Atelier



Ivanne Rialland

Approche rhétorique du storytelling: la preuve par l'exemple

Ce texte est une version remaniée d'une intervention prononcée lors de la table ronde «le storytelling, fil intégrateur des stratégies de communication» qui s'est tenue le 25 septembre 2009 lors des journées de rencontres professionnelles Paris 2. 0.



Approche rhétorique du storytelling: la preuve par l'exemple


J'avais, au moment de sa parution, proposé sur Fabula un compte rendu du livre de Christian Salmon, Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits (2007). J'y établissais pour conclure un lien entre storytelling et mythe, qui visent tous deux à imposer un comportement. Mais le mythe est un récit qui fonde un ordre des choses, un récit ontologique plutôt qu'éthique et, à la réflexion, ce serait bien plutôt avec l'exemplum médiéval que le storytelling entretient des liens de parenté. On est ainsi conduit à remplacer l'approche narratologique du storytelling — son étude en tant que récit — par une approche rhétorique du phénomène — son insertion dans une stratégie de persuasion. L'analyse narratologique, parce qu'elle peut rendre compte de tout récit, favorise en effet l'amalgame, dans lequel Christian Salmon tombe parfois sans que cela enlève à son ouvrage son intérêt: à moins de dire que tout récit relève du storytelling, il est difficile de poser comme similaires les jeux vidéo employés pour l'entraînement des soldats et l'usage d'histoires pour inciter au changement dans l'entreprise ou faire vendre un produit. Dans le premier cas, ce qui est exploité est une capacité cognitive de la fiction de créer des expériences virtuelles: si l'illusion fictionnelle est utile au moment du jeu, elle n'a pas pour vocation de modifier la vision du monde du soldat. Dans les autres cas, c'est la valeur persuasive de ces histoires qui est utilisée: il ne s'agit pas d'apprendre un faire, mais d'adhérer à des valeurs, adhésion qui, dans un deuxième temps, peut modifier le comportement.

Cet usage persuasif de l'exemple narratif est analysé par Aristote: le paradeigma et l'enthymème forment les deux grands types de preuves communes aux trois genres oratoires. On peut alors, comme Florence Pellegrini dans sa recension d'Argumentation et narration[i], rabattre le storytelling sur le paradigme. Dans ce volume, Jean-Michel Adam décrit notamment le rôle persuasif de l'exemple dans une intervention de Jacques Chirac par le biais d'une analyse linguistique qui pourrait tout à fait s'appliquer à certains des cas de storytelling pointés par Christian Salmon. Jean-Michel Adam souligne l'importance de l'apparente véracité de l'exemple et sa capacité à atteindre le général à travers le particulier, sans qu'il y ait généralisation, mais neutralisation des deux catégories[ii].

Cependant, le recours au storytelling dans les discours sociaux contemporains nous paraît plus proche de l'usage médiéval de l'exemplum[iii]. Dans l'Antiquité, l'exemple narratif, utilisé surtout lors de plaidoiries, présente souvent un héros, au sens fort du terme, dont le prestige importe dans la persuasion. De plus, l'exemple n'a pas pour objectif de changer un comportement, mais une opinion. L'exemplum médiéval, au contraire, propose un modèle. L'histoire, dont la véracité est particulièrement importante, est celle d'un personnage quelconque, dont les actions sont proposées à l'imitation, dans le cadre généralement d'un sermon[iv]. Les exempla sont en effet fortement ancrés dans le discours chrétien et, réunis en recueils, sont l'un des trois types d'arguments à disposition des prêtres, avec les auctoritates (la parole d'autorité de la Bible ou des Pères de l'Église) et les rationes (le raisonnement logique). L'intérêt des exempla comme du storytelling est de susciter une adhésion affective, en favorisant l'identification à un personnage, et de pousser à la convertir aussitôt en agir. L'exemplum, plutôt qu'être une preuve commune aux trois genres, se rattache de la sorte au genre épidictique. Durant l'Antiquité grecque, celui-ci s'incarne dans les éloges funèbres des héros, dont Nicole Loraux[v] a montré le caractère central pour la communion de la cité autour de ses valeurs: le but du genre épidictique est de proposer des valeurs à l'adhésion et ainsi de créer un lieu commun, un espace de partage de sens qui définit une communauté.

Prenons à présent un exemple actuel, avec la campagne d'EDF dont le slogan est: «Changer l'énergie ensemble». Les affiches, pour ne parler que d'elles, représentent toutes un individu, employé d'EDF, entrepreneur ou particulier, et un texte expliquant comment ce personnage tâche, avec l'aide d'EDF, de préserver l'environnement. L'histoire d'Emilia Visconti est particulièrement frappante:

C'est en Autriche qu'Emilia a vu une éolienne pour la première fois. Elle avoue avoir été séduite par son esthétique, sa simplicité et son intégration dans le paysage. Sept ans plus tard, elle n'imaginait pas qu'en qualité d'ingénieur d'EDF Énergies Nouvelles, elle serait en charge de la réalisation de centrales éoliennes comme celle de Campidano […]. Vivant en Italie, mariée et maman depuis quelques mois, Emilia se sent de plus en plus concernée par la protection de l'environnement[vi].

Après une citation des propos d'Emilia, on lit: «Découvrez les histoires de ceux qui changent l'énergie dès aujourd'hui sur edf.com». On est là face à un exemplum caractérisé: la vie d'une personne est donnée en modèle, afin que le lecteur adopte son comportement et qu'il adhère à des valeurs, intégrant de ce fait la communauté de ceux qui «changent l'énergie ensemble». Le site Internet d'ailleurs concrétise ce lieu commun de partage des valeurs. Par ce biais, EDF mène d'une part une politique d'image, en tâchant de s'identifier à des valeurs écologiques qui prennent une importance grandissante dans la société, et d'autre part, incite à rester ou à redevenir client, puisque le comportement du modèle est permis en tout ou en partie par EDF.

Cette analyse rhétorique du storytelling permet également, pour conclure, de pointer le glissement de la publicité du genre rhétorique démonstratif (convaincre de prendre une décision) au genre épidictique (adhérer à des valeurs) et, en même temps, l'autonomisation de l'exemplum qui tend à se passer du raisonnement logique — ce qui explique sa convergence avec le discours mythique, qui échappe lui à l'argumentation pour se proposer à une herméneutique[vii]. Cette métamorphose rend le rôle de l'exemplum crucial dans le discours publicitaire: c'est par l'imitation que le genre épidictique peut déboucher de façon privilégiée sur une action — un achat, en l'occurrence. Elle permet aussi de comprendre le recours à des histoires de «vrais gens»: la (prétendue) véracité de l'histoire renforce son impact et la substitution des gens ordinaires aux héros (aux stars) pointent la tendance de la société à passer d'un modèle pyramidal à un modèle en réseaux où le pair a un pouvoir de persuasion plus grand que les auctoritates [viii].


Page associée : Storytelling



[i] Florence Pellegrini, «Raconter (qu')est-ce (qu')argumenter?», Acta Fabula, Notes de lecture, URL : http://www.fabula.org/revue/document5224.php.

[ii] Jean-Michel Adam, «Énonciation et narration. Fragments de rhétorique chiraquienne», Argumentation et narration, édité par Emmanuelle Danblon, Emmanuel de Jonge, Ekaterina Kissina et Loïc Nicolas, Bruxelles, Éditions de l'université de Bruxelles, coll. «Philosophie et société», 2008, p. 19-28.

[iii] Nous nous appuyons pour la définition de l'exemplum et sa distinction avec le paradigme aristotélicien ou l'exemplum latin sur l'ouvrage de Claude Bremond, Jacques Le Goff et Jean-Claude Schmitt, L'«Exemplum», Turnhout (Belgique), Brepols, coll. «Typologie des sources du Moyen Âge occidental», 1982.

[iv]

L'«Exemplum» propose la définition suivante: «un récit bref donné comme véridique et destiné à être inséré dans un discours (en général un sermon) pour convaincre un auditoire par une leçon salutaire», ibid., p. 37-38.

[v] Nicole Loraux, L'Invention d'Athènes. Histoire de l'oraison funèbre dans la «cité classique», nouvelle édition abrégée, augmentée d'une préface, Paris, Éditions Payot & Rivages, coll. «Critique de la politique Payot», 1993.

[vi] Cette publicité est analysée de façon très amusante dans Le Tigre. Curieux magazine curieux, n° 33, septembre-octobre 2009, p. 74-76. Le magazine pointe le ton de conte de fées et la symbolique phallique du texte, en effet frappants.

[vii] C'est cette autonomisation qui peut faire voir en Kate Moss une construction mythique, voir Christian Salmon, Kate Moss Machine, Paris, La Découverte, coll. «Cahiers libres», 2010.

[viii] Il est ainsi significatif que la campagne d'EDF ne comporte qu'une seule personnalité, le nageur olympique Alain Bernard.



Ivanne Rialland

Sommaire | Nouveautés | Index | Plan général | En chantier

Dernière mise à jour de cette page le 21 Mars 2010 à 21h51.