Atelier


Séminaire Sortir du temps: la littérature au risque du hors-temps organisé par Henri Garric et Sophie Rabau.

Séance du Lundi 4 décembre 2006


Christine Baron: Temps et éternité. Kierkegaard. Quelques remarques à partir de la notion de temporalité chez Kierkegaard.


Tout d'abord, les observations de Kierkegaard sur la notion d'éternité dans son oeuvre sont quantitativement peu importantes, ce qui est étonnant, au regard de la place centrale que cette question occupe dans sa pensée, et du fait que le religieux constitue la sphère d'existence qui est la mesure des autres, et l'aboutissement d'une dialectique ascendante. Ces remarques se concentrent dans Le Concept de l'angoisse et dans L'Alternative et les Stades sur le chemin de la vie. Il semblerait que cette question soit le point aveugle à partir duquel se donne à lire non pas un système philosophique, mais une conception de la pensée et de l'existence, de la relation de l'immanence à la transcendance à partir du problème du temps, ou plutôt du fait que Kierkegaard ne considère pas le temps comme un problème, précisément, mais comme la condition de l'exercice d'une pensée qui reconnaît à la fois sa finitude et son engagement historique selon une certaine relation qu'entretient la conscience avec la temporalité.

En effet, la pensée de Kierkegaard invite à rompre avec un certain nombre de croyances concernant le temps:

1. Le temps n'est pas, dans son oeuvre, en opposition polaire à l'éternité comme si l'éternité était le siège de l'immuable, du divin par contraste avec le devenir temporel.

2. Second préjugé: L'éternité dans la pensée chrétienne naïve précède la temporalité; elle la fonde, et elle a sur elle priorité ontologique et temporelle. Or, pour Kierkegaard, il y a un «devenir éternel» un cheminement dans lequel l'éternité est l'objet d'une conquête et n'est pas «en arrière» comme un Eden à reconquérir mais comme un horizon de la vie humaine du «chevalier de la foi». Cette éternité se situe hors toute perspective collective du salut, elle concerne le mouvement d'une histoire singulière de la conscience, non répétable, strictement de l'ordre de l'intériorité.

3. La tradition philosophique païenne et le christianisme pensent l'antinomie absolue de l'instant et de l'éternité, de la temporalité du fini et de l'infini. Kierkegaard tient ensemble l'inconciliable; l'un des aspects (peu commentés) du paradoxe de sa pensée tient en ceci que le fini puisse s'approprier l'infini. Le mystère de l'incarnation est précisément à la croisée des deux mondes; en ce sens, il est «scandaleux», comme l'homme, synthèse d'éternité et de temporalité.

Cette synthèse suppose une suspension de la rationalité pour penser l'exception. L'exception de la foi n'est pas l'irrationalité mais elle entretient un rapport dynamique à la pauvreté du rationnel, et une attention à ce qui dans la pensée ne relève pas du concept.

Cette question de l'infini temporel ou de l'éternité ne relève donc pas purement et simplement de l'abandon d'une perspective philosophique au profit d'une perspective religieuse sur le temps mais du maintien des deux exigences, et d'une rationalité du paradoxe, ou d'une critique interne de la philosophie comme ce qui manque la dimension existentielle. C'est à la croisée du concept et de l'expérience d'une dualité qu'il faut tenter de comprendre cette question.

Ces trois points étant posés. Nous allons d'abord envisager ce que n'est pas l'éternité pour Kierkegaard qui, au début du XIXe siècle, pour penser cette notion, dispose d'une tradition philosophique double de la pensée du temps (d'une pensée dualiste du temps) et d'une pensée hégélienne de l'histoire . Kierkegaard non seulement n'adhère pas à ces catégories, mais il les recompose.

Lui semblent également insuffisantes les conceptions post-platonicienne, kantienne du temps, l'eschatologie chrétienne dont il est héritier, la pensée de Hegel . Tout l'effort de sa pensée va donc consister à se démarquer de cette tradition et à repenser la notion d'éternité.

  1. Ce que n'est pas l'éternité kierkegaardienne

Le désir d'éternité est un topos philosophique qui procède d'une dualité de l'âme et du corps et d'un désir ascétique de dépassement de la dimension physique de l'homme vers sa dimension spirituelle censée lui conférer accès à la vérité. Se libérer du corps, apprendre à souffrir est une exigence du monde païen et la mort y est considérée comme une délivrance de la prison des sens. L'éternité a donc une fonction cognitive et éthique, selon cette tradition.

Dans la pensée chrétienne, le corps est la dimension de l'instant mais l'instant n'est pas réductible à la jouissance esthétique et à sa résolution dans le temps. L'homme est considéré comme un être temporel. Les stades sont autant d'étapes non dans une dialectique ascendante comme celle de Platon (une dialectique intellectuelle) mais une dialectique du vouloir. L'éternité n'est pas un donné mais un choix (s'élève contre la doctrine de la prédestination). L'éternité n'est pas le «lost paradise» du monde des idées, mais ce qui fonde l'action dans le monde.

Ces remarques permettent d'établir une typologie sommaire des 3 types de suspension du temps que Kierkegaard récuse et qu'on pourrait résumer de la manière suivante:

  1. L'immortalité:

Celle-ci est une éternité à visage humain (elle prend d'ailleurs dans l'humanisme de la Renaissance la figure de la gloire littéraire). Cette éternité procède de ce qu'Alquié appelle dans Le désir d'éternité le refus affectif du temps, ou le désir de conservation d'un état présent heureux. C'est l'éternité du mauvais infini, celle que Faust (qui est un grand mythe kierkegaardien) appelle de ses voeux lorsqu'il pactise avec le démon pour obtenir l'éternelle jeunesse et l'amour de Marguerite. C'est la tentation démoniaque de la vie sans terme qui est une caricature de l'éternel chrétien.

  1. L'intemporalité:

Elle marque l'idée que l'homme est de tout temps et de tout lieu, ou l'éternité opposée à l'historicité. Si l'histoire occupe peu de place dans la dialectique kierkegaardienne, elle apparaît cependant comme la condition indépassable de l'humanité. La soustraction à l'histoire est la bévue fondamentale de la philosophie qui considère la vérité comme ce qui apparaît sub specie aeterni.

3. L'a-temporalité:

Voisine de la précédente, elle considère la nécessité de la séparation de la pensée et de la présence au monde. Le rationalisme occidental s'est constitué à partir d'une opposition au changement des apparences (ce qui a permis à Platon de sortir des impasses du scepticisme pyrrhonien, et des présocratiques héraclitéens). La métaphysique platonicienne suppose au sein du devenir une permanence. Cette permanence selon Platon, serait ce dont le temps est issu, voir le Timée: «C'est sur le modèle de la substance éternelle que le temps a été fait, de telle sorte qu'il lui ressemblât le plus possible, selon sa capacité.» (P 69).

A cela, on pourrait ajouter la remarque selon laquelle les lois de la science moderne comme paradigme cognitif se règlent sur cette conception du temps, posent un temps idéal de l'expérience qui implique sa constante répétabilité. Cette atemporalité rationnelle est la condition que se donne la pensée, elle est de l'ordre du fondement a priori du temporel.

Elle suppose la subsomption de la cause et de l'effet sous la catégorie de la finalité intelligible. C'est Hegel qui va réaliser cette dialectique temporelle, car la raison est puissance de réalisation et de différenciation temporelle. L'esprit s'assimile toute expérience concrète et l'histoire universelle apparaît comme l'histoire de l'avènement de son propre avènement qui, dans la pleine conscience de soi-même, abolit l'historicité.

Ces thèses connues ont baigné l'éducation philosophique de Kierkegaard et il n'a pas de mots assez durs pour condamner une conception de la pensée sous les espèces de l'éternité. Voir le début du Post scriptum définitif et non scientifique aux Miettes philosophiques IIe section, (OC XI):

« La langue de l'abstraction ne mentionne à vrai dire jamais ce qui constitue la difficulté de l'existence et de l'existant, et elle ne donne encore moins l'explication. Justement parce qu'elle est sub specie aeterni la pensée abstraite ne tient pas compte de la temporalité, du devenir propre de l'existant et de la misère que connaît l'existant du fait qu'il est une synthèse de l'éternel et du temporel, plongée dans l'existence. Si l'on admet maintenant que la pensée abstraite est ce qu'il y a de + élevé, il en résulte que la science et les penseurs délaissent fièrement l'existence et qu'ils nous laissent à nous autres hommes le pire à digérer. Et même il en résulte encore autre chose pour le penseur abstrait lui-même.

(...) L'insuffisance de l'abstraction éclate justement dans toutes les questions qui concernent l'existence; elle commence par écarter la difficulté en l'omettant, puis elle se vante de tout expliquer. Elle explique l'immortalité en général et tout va à merveille, car l'immortalité devient identique à l'éternité, celle qui est essentiellement le milieu, le medium de la pensée. Mais quant à savoir si un existant particulier est immortel, ce qui est bien la difficulté, l'abstraction n'en a cure. La pensée abstraite m'aide ainsi, touchant mon immortalité, en me tuant comme individu ayant une existence particulière pour me rendre alors immortel; elle me secourt à la façon du médecin de Holberg dont la drogue tua le malade mais chassa aussi la fièvre. (...)

Tandis qu'un homme réel, synthèse de fini et d'infini, trouve justement sa réalité dans la sauvegarde de cette synthèse et est infiniment intéressé à exister, un pareil penseur abstrait a une double nature; il est un être imaginaire vivant dans l'être pur de l'abstraction, et parfois une triste figure de professeur dont le moi se défait comme on pose sa canne.»

Kierkegaard pose ensuite la différence entre le penseur professionnel moderne et le penseur de l'Antiquité qui était un existant; l'ataraxie elle-même comme suspension des conditions empiriques du devenir est une tentative existentielle pour se soustraire au temps et aux passions; elle est le contraire d'une pensée abstraite sub specie aeterni, en tant qu'elle pose en termes existentiels une question à l'existence (fut-ce pour s'en détacher).

Or, la condition temporelle est celle de l'action dans le monde et penser selon le possible, et non selon le réel, c'est nier l'action.

«Hegel a parfaitement raison de dire que sous les espèces de l'éternité, dans le langage des abstracteurs, il n'y a pas de aut-aut. Comment, je le demande, pourrait-il se trouver une alternative puisque l'abstraction et l'atemporalité suppriment la contradiction...; Hegel et ses adeptes feraient bien mieux de nous expliquer ce que signifie cette comédie où ils introduisent en logique, la contradiction, le passage la négativité (simulacres de temps selon K).» «Quand j'enlève de l'existence l'alternative, cela signifie que je supprime l'existence, mais non l'alternative dans l'existence»[i]

Et K d'ajouter que «tout exercice logique de la pensée est en langage abstrait et sub specie aeterni. Penser ainsi c'est omettre la difficulté qui consiste à penser l'éternel dans le devenir, comme on y est bien obligé, puisque le sujet pensant est lui-même dans le devenir. Penser l'existence abstraitement c'est essentiellement la supprimer; le mérite est semblable à celui, tant vanté de la suppression du principe de contradiction.Or, l'existence est inconcevable sans le mouvement qui est inconcevable sub specie aeterni

L'éternité est, selon Kierkegaard dans une dialectique féconde avec le temps, elle est un élément du temps, sans quoi l'essentiel est manqué; il marque l'existence dans la pensée de Hegel de termes qui supposent le temps, mais qui en tant que temporalité dialectique, posent une vérité positive de l'existence hors le temps.

«Quand dans la pensée pure on parle d'une synthèse immédiate de la réflexion en soi et de la réflexion en autre chose et qu'on ajoute que cette synthèse est supprimée, il faut bien qu'un facteur intervienne entre les moments de la synthèse. Quel est ce facteur? C'est le temps. Mais le temps se refuse à prendre place au sein de la pensée pure. Que signifient alors les termes de suppression, de passage, et de synthèse nouvelle? D'une façon générale, qu'est-ce que cette façon de penser où on ne fait jamais que semblant de penser, parce que tout ce que l'on dit est absolument révoqué?».

Kierkegaard note qu'un telle pensée ne relève ni de l'abstraction qui conserve encore un rapport avec ce dont elle s'extrait, ni de la réalité. L'unification hypothétique de la pensée sous le signe du non-lieu et du non-temps de la possibilité est une caricature de la philosophie; elle pense la réalité dans le milieu de la possibilité. Or l'existant ne vit pas dans la possibilité de la pensée pure «L'abstraction exige de lui qu'il devienne désintéressé pour savoir; l'éthique exige de lui qu'il trouve son intérêt infini à exister.»

Ainsi, prétendre prouver l'existence par la pensée (comme le fait Descartes par le cogito) est un non-sens. L'éternité n'est pas la suspension du temps empirique pour réaliser une intéressante expérience de pensée détemporalisée, mais elle est la condition même du temps (au sens transcendantal).

Il n'y a donc pas de contradiction entre la temporalité et l'éternité. L'éternité (y compris chez les chrétiens) est pensée en termes d'immobilité, de certitude et d'exemption du temps empirique (c'est le temps du salut, de ce qui est prêché par ce que Kierkegaard nomme les «chrétiens du dimanche»); au contraire c'est dans toute sa tension que Kierkegaard tente de penser une catégorie qu'il place au terme d'un itinéraire personnel, non comme ce milieu neutre de la pensée abstraite qui suppose un détachement des contingences temporelles mais comme la signification même du temps, non comme un point stable d'où les vicissitudes temporelles pourraient être surplombées mais comme ce qui engage l'inquiétude même du devenir.

Un exemple va nous permettre de comprendre à quel point l'éternité kierkegaardienne (qui implique une religiosité chrétienne) est différente de l'éternité grecque. La conception de l'éternité comme repos, Kierkegaard la met en relation avec la représentation sculpturale et monumentale de la divinité. En ce sens, il rejoint Hegel (pour une fois!) car «compte tenu de l'absence de la notion chrétienne d'esprit, l'art classique présente la divinité selon un principe d'équilibre entre la forme et le sens.» (Jacques Colette L'Ontologie kierkegaardienne). Cet équilibre est celui d'une adéquation sans reste et d'une plénitude visible dans la sculpture grecque.

Or, le classicisme grec rapporte la question de l'éternité à un contenu (il y a une positivité de la notion selon les classiques, absente de la pensée de K). L'éternel n'est pas un contenu. Alors que la réminiscence platonicienne voudrait trouver le sens éternel du devenir là où le devenir se totalise, là où le temps est nié et dépassé (la remémoration est le visible), l'éternité pour le chrétien est l'imminence de dieu; c'est une éternité dynamique, un certain état des rapports de la conscience avec le divin, et non un contenu substantiel.

NB: André Clair note que le monde éternel des idées a deux fonctions chez Platon; une fonction ontologique, et une fonction gnoséologique. L'éternité constitue ainsi la stabilité fonctionnelle nécessaire à la connaissance de l'être. Surtout, un savoir qui n'est pas distinct de la morale chez Platon (il suffit de connaître le bien pour le faire) alors que la question éthique, centrale chez Kierkegaard est celle du partage des temporalités (de l'instantanéité à la durée) qui articule la question du temporel et de l'éternel.

  1. L'éternité destinale:de l'éthique et de l'action dans le monde vers le religieux

Tout d'abord, Kierkegaard construit sa philosophie non autour de la notion détemporalisée de système, mais de sphères d'existence. Celles-ci supposent, certes, une dialectique ascendante, de l'esthétique à l'éthique puis au religieux, mais cette dialectique se donne dans diverses conceptions du temps et fait de l'éternité non pas le «repos», le salut ou le terme d'un parcours, mais le fil étroit sur lequel se tiendrait celui qu'il nomme le chevalier de la foi et pour qui l'éternité n'est pas certitude d'avoir atteint son but, mais le fait de «contempler le rivage en nageant éperdument avec 70000 brasses sous les pieds».

Ces trois stades de l'existence sont déterminés par trois approches différenciées du temps:

L'esthétique se caractérise ainsi par l'évanouissement perpétuel du temps dans l'instant. La figure du séducteur, ou plutôt de Don Juan figure cette conception de la temporalité, et Kierkegaard en retient la figure musicale du Don Juan de Mozart comme le plus propre à manifester la succession des conquêtes et l'instantanéité et l'irréflexion du désir. La musique est évanouissement dans le temps, elle exprime la force et l'immédiateté de la libido, et l'irréflexion de qui vit dans le moment. Ainsi, Kierkegaard récuse la qualification de séducteur pour définir Don Juan. Dans L'Alternative, il note que ce qualificatif exprime une réflexivité peu compatible avec le tout premier stade esthétique qui implique la spontanéité du désir:

«Pour être séducteur, il faut toujours un certain degré de conscience réfléchie; est-il donné, est-il alors licite de parler de machinations, de ruses, d'attaques bien combinées. Cette conscience fait défaut à Don Juan; il ne séduit donc pas. Il exerce l'attirance de sa libido qui a un pouvoir séducteur et il séduit pour autant. (...) il use bien de tromperie, mais sans préméditation; c'est la puissance même de sa sensualité qui trompe ses victimes et l'on a plutôt là une sorte de Némésis.»[ii]

La temporalité évanouissante, la spontanéité et l'absence d'épaisseur temporelle de cette expérience feront dire à Kierkegaard que «toute conception esthétique de la vie est désespoir», ce qu'il met en scène dans Le Journal du séducteur. A ce mythe solaire qu'est Don Juan fait face un autre mythe qui appartient lui aussi à la sphère esthétique mais manifeste un degré supérieur de conscience et est comme le versant sombre et démoniaque de la séduction.

Faust, à la différence de don Juan est l'expression de la vie médiate et réfléchie, car il est un génie de l'esprit, de l'intellect et il mène sa recherche spéculative sur un mode esthétique, c'est-à-dire sur le mode d'une perpétuelle insatisfaction. Mais c'est le Faust séducteur qui retient Kierkegaard dans la mesure où il introduit dans son amour pour Marguerite un élément d'individuation, et la pleine conscience de la transgression éthique (c'est en ce sens qu'il est l'incarnation du démoniaque).

Alors que Don Juan séduit toute femme («dame demoiselle, bourgeoise, paysanne, il n'est rien de trop chaud ni de trop froid pour lui» dit Molière), la question de l'individualité ne surgit au coeur de l'esthétique que par l'émergence de la catégorie de l'«intéressant» dans le Journal du séducteur. On peut résumer par le fait que si pour Don Juan la femme est indifférente, Faust implique la préférence esthétique que suscite l'innocence de Marguerite dont il est le mauvais génie. Faust implique une élaboration poussée de l'ego; il pousse l'absolutisation de soi-même jusqu'au défi qui le conduit à se soustraire au temps. «C'est la servitude qui veut s'enclore» écrit K. dans les Stades sur le chemin de la vie. Le solipsisme du «je» se donne chez Faust par son hermétisme et sa brusquerie (il existe ainsi une étiologie des stades). Kierkegaard donne une définition du démoniaque comme ce qui est intempestif, saccadé. Il n'agit que par le biais du mal qu'il fait à Marguerite, de là une définition indirecte du personnage qui ne se donne à lire que par la flétrissure de l'innocence.

Son éternité est une éternité terrestre et illusoire qu'il paie de sa vie spirituelle. L'aspiration à l'éternelle jeunesse est, on l'a vu, l'envers parodique de l'éternité véritable selon K., dans la mesure où elle relève d'un désir de maîtrise de l'homme sur son destin qui marque son désespoir.

Le stade éthique est marqué par la permanence au sens d'une durée terrestre. C'est le temps que Kierkegaard caractérise par le contrat, et particulièrement le mariage. L'éthicien n'aspire pas à l'éternité mais s'inscrit dans la temporalité terrestre et dans la permanence de ce que Ricoeur appellerait la mêmeté. L'éthique est d'abord l'acceptation de l'existence comme alternative. Alors que la dialectique hégélienne prétend résumer et totaliser l'histoire, l'expérience, la conscience en un mouvement continu (qui de ce fait n'est qu'un simulacre de mouvement), l'éthique pose la disjonction et la rupture radicale au sein du temps. Ce n'est pas le passage du Mal au Bien, mais le passage de l'indifférence de l'esthétique à la reconnaissance de cette disjonction, et à la reconnaissance de la différence qualitative des choix existentiels. La moralité est conscience de l'éternité, même si elle s'inscrit dans le temps, ce qui la distingue de l'immédiateté esthétique de la séduction.

La philosophie kierkegaardienne est une philosophie de la décision, et de la mise en oeuvre des vertus personnelles, civiles, religieuses. Dans le tome IV des oeuvres complètes, L'Alternative expose cette dimension de la temporalité te de l'intégration de la vertu morale (pages 228-229):

«A la conception esthétique qui met dans le jouissance le but de la vie, on oppose souvent une autre qui place dans l'accomplissement des devoirs la valeur de la vie.» (...)

Il est assez curieux que, par le mot de devoir, on vienne à penser à un rapport extérieur, puisque par étymologie, ce mot désigne un rapport intérieur. (...) En effet, le devoir n'est pas une chose surajoutée, mais une chose qui m'incombe.

L'esthétique comme tel est le désespoir, l'éthique l'abstrait et comme tel incapable de produire la moindre chose. (...) Pour que l'éthique puisse se réaliser, il faut d'abord que l'individu soit lui-même le général.»

Mais surtout, l'éthique est le stade de la reconnaissance, donc de l'exemplarité. Kierkegaard emprunte l'exemple du héros tragique. Il appartient à cette sphère car son choix le désigne selon la communauté de valeurs, mais lorsqu'il donne la parole à un éthicien, celui-ci est rarement un personnage littéraire dans les textes qui se rapporte à cette conception du temps placée sous le signe de la durée et du projet. L'éthicien conquiert une forme de pérennité de l'harmonie des devoirs et de l'existence dans le temps; il préfère au fini des jouissances terrestres, l'infini des principes. Pour l'éthicien, l'éternité est l'horizon de ses choix lors même qu'il vit dans le temps, et qu'il vit aussi dans la doxa. L'éthique est pratique, dès lors elle devient morale, mais elle est aussi doxique et l'individu y est en continuité avec la communauté.

Il en va tout autrement du stade religieux. Le religieux est l'exception. Ainsi Abraham, prouve sa foi en exécutant l'ordre absurde de dieu, sacrifiant son fils unique. Ce faisant, il suspend l'éthique et cette déchirure dans la continuité de la vie temporelle, dans le contrat moral qui lie les hommes entre eux est proprement l'irruption de l'éternel dans le temporel. Si le chevalier de l'éthique perd le fini (le bonheur terrestre) pour gagner l'infini, le chevalier de la foi perd les deux, accepte de se priver du fini, mais aussi de l'éthique dans le saut de la foi, car hors l'injonction de dieu, le sacrifice du fils unique n'est plus qu'un crime abominable.

Ce saut s'effectue de manière instantanée; il est l'instant de la décision d'obéir à l'ordre absurde de dieu qui transcende la rationalité humaine; on peut ainsi dire qu'il existe deux versions de l'instant dans la philosophie de Kierkegaard; l'instant-déperdition marqué par la dispersion de la vie terrestre(l'instant de l'esthéticien) et l'instant qui s'inscrit dans l'éternité et qui est celui du saut dans la foi.

Il n'y a pas de «dialectique» de l'instant qui permette de le penser dans une continuité temporelle et/ou conceptuelle. L'instant est donné, non conquis, comme l'éternité. Et l'éternité kierkegaardienne est l'équivalent d'un présent absolu, habité et plein, comme suppression des vicissitudes de la succession. Le concept central du christianisme est la plénitude du temps, mais la plénitude ne signifie pas soustraction de la condition temporelle.

Mais surtout, l'éternité se distingue de la métaphysique et se dissocie radicalement de toute perspective cognitive sur le temps au profit d'une expérience existentielle.

Ceci est une constante de la philosophie de Kierkegaard qui ne résiste au système que par l'incarnation en des personnages divers des diverses options qui s'offrent à un existant. Par la variation des identités (personnages qu'il met en scène mais personnages d'auteur qu'il incarne par la pseudonymie Victor Eremita, Johannes de Silentio, Climacus, Assesseur Wilhelm) il multiplie non pas à la manière d'un jeu de masques ces identités, mais il les habite toutes en fonction de la démonstration dont-elles sont l'occasion.

Selon cette conception, l'éternité exprime le caractère énigmatique de l'homme: dans le Concept de l'angoisse (pages 92-93, coll. Idées Gallimard) qu'est développée avec le plus d'exactitude la mise en rapport de celle-ci et de l'instant:

«Dèslors qu'on pose l'esprit, on a l'instant. (...) L'instant est cette équivoque où le temps et l'éternité se touchent, et c'est ce contact qui pose le concept du temporel où le temps ne cesse de rejeter l'éternité et où l'éternité ne cesse de pénétrer dans le temps.»

Kierkegaard ensuite note que cela permet de penser la tripartition passé/présent/avenir. Il ajoute que l'avenir signifie plus que les deux autres unités:

«... l'éternel signifie d'abord l'avenir, ou encore que l'avenir est cet incognito où l'éternel, comme incommensurable au temps, veut sauvegarder son commerce avec le temps. Ainsi le langage rend quelquefois le futur identique à l'éternel (la vie future= la vie éternelle). Par manque du concept de l'éternel, les Grecs n'avaient pas celui de l'avenir. (...) car le temporel chez eux était perçu aussi naïvement que le sensuel, faute de la catégorie de l'esprit.»

L'instant n'est en effet pensable que lorsque l'esprit effectue la médiation entre le corps et l'âme sous les espèces de l'angoisse et de la conscience de la corporéité, qui rend possible le péché. Le christianisme comme religion de l'incarnation et de la liberté de déterminationinstalle le sujet dans l'angoisse qui est celle de la peccabilité. Penser l'instant c'est penser la chute mais aussi la rédemption dans la possibilité de la conversion.

L'éternité est donc une éternité existentielle et non une éternité rationnelle, une éternité comme projet et non l'éternité rétrospective des Grecs, enfin une éternité qui n'est pas contradictoire de l'instantanéité et est à examiner du point de vue de toute la pensée de Kierkegaard, c'est-à-dire sous l'angle du paradoxe. Même si l'éternité se comprend à partir du futur, on ne peut non plus parler d'éternité au sens eschatologique chez Kierkegaard dans la mesure où elle ne concerne pas le destin collectif, mais l'approfondissement individuel de la subjectivité qui devient approfondissement spirituel dans le christianisme.

Mon dernier point portera donc sur cette question; qu'est-ce que le paradoxe de l'éternité, ou l'éternité paradoxale?En quoi l'éternité ne se résorbe-t-elle pas dans les représentations qu'en offre le christianisme et ceux que Kierkegaard appelle «les chrétiens du dimanche»? En quoi l'éternité suivant le dogme diffère assez sensiblement de l'éternité suivant Kierkegaard?

  1. Le paradoxe de l'éternité: renoncer à l'infini et au fini à la fois

L'infini est un produit de la grâce et de la foi, mais l'éternité ne nous prive pas de la temporalité. Elle implique une croyance surnaturelle, et une renonciation à l'éthique au nom d'une croyance supérieure.

Mais d'abord qu'est ce que le paradoxe? Le paradoxe repose d'abord sur la croyance en une incommensurabilité de l'humain et du divin. Kierkegaard est un contempteur des religions rationnelles ou des «preuves» de l'existence de dieu, dans la mesure où croire implique un engagement total indépendant de toute rationalité (et même inversement proportionnel au degré de rationalité que suppose l'exécution des ordres divins).

Cela ne signifie pas que la religion selon Kierkegaard soit irrationnelle; la foi est absolue. La superstition est irrationnelle parce qu'elle repose sur une interprétation des marques tangibles, en fonction de l'intérêt qu'y trouve celui qui les lit. Alors qu'en tant que rapport absolu à l'absolu, la foi suspend la subjectivité empirique et ses intérêts terrestres. C'est là le sens du paradoxe premier de la pensée de Kierkegaard qui lui fait noter à la fois que «la subjectivité est la vérité» et que «la subjectivité est l'erreur». L'approfondissement de soi-même est la seule tâche digne de l'existence (en ce sens Socrate va plus loin que le penseur «objectif» Hegel qui gomme la subjectivité), mais en un sens religieux, le sujet, face à Dieu a toujours tort, est toujours infiniment coupable et vit sa foi sur le mode de la crainte et du tremblement. Du point de vue de Dieu, le sujet est négligeable, mais seule la reconnaissance de son intériorité lui ouvre la porte de l'éternité. La notion de paradoxe repose sur la phrase de Saint Augustin, Credo quia absurdum qui signifie cette incommensurabilité des desseins divins et des desseins humains, mais au-delà, le caractère absolu de l'appel transcendant.

Abraham est le symbole de la foi absurde au sens où il accomplit le plus insensé des commandements de Dieu tuer Isaac, contradictoire aux commandements divins eux-mêmes, mais il fait confiance jusqu'au bout à cet ordre absurde qui suspend l'éthique. Il passe le stade éthique, c'est-à-dire le stade de la reconnaissance de soi, de sa morale dans une communauté humaine. Le religieux est donc suspension, voire négation de l'éthique mais aussi négation de la raison, ou plutôt constat de son insuffisance.

Le religieux constate ainsi l'incapacité de la raison à fonder l'existence. Alors que la raison présente des formes d'éternité réconciliée (suspension du temps, annulation du temps) l'incarnation comme «scandale» de la raison est ce qui fait de l'éternité selon Kierkegaard une synthèse; synthèse d'instant et de non-temps, comme l'homme est une synthèse de temporalité et d'éternité.

Le calme immuable de la foi est l'éternité des chrétiens du dimanche qui pensent que la foi s'achète par des prières. Kierkegaard a une conception quasi-janséniste de la grâce (il est proche de Pascal par lequel il a d'ailleurs été fasciné). La grâce peut être refusée au juste, et accordée à l'impie en quête de dieu, au vu de cette disproportion de la raison humaine et de la raison divine dont témoigne le paradoxe; le paradoxe est défini comme «passion de la pensée»; c'est-à-dire mort et résurrection, comme l'incarnation de Jésus est synthèse scandaleuse de l'éternel et du temporel.

L'éternité est donc loin d'être le salut comme terme d'un parcours et séjour assuré de l'âme auprès de dieu mais une constante remise en cause de soi dans le paradoxe de la foi. Il existe, dans l'impossibilité de se figurer celle-ci des fables de l'éternité dans l'Instant. Ce serait une erreur que de prendre cette éternité comme un espace de pensée et d'hypothèses; de même l'incarnation des stades d'existence dans des personnages invite le lecteur à une lecture non suspensive de ceci; ce n'est pas dans le milieu de la possibilité que se meut la pensée de Kierkegaard mais c'est celui de la réalité qu'il vise (les «personnages» ou pseudonymes qu'il met en oeuvre dans ses textes se réclament du témoignage, et non la fiction).

Ainsi, les récits mis en oeuvre pour illustrer l'aventure d'un sujet engagé dans son propre devenir éternel apparaissent-ils pour Kierkegaard comme mises en oeuvre d'un savoir de la singularité. Pas d'éternité sans le paradoxe de l'incarnation, pas d'éternité sans sujet et sans alternative. La Répétition, le Journal du séducteur se proposent à la lecture sous cette forme, et sous la forme constante du témoignage (ce n'est pas un hasard si Johannes de Silentio et Taciturnus sont des témoins muets du mystère de l'incarnation, comme Wilhelm est, selon les traductions, un «assesseur» ou un «conseiller»), mais du témoignage de ce qu'on ne peut partager: le paradoxe absolu de la foi totale.

L'éternité kierkegaardienne n'est donc pas une éternité abstraite, une éternité suspensive pas plus qu'une éternité spéculative; ni celle du ciel des Idées platonicien, ni celle de la fin de l'histoire hégélienne, ni celle des «chrétiens du dimanche»; en d'autres termes, elle n'est pas détachable d'une expérience du temps avec laquelle elle entretient non seulement un rapport dialectique, mais un rapport de l'ordre de la passion. Elle n'est pas davantage le terminus ad quem du parcours chrétien; nul ne vit, n'agit dans l'éternité. Elle est l'horizon de la vie paradoxale, qui se résorbe dans l'instant de la décision d'une suspension absolue des certitudes.

En ce sens, Kierkegaard se situe dans les récits et les paraboles qu'il présente de la vie religieuse à l'opposé des théories goodmaniennes de l'art comme «manière de faire des mondes», en ce sens aussi, l'effectivité qu'il prête à ces expériences de pensée, qui se veulent formes de vie porte en elle-même la preuve d'une «passion de la pensée» comme fondement paradoxal de sa philosophie qui récuse les voies de la dialectique au profit de ce qui n'est pas «transition» de la pensée mais «saut». La pensée de Kierkegaard, pensée de l'éthique et du religieux comme pensée du sujet et de l'Autre, mettent en actes un cheminement intérieur, et une autobiographie imaginaire par l'Autre.

L'éternité qui ne s'atteint qu'en menant au bout l'épreuve de la condition mortelle est elle aussi un des éléments de ce paradoxe, comme la question de l'unique et de sa répétition. Ce que note Jacques Colette, ayant fait cette épreuve de l'appel divin, «L'homme ne devient pas autre qu'il était auparavant; il devient lui-même. Sa conscience se rassemble et il est lui-même.»

La répétition est solidaire de cette entrée dans l'éternité qui n'est pas un passeport pour le paradis mais le paradoxe même de la vie fondée sur la foi. Abraham sacrifie son fils Isaac. Alors que le héros tragique (Agamemnon) sacrifie le fini pour l'infini, Iphigénie pour sa patrie, Abraham perd tout; il sacrifie l'infini (devient objet d'horreur pour dieu et les hommes s'il se trompe) et il sacrifie aussi son bonheur fini. Ce faisant il s'expose au risque que lui ordonne de prendre sa foi absolue; c'est cela même que K appelle le «saut» qui n'est pas le saut dans l'irrationnel mais l'acceptation absolue, la conversion absolue à la rationalité de l'Autre transcendant.

Lorsque dieu lui rend Isaac, «tout est comme avant»; c'est cela la répétition, mais tout n'EST PAS comme avant. La grâce, la présence de dieu qui s'est manifestée, comme dans le renoncement aux fiançailles avec Régine la reprise de leurs relations (la «répétition») est non la répétition du même mais la prise en compte du passage à l'intérieur du temporel dans un autre temps; l'éternité.

Tout est idem pour celui qui n'a pas les yeux pour comprendre. L'éternité est présente partout et pourtant invisible, elle est la répétition. Pourtant comme le note Kierkegaard lui-même, l'éternité n'est pas une salle de spectacle où j'attends la représentation, elle est en l'homme son pouvoir d'accomplir le geste qui témoigne de sa croyance absolue; elle est la dimension cachée du temps.

Ch. Baron, le 15.12 2006

Bibliographie minimale:

Kierkegaard, Oeuvres complètes, éd de l'Orante, trad. Tisseau, commentaire de Jean Brun (1975-80)

Deux textes «classiques» non réédités:

Études kierkegaardiennes de J. Wahl et de H.-B. Vergote.

Cahiers de l'Herne, «Kierkegaard», L'Herne.

A. Clair, La pensée dialectique de Kierkegaard, Vrin, Paris, 1976

A. Clair, Kierkegaard. Penser le singulier, Le Cerf, 1993.

J. Colette Kierkegaard et la non-philosophie, Gallimard, 1994.

Adorno, Kierkegaard, Paris, Payot, 1995

P. Ricoeur, Lectures 2, «Philosopher après Kierkegaard»; «La contrée des philosophes», Le Seuil, «L'Ordre philosophique», Paris, 1984.



[i] On reconnaît là le thème du choix tel qu'il sera laïcisé, vulgarisé et en partie travesti par la pensée sartrienne. L'existentialisme des années 50 n'aura de cesse de se reconnaître comme pensée tragique de l'existence en niant constamment ses attaches avec Kierkegaard qui ne serait pas allé (selon camus dans Le mythe de Sisyphe) au bout de sa dialectique en conservant l'idée de l'existence de dieu.

[ii]

L'Alternative, première partie, OC tome 3 page 95.



Christine Baron

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Dernière mise à jour de cette page le 25 Septembre 2007 à 14h51.