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La pudeur et la honte

Par Jean-Pierre Martin


Extrait (p. 49-53) de La Honte. Réflexions sur la littérature, Gallimard, coll. «Folio Essais», février 2017 (1ère édition: Le Livre des hontes, Seuil, coll. «Fiction & Cie», 2006). Cette page est reproduite dans l'Atelier de Fabula avec l'aimable autorisation de l'auteur et de son éditeur.



Compte rendu dans Acta fabula: De la honte comme littérature, & de la littérature comme honte, par Alexandre Seurat


Dossier Emotions





La pudeur et la honte


Il y a certainement des écrivains qui ont à un âge précoce tourné le dos à ce qu'on appelle communément la honte. Chacun exerce comme il le peut, en littérature, sa pudeur, jusque dans une feinte ostentation. La position dans la société, la dose plus ou moins grande de répugnance à l'égard de l'origine familiale, sociale ou nationale, ne comptent pas pour rien dans cette distribution complexe entre les champions du tout-dire et ceux du tout-cacher. Constatons cependant ceci: dans l'après Rousseau, l'après Dostoïevski et l'après Freud, le fantasme de la honte — conscience malheureuse de l'écrivain, mais aussi forme particulière de sa lucidité — est souvent au cœur de la création littéraire. La honte hante le phrasé des livres de l'aveu, elle rôde dans leur ponctuation. Sous le règne du regard de l'autre, son principe négatif traverse, tel un secret indéchiffrable, les œuvres de Conrad, de Hawthorne, et de Kafka. Mais encore: Powys, Gombrowicz, Michaux, Genet, Leiris, Beckett, Bassani, Rushdie, Duras, Philip Roth, Annie Ernaux, Marie Ndiaye, Del Castillo, Mishima, Dazaï Osamu, Coetzee, d'autres encore, soit qu'eux-mêmes la désignent explicitement comme l'œil du cyclone, soit que ce sentiment transpire à travers leur œuvre comme une sensation irrépressible.


Qu'ont-ils en commun, ces auteurs? Est-ce une confrontation inévitable, générale, avec la catastrophe de l'histoire? Est-ce le fait d'avoir traversé une époque où la tentation politique fut particulièrement forte («il s'en fallut d'un cheveu, prétendit Gombrowicz, pour que je devienne communiste») — face à laquelle ils durent inventer des formes nouvelles de narcissisme littéraire, un narcissisme de résistance, en quelque sorte, contre ce que Bataille nomme les systèmes d'appropriation historique?


Rien fondamentalement ne réunit, dira-t-on, ces enfants humiliés, même s'ils semblent avoir en partage les secrets du monde qui les entoure et de l'histoire qui les traverse, même s'ils ont en commun un héritage littéraire. À l'image de Dostoïevski qui a «honte d'être russe, honte d'être le fils de son père, honte d'être Fiodor Mihaïlovitch Dostoïevski[1]» et ne peut adhérer à rien, l'écrivain de la honte est un expatrié, un heimatlos, un orphelin, un mauvais fils, un anti-familialiste, un déserteur, un solitaire, un écrivain de la rupture. C'est pourquoi il se sent partout comme un étranger — y compris dans l'espace de la littérature —, voulant jouir à l'écart des Belles Lettres: «Il faut être bassement épris de soi, pour en parler sans honte, écrit Dostoïevski au début de L'Adolescent. […] Je ne suis pas littérateur et je ne veux pas l'être. Traîner l'intimité de mon âme et une jolie description de mes sentiments sur leur marché littéraire serait à mes yeux une inconvenance et une bassesse[2]


On pourrait sans doute déceler un temps inaugural de ces épousailles, en Europe, entre la honte et la littérature. Il n'est sans doute pas étranger à ce moment où s'invente ce qu'on a appelé, depuis, l'autobiographie, à ce moment Rousseau qui se prolonge et s'approfondit en particulier chez Leiris; ce moment où l'individu déplie ses faiblesses et impuissances dans toute leur extension, où il prend dans cette intention le risque d'un langage; ce moment où l'écrivain, tirant le maximum d'une leçon déjà ancienne, l'exténuant, semble nous dire: ceci est plus qu'un livre, c'est mon corps, mon expérience nue, que l'écrit dévoile ou dévoie.


Dès lors, la spirale du dénudement était inéluctable. Il n'aurait pas fallu commencer à évoquer quoi que ce fût d'intime. Il n'aurait pas fallu donner une telle ampleur à cet affect dont on pouvait pressentir que tout en n'étant pas a priori extrêmement séduisant, il se porterait tout de même assez bien dans les défilés de la littérature — se drapant et se complaisant, s'arrangeant et se maquillant avec goût.


D'autant plus que le décor se prêta de plus en plus à une telle exhibition: un sentiment de dévalorisation semblait accompagner la situation faite peu à peu à l'écrivain lui-même, tributaire d'une imago de la littérature qui ne cessait de changer. Dominique de Roux écrit à propos de Gombrowicz: «Jamais l'insondable misère de l'impuissance d'état de la littérature ne fut dénudée avec un tel acharnement, avec une plus tranchante élégance[3].» Mais ce qui vaut pour Gombrowicz s'applique à quelques autres contemporains capitaux. Le XXe siècle fut aussi ce moment historique où la légende dorée de la littérature se trouva éraillée; où les mots littérature, écrivain, littérateurs furent rabaissés, démythifiés ou désacralisés; où l'écrivain déchu éprouva de la répulsion à côtoyer ses pairs, les désignant comme des «gendelettres» (Beckett) ou des «ornementateurs vaniteux» (Michaux); où Bernanos crut avoir gagné le droit, comme il l'affirma avec véhémence, de «ne plus se dire “homme de lettres” mais vacher», ce qui lui parut bien préférable; où l'écrivain autrichien Karl Kraus déclara: «Pourquoi un homme écrit-il? Parce qu'il n'a pas assez de caractère pour s'en abstenir.»; où Céline affirma: «J'ai toujours trouvé indécent, rien que le mot: écrire![4]»; Où Leiris avoua avoir honte de son «personnage littéraire», en ressentant de plus en plus la «hideur[5] »; où Cesare Pavese dit en guise d'adieu, avant de se suicider: «Assez de mots. Un acte. Jamais plus je n'écrirai»; où les lauriers eux-mêmes eurent pour effet, parfois, de culpabiliser l'élu (ainsi Jean Carrière, l'auteur de L'Épervier de Maheux, prix Goncourt, ne comprenant pas «pourquoi tant de gens sont à la recherche de leur propre statue», regrettant les honneurs factices, et ce qu'il considéra comme une compromission: «Chaque fois que je relisais La Littérature à l'estomac, j'avais honte[6].»)


Le XXe siècle fut ainsi particulièrement l'époque où les raisons d'écrire, les raisons d'en passer par là, par une pratique sociale en fin de compte, la littérature, s'assombrirent sous l'effet d'une mauvaise conscience. Cette concession elle-même sembla honteuse, ce compromis, inacceptable. Au regard d'une nudité recherchée, la littérature faisait figure d'artifice: n'était-ce pas une faute supplémentaire, ce défi nouveau, cette tentation exhibitionniste? N'était-ce pas, aussi, une mystification? «Tout raconter sur soi et pourtant ne rien révéler», écrit Handke dans son journal, L'Histoire du crayon, et telle pourrait être la devise de tout auteur confessionnel aujourd'hui.


De sorte que l'histoire contemporaine de l'individualité littéraire n'est plus seulement marquée par la honte d'un nom, d'un corps, d'une famille, d'un pays où elle se trouverait confinée — ni même par la honte de la singerie universelle et de l'absorption par l'autre, telle que Gombrowicz l'a décrite, jusque dans cet espace qu'on aimerait fermé, celui de la littérature. Plus encore qu'à des incompatibilités dénombrables, l'écrivain est confronté à une honte plus englobante, interne, presque métaphysique, une honte de la limitation en général, ou plutôt de ce reste que l'illimitation de la littérature ne peut résorber, auquel cependant elle a affaire: là où se joue cette étrange opération d'un sujet qui s'écrit dans l'histoire, d'une expérience langagière qui se publie, d'un intime qui se montre, avec ses signes et ses rituels — nom et fiction d'auteur, manuscrit, livre imprimé, légende de soi.


Plus qu'une conscience malheureuse, la honte (ou le secret, ou l'arrogance) de l'écrivain serait sa surconscience, la forme particulière de sa lucidité, qui le fait hésiter un instant entre ses masques et ses dénudements pour choisir en fin de compte, avec art et prudence, dans un triomphe du langage, le régime propre de ses exhibitions et de ses pudeurs.



Jean-Pierre Martin
2006 (rééd. 2017)


Pages associées: Emotions, Ecritures de soi, Autobiographie?


[1] René Girard, Critiques dans un souterrain, Le Livre de poche, «Biblio Essais», 1976, p.115.

[2] Dostoïevski, L'Adolescent, trad. par Pierre Pascal, 1956, Gallimard, «Folio», p.3.

[3] Gombrowicz, Testament. Entretiens avec Dominique de Roux, Gallimard, 1996, «Folio Essais», p.283.

[4] Céline, D'un château l'autre (1951), in Romans, t. II, Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», p.93.

[5] Leiris, Lettre de Leiris à Zette du 25 mai 1931, in Afrique fantôme, Gallimard, «Quarto», p.105.

[6] Cité par Raphaëlle Rérolle, «Le cauchemar de Jean Carrière», Le Monde, vendredi 29 août 2003.



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Dernière mise à jour de cette page le 23 Janvier 2018 à 21h16.