur un résultat avorté: «nous n'en avons pas été depuis moins vilainement séduites et trompées», reconnaît l'hôtesse qui raconte toute cette histoire à Jacques.

Si le résultat des scénarisations, des contre-scénarisations et des méta-scénarisations s'avère forcément incertain, c'est bien entendu que, pour un spinoziste comme Diderot, l'enchevêtrement des conduites relève en dernière analyse d'une nécessité qui ressemble à s'y méprendre au chaos (en l'absence d'une Providence divine qui aurait arrangé par avance l'univers en vue d'une finalité transcendante). Le point central de ce roman fataliste n'est toutefois peut-être pas tant un principe de métaphysique qu'une mise en perspective éthique et sociopolitique. Les conduites et les contre-conduites individuelles – même celles qui, comme dans le scénario de Mme de La Pommeraye, impliquent plusieurs acteurs coordonnés dans une même mise en scène – s'inscrivent non seulement dans le chaos ontologique d'une nature non finalisée, mais surtout dans le cadre humain d'institutions collectives. Au-dessus du «là-haut» des prévoyances individuelles, Diderot indique en effet, discrètement, mais fermement, le «là-haut» de niveau encore supérieur des prévoyances sociales.

Au début du roman, Jacques et son maître débattent sur le mot du capitaine, selon lequel «Tout ce qui nous arrive en ce monde est écrit là-haut», l'un doutant si, en souscrivant à ce principe, «il n'y a point de crime qu'on ne commît sans remords», l'autre demandant s'il y a «quelque moyen d'effacer cette écriture». Le narrateur les interrompt pour se moquer de ces «deux théologiens [qui] disputaient sans s'entendre, comme il peut arriver en théologie», et pour nous ramener aux réalités bien plus concrètes et importantes de leur voyage. On apprend ainsi qu'«ils traversaient une contrée peu sûre en tout temps, qui l'était encore bien moins alors que la mauvaise administration et la misère avaient multiplié sans fin le nombre des malfaiteurs». L'entrecroisement chaotique et conflictuel des stratégies d'individus ou de groupes est donc à situer dans le double là-haut que constituent, d'une part, les conditions de vie matérielles qui, précisément, «conditionnent» nos faits et gestes («la misère»), et, d'autre part, les lois et normes de comportements qui structurent nos interactions sociales («l'administration»).

De même que Mme de La Pommeraye méta-scénarise l'entreprise de séduction menée par le marquis des Arcis sur Mlle d'Aisnon, de même les règles promulguées par «l'administration», bonne ou mauvaise, méta-scénarisent-elles les stratégies antagonistes que développent les voyageurs et les brigands qui se croisent sur les grands chemins des contrées peu sûres. Il est écrit là-haut – à savoir dans les lois de réductions budgétaires qui diminuent les prestations d'assistance sociale – que la misère multipliera le nombre des malfaiteurs. Les victimes et les coupables que nous sert quotidiennement le Journal télévisé sont tous, comme chacun de nous, méta-scénarisés par les cadres d'action mis en place par les législations, administrations et normes en vigueur.

Vous serez peut-être tenté, lecteur, de vous rebiffer contre les affirmations ci-dessus. «Parlez sans dissimulation, car vous voyez que nous sommes en beau train de franchise» – comme Mme de La Pommeraye dans son aveu initial au marquis des Arcis. Je vous entends murmurer: contrairement au maître de Jacques, qui se comporte comme un automate, nous ne sommes pas des marionnettes, tirées par les ficelles de manipulateurs virtuoses ou de Big Brothers législateurs! Contrairement à l'imaginaire déterministe, les choses humaines sont moins simples que cela: on peut très bien diminuer les budgets sociaux sans voir mécaniquement les malfaiteurs se multiplier. Tous les miséreux des contrées pauvres ne sont pas des criminels, ni des polichinelles! Nul ne saurait déterminer le pouvoir d'une image ou d'une histoire: qui sait si le festival quotidien de faits divers morbides ne nous cause pas autant de joies secrètes que d'angoisses sécuritaires?

Ici aussi, Diderot s'ingénie à court-circuiter les grands thèmes théologiques de la liberté et du déterminisme, pour prêter attention non seulement aux forêts mal famées où nous voyageons, mais aussi à l'interaction très concrète que nous entretenons pratiquement avec lui en lisant son roman. Au-dessus (du point de vue des niveaux narratifs) de la machine à spectacle montée par Mme de La Pommeraye ainsi que de la forêt fictive où se promène Jacques, mais au cœur de toute activité de storytelling, les dialogues entre le narrateur et le lecteur dont est émaillé son roman illustrent les rapports de pouvoir qui structurent l'activité de scénarisation – rapports dont l'enjeu est précisément pointé comme relevant de la captation de flux de désirs et de croyances:

Puisqu'on écrit pour vous, il faut ou se passer de votre applaudissement, ou vous servir à votre goût, et vous l'avez bien décidé pour les contes d'amour. […] Vous êtes aux contes d'amour pour toute nourriture depuis que vous existez, et vous ne vous en lassez point. L'on vous tient à ce régime, et l'on vous y tiendra longtemps encore, hommes et femmes, grands et petits enfants, sans que vous vous en lassiez.

C'est le double rapport constitutif des publics que Diderot articule ici. Celui qui parle est soumis aux goûts du public, auquel il doit servir ce qui rentre dans le cadre de ses désirs préexistants, par quoi l'auteur est le serviteur de son audience comme Jacques est le valet de son maître. Mais en retour, celui qui parvient à capter l'attention de son public en mobilisant ses croyances et ses désirs renverse le rapport initial de domination en tenant désormais l'audience au régime de sa narration. L'art du storytelling vise à savoir saisir des désirs et des croyances (préexistants) pour se les attacher et les infléchir à son profit. Tout l'enjeu d'une telle scénarisation consiste donc à savoir inventer ce que le lecteur veut entendre – au double sens de «découvrir» (in-venire, investir du déjà donné) ce que ce lecteur se trouve désirer a priori, et d'«inventer» (créer) de nouvelles façons de formuler et de sculpter ces désirs.

Vous voulez des contes d'amour? Vous me tenez par là, puisque c'est de votre attention que vit ma narration? Eh bien, c'est par là aussi que je vais vous tenir à mon tour – en vous fourguant une illustration exemplaire de la puissance d'agir humaine sous couvert de la vengeance d'une femme fière… L'épisode de Mme de La Pommeraye offre en effet l'équivalent romanesque d'une scène filmée au ralenti, qui permettrait de disséquer analytiquement tous les aspects et tous les niveaux d'un acte (proprement) humain. Car c'est chacune de nos actions qui relève de la scénarisation illustrée par cette femme fière: sans avoir sa virtuosité ni sa prévoyance proprement extraordinaires (et pourtant finalement insuffisantes), nous stratégisons toujours nos gestes en fonction des réactions anticipées que nous en attendons d'autrui; nous scénarisons de petites histoires, dont nous espérons que la morale tournera à notre profit, et au sein desquelles nous tentons de méta-scénariser les petites histoires que se raconte autrui.

Le roman de Diderot permet certes d'articuler clairement les différents niveaux en jeu. Au plus proche de l'ici-bas (niveau i),un marquis, las de son amie actuelle, cherche à piéger une jeune dévote; une pauvre fille s'efforce d'échapper à la misère et à la prostitution. Dans l'élévation d'une première méta-scénarisation (niveau ii), une virtuose de la prévoyance et de la machination instrumentalise ces scénarios pour les rediriger en direction de sa soif de vengeance. Au-dessus de ces conduites, contre-conduites et méta-conduites individuelles, des législateurs, prêtres et moralistes ont depuis des siècles écrit là-haut (niveau iii) des cadres généraux qui orientent ces comportements particuliers. Enfin, aux limites supérieures où le monde fictionnel rencontre la réalité historique de l'auteur (niveau iv), le storyteller discute avec son auditoire pour négocier les modalités de narration de ce conte d'amour à visée philosophique.

Comme on l'a vu chemin faisant, tous ces niveaux analytiques se condensent, se superposent et parfois s'écrasent à l'intérieur de notre moindre geste. Mme de LaPommeraye, dans la scène initiale du faux aveu de refroidissement, est à la fois actrice dans son scénario de capture (i), méta-scénariste des comportements du marquis (ii), réformatrice des mœurs en espérant que sa vengeance exemplaire induira chez les hommes des attitudes plus respectueuses des femmes (iii), et raconteuse d'histoires qui doit se plier aux désirs de son public pour mieux les reconditionner selon ses visées propres (iv). Le «là-haut» est en interaction constante avec «l'ici-bas», les dénivellations de pouvoir pénétrant chacune des relations qu'entretiennent les agents, selon une intrication analysable formellement, mais inextricable pratiquement. Ce qui reste constant au sein de tous ces nouages de conduites, de contre-conduites et de méta-conduites, c'est qu'à chaque fois la puissance d'agir se mesure au pouvoir de méta-scénarisation.

La dimension aliénante et inquiétante de ce pouvoir de méta-scénarisation tend toutefois à s'atténuer à l'occasion des dialogues au cours desquels le lecteur (fictif) est mis en scène par l'auteur (réel). Vous savez bien, lecteur, que ce n'est pas vraiment vous qui parlez lorsque s'exprime «le lecteur» du livre. De même qu'à travers mes scénarisations, mon acte se transforme en geste, et l'agent que je suis en acteur, de même, lorsque je suis la cible des scénarisations d'autrui, est-ce toujours un simulacre de ma personne qui se trouve méta-écrit par ses machinations. Le lecteur singulier (réel) que vous êtes n'a peut-être aucun goût pour les contes d'amour. Diderot n'en manipule pas moins vos neurones, en captant votre attention pour vous faire suivre, ligne à ligne, l'évolution de sa narration. Vous n'en gardez pas moins une distance envers le simulacre de lecteur qu'il met en scène, distance qui vous permet toujours de mesurer ce qui vous sépare et ce qui vous rapproche de ce simulacre.

C'est sur cette distance – infiniment modulable et par le scénariste et par le scénarisé – que repose la différence essentielle qui sépare une scénarisation (inter-humaine) d'une simple programmation (machinique). C'est précisément parce que nous ne sommes pas des marionnettes ni des polichinelles que nous nous méta-scénarisons (au lieu de nous programmer comme de simple computeurs). Et c'est pour la même raison que les activités de scénarisation relèvent d'un pouvoir (et non pas d'une violence ou d'une contrainte), puisque l'irréductible métalepse entre les niveaux de narration assure toujours une certaine marge de liberté au scénarisé.

Jacques le fataliste et son maître illustre donc le pouvoir de conditionnement de la scénarisation sans jamais tomber dans le fatalisme vulgaire de l'impuissance d'agir, et il ne renverse les rapports du maître et du serviteur que pour marquer les limites de toute prétention de maîtrise. En tant que roman (story), il constitue bien une machine à reconditionner nos imaginaires, ou, pour reprendre les termes employés par Diderot à propos de l'Encyclopédie, une machine destinée à «changer la façon commune de penser». Mais précisément, de par cette définition même, sa visée est de nous faire penser (et non seulement de programmer nos comportements). Comment exactement la scénarisation nous conditionne-t-elle à penser? C'est ce que va essayer de préciser le chapitre suivant.


Autres extraits: « Doux pouvoir » et scénarisation et Du mythe interrompu à l'épopée en chantier.

Retour au sommaire du dossier Storytelling




Yves Citton

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 4 Février 2010 à 16h15.