Atelier

La métaphore : produit, processus et producteur


Cédric Detienne (février 2005)


Introduction : l'air de guimbarde, une métaphore de la métaphore

Un air de guimbarde écouté sur une chaîne hi-fi apparaît comme un produit fini. En conséquence, un musicologue peut analyser les caractéristiques spécifiques de ce morceau (par exemple la ligne mélodique, rythmique, etc…). Toutefois, l'analyse musicologique de cet air enregistré ne rend pas compte du processus de création de cet air. Que de tâtonnements de la part du musicien pour arriver à cet air de guimbarde !

Cet air de guimbarde est audible sans la présence du musicien qui l'a composé. Cela est rendu possible par un enregistrement. Celui-ci opère une séparation phénoménologique entre le musicien et son produit. Toutefois, ce n'est pas pour autant que cet air est un être autonome ! Pas d'air de guimbarde sans musicien-producteur.

La métaphore, cet air de guimbarde, est appréhendable à partir du produit (l'enregistrement de l'air), du processus (les tâtonnements du musicien), et du producteur (le musicien). La métaphore-produit, -processus, et -producteur apparaissent comme trois niveaux interdépendants d'analyse du phénomène de la métaphore.

1er niveau : La métaphore est un produit :

a. Analyse structurale de l'air de guimbarde De la même manière que le musicologue analyse la structure mélodique et rythmique d'un air de guimbarde, le métaphorologue peut étudier la structure d'une occurrence métaphorique, cela indépendamment -dans une certaine mesure (voir ci-dessous)- du processus et du producteur de la métaphore :

- Quel est le support matériel de la métaphore ? (un discours, un geste, une image visuelle ou auditive, etc…)

- Dans le cas où il s'agit d'une métaphore discursive, quelle est la forme lexicale et la fonction grammaticale ? (forme nominale -sujet, attribut, complément indirect, de lieu, etc…- ; forme verbale -le conflit entre le métaphorisant et le métaphorisé est-il entre le sujet et le verbe ou entre le verbe et le complément du verbe ?- ; forme adjectivale -épithète, attribut- ; forme adverbiale ; etc…)

- Quelle est la distance catégorielle entre le métaphorisant et le métaphorisé ? Approximativement combien de nœuds sémantiques entre les deux ?

- Y a-t-il un passage ontologique ? Si oui, quelle est son orientation (animé -> inanimé ou inanimé -> animé) ?

- Le tertium comparationis est-il explicité dans l'énoncé ? Le métaphorisant est-il explicité dans l'énoncé ? Quelle est la position de la métaphore sur l'échelle implicite - explicite ?

- Dans quelle mesure le contexte (anaphorique et extralinguistique) intervient-il ?

- Des indices lexicaux invitant à une interprétation métaphorique tels vrai - vraiment - littéralement - une sorte de - une espèce de - etc… sont-ils présents dans l'énoncé ?

-etc…

b. Un air de guimbarde n'est pas un air de guitare La métaphore n'est pas la synecdoque ni la métonymie :

La première est le résultat (ou mieux la réduction) d'une allotopie (en référence à un autre lieu). En d'autres mots, la métaphore consiste en un rapprochement de deux domaines différents d'expériences –le rapprochement prenant des formes différentes selon que les deux domaines sont syntaxiquement confrontés l'un à l'autre ou substitués l'un à l'autre.

Dans toute métaphore, un domaine d'expérience déborde sur un autre, le premier (le domaine débordant) sera dénommé le métaphorisant, le second (le domaine débordé) le métaphorisé.

Dans le cas de la synecdoque et de la métonymie, il y a une substitution (X est substitué à Y), X et Y faisant partie d'un même domaine d'expérience. On parlera donc d'isotopie (en référence à un même lieu).

Par exemple, pour évoquer la force de quelqu'un, je peux soit faire référence à un même lieu (isotopie) : « Ce muscle (pour cette personne musclée) m'a fait reculer de deux pas » ; soit faire référence à un autre lieu : « Ce char (pour cette personne musclée) m'a fait reculer de deux pas ».

Dans le premier cas, je reste dans le même domaine d'expérience pour évoquer la force de telle personne ; plus précisément, je mets au premier plan du discours ce qui a focalisé mon attention (le muscle). Dans le second cas, je fais référence à un autre domaine d'expérience (un instrument de guerre) pour évoquer la force de telle personne.

c. Un air Y de guimbarde n'est pas un air Z de guimbarde Le métaphorologue a tout intérêt à être le plus précis possible lors de l'analyse structurale d'une métaphore particulière. Cela n'est possible que s'il dégage les caractéristiques différentielles pertinentes -ces caractéristiques constituant le passeport de chaque occurrence métaphorique particulière.

Dans le point 1.a. de mon exposé, j'ai relevé plusieurs de ces caractéristiques identifiantes potentielles. Mais je suis loin d'avoir relevé toutes ces caractéristiques. Mon opinion est que la métaphorologie théorique fera un pas en avant lorsqu'elle disposera d'une grille typologique composée des caractéristiques identifiantes potentielles. Cette grille aura pour objectif d'affiner l'identification et la caractérisation des métaphores et donc de préparer un terrain plus solide pour les recherches de métaphorologie appliquée.

Pour cette raison, la métaphorologie sera transdisciplinaire ou ne sera pas ! Cela n'exclut pas les recherches métaphorologiques théoriques disciplinaires. Par contre, dans un second temps, le métaphorologue a tout intérêt à prendre recul par rapport à la discipline scientifique dans laquelle il est engagé afin de prendre en compte les propriétés caractérisantes relevant d'autres disciplines que la sienne.

Certains métaphorologues estiment que l'analyse structurale des métaphores particulières est une perte de temps. Au contraire, je pense que l'analyse structurale constitue le premier temps logique (ou le premier niveau) de l'analyse d'une métaphore particulière.

2ème niveau : La métaphoricité est un processus :

a. De l'interprétation à l'improvisation d'un air de guimbarde Interpréter un air de guimbarde consiste à rejouer un air déjà existant. Improviser un air de guimbarde consiste à jouer un air sans précédent. Toutefois, entre ces deux pôles (le même et l'autre), il existe des échelons intermédiaires : Un air interprété peut être adapté a minima par l'interprétant ; Un air improvisé peut avoir été inspiré par un air déjà existant.

De la même manière, un joueur de métaphore peut soit reprendre un air métaphorique à la lettre ([un enfant mange salement] « Tu as vu ce cochon ? »), soit improviser une métaphore ([même situation] « Tu as vu cette 4x4 boueuse? ».

Entre ces deux pôles (interprétation et improvisation d'une métaphore), le joueur de métaphore a une gamme de choix possibles : allant de l'adaptation a minima d'une métaphore déjà existante à l'improvisation d'une nouvelle métaphore dont une partie de l'air métaphorique n'est pas inconnu.

Remarque : Ce que les linguistes ont dénommé la métaphore lexicalisée n'est plus à proprement parler une métaphore –car l'allotopie n'est plus marquée. Ou mieux, la métaphore lexicalisée est une sorte de métaphore à métaphoricité basse. Elle n'est pas sans métaphoricité car elle est toujours susceptible d'être au départ d'un nouveau produit.

Par exemple : la métaphore lexicalisée « le pied de la table » peut être le point de départ d'une métaphore à métaphoricité élevée (c'est-à-dire une métaphore inventive) : « [le locuteur montre un pied de table abîmé par un chat] T'as vu ce pied de table ? Qu'est-ce qu'il est poilu ! ».

b. Les tâtonnements du joueur de guimbarde La composition d'un nouvel air de guimbarde peut se faire de deux manières : soit elle prend du temps (par exemple en usant de partitions), soit elle est quasi instantanée (par exemple l'improvisation).

De la même manière, la métaphore vive en tant que produit ( par exemple : « Cette femme est une perle rare au goût sucré ») est le terme -toujours provisoire- d'un processus tâtonnant de composition :

« [La partie en gras n'est pas énoncée de vive voix mais seulement pensée] Cette femme est une perle rare. Non ! Plutôt un fruit au goût sucré. Non ! Pas tout à fait ! Ah ! Voilà ce que je vais dire : Cette femme est une perle rare au goût sucré. »

3ème niveau : L'animal métaphorisant est un producteur-recepteur :

a. Cet air de guimbarde veut dire ceci… Dire « cet air de guimbarde veut dire ceci… » est une personnification métonymique. En effet, c'est substituer le produit (« cet air de guimbarde ») au producteur (le musicien) : L'air de guimbarde ne signifie -en tant que tel- rien du tout ! Par contre, le musicien, auteur de l'air en question, a peut-être voulu dire ceci…

De la même manière, dire « /cette métaphore/ veut dire ceci… » est une personnification métonymique de la métaphore. Une métaphore en tant que telle ne signifie rien ! Par contre, un joueur de métaphore a pu vouloir dire ceci ou cela en faisant usage d'une métaphore. Au lieu de dire « /cette métaphore/ veut dire ceci », il serait plus honnête de dire « /ce joueur de métaphore, en faisant usage de cette métaphore/ veut dire ceci… ».

De nombreux métaphorologues mettent de cette manière toute rhétorique le producteur (l'animal métaphorisant) à la porte…

En effet, si la métaphore devient un être autonome pouvant exercer une action, rien n'empêche le métaphorologue d'imaginer qu'on peut objectiver le producteur singulier qui a composé la métaphore. Dans ce cas, un producteur en vaut un autre ; comme s'il était possible de parler de la signification d'une métaphore vive sans faire référence à celui qui l'a produite et à celui qui la reçoit ?!

b. Le joueur d'un air de guimbarde est à la fois producteur et récepteur : En effet, le joueur de guimbarde, lorsqu'il produit son air, l'entend. C'est d'ailleurs au moyen de ce va-et-vient entre production et réception que la composition d'un nouvel air peut émerger.

De la même manière, un joueur de métaphore, lorsqu'il produit une métaphore, la perçoit. En conséquence de quoi il me semble illusoire de théoriser la production de la métaphore sans prendre en compte la réception.

De même, pourquoi ne pas supposer que toute personne (autre que le producteur de telle métaphore) est aussi bien productrice que réceptrice ? En effet, percevoir, c'est re-produire. Entendre une métaphore, c'est la re-produire silencieusement.

A partir d'ici, tout auteur d'une métaphore est également récepteur ; Et tout interlocuteur est également producteur (ou mieux re-producteur). Il n'y a pas d'un côté quelqu'un qui produit une métaphore et d'un autre côté quelqu'un d'autre qui la reçoit. On peut parler de co-auteurs dans le sens où l'interlocuteur -du fait qu'il re-produit la métaphore- peut ne pas l'entendre de la même manière et de ce fait –créer une nouvelle métaphore.

Par exemple la conversation suivante :

Auteur y : « Pour moi, l'amour est une flèche, tu comprends ce que je veux dire ? »

Auteur z : « Oui, très bien ! L'amour, cette flèche, est aussi rapide que un éclair. »

Auteur y : « Ah ! Je pensais pas à ça. Je pensais au fait que l'amour, quand il finit, ça fait mal. Parfois même, il tue. »

Les points c. et d. ci-dessous sont des conséquences des points a. et b.

c. Pour moi, il s'agit d'un air de guitare, et non de guimbarde Un auditeur de l'air de guimbarde en question peut très bien y entendre une guitare. S'il n'a jamais entendu de guimbarde, on peut imaginer qu'il entende l'air à partir de ce qu'il a déjà entendu.

Autant au premier niveau d'analyse il est important de pouvoir distinguer une métonymie d'une métaphore, autant, au troisième niveau, le métaphorologue doit confirmer son hypothèse (métaphore, non sens, ou métonymie) en fonction de ce qu'en disent le producteur et/ou le récepteur, en fonction de leurs commentaires.

Par exemple :

a. Dialogue entre un adulte et un enfant : «- [l'enfant :] C'est quoi l'amour ? – [l'adulte :] oulah ! C'est une question pointue ? –[l'enfant :] Ca veut rien dire une question pointue ! »

a'. [dialogue entre un adulte et un enfant] «- [l'enfant :] C'est quoi l'amour ? – [l'adulte :] oulah ! C'est une question pointue ? –[l'enfant :] une question pointue, c'est une question qui fait mal ?»

Dans le cas a., l'interprétation de l'énoncé métaphorique selon l'adulte n'est vraisemblablement pas interprété métaphoriquement pour l'enfant. Cet énoncé lui semble absurde.

Dans le cas a'., l'interprétation de l'énoncé métaphorique (selon l'adulte) est vraisemblablement interprété métonymiquement par l'enfant.

d. Pour moi, il s'agit d'une improvisation, et non d'une interprétation Lors d'une adaptation pour guimbarde de La Flûte de Chopin, si un auditeur n'a jamais entendu cet air, il pourrait s'imaginer qu'il s'agit là soit d'une composition personnelle ou d'une pure improvisation.

De même, un enfant qui entend son père parler du « pied de la table » pour la première fois sera étonné, contrairement à son père ! Une métaphore lexicalisée ne l'est pas forcément pour tout le monde. Par contre, à un moment donné pour une personne particulière, une métaphore est soit vive soit lexicalisée.

Conclusion : Nécessité d'analyser les trois niveaux

Nombreux sont les métaphorologues qui focalisent leur attention sur un unique niveau d'analyse. Cela n'est pas sans conséquence :

- Considérer la métaphore comme un produit indépendant du processus (la métaphoricité) et du producteur (et/ou récepteur) de la métaphore aboutit -dans les cas extrêmes- à une conception mécanique de la métaphore. Pointe ici l'idéal du logiciel informatique capable de détecter et d'interpréter tout ce qui ressort de la métaphore… La conception mécanique de la métaphore met à la porte tous les tâtonnements interprétatifs et la plurivocité interprétative d'une métaphore vive par un producteur-récepteur particulier. Pas besoin, dans le cadre de cette conception, d'être un animal métaphorisant pour produire, identifier et interpréter une métaphore.

Cette conception mécanique de la métaphore est un idéal car -pour l'instant et sans doute pour longtemps encore- la métaphore vive est difficilement détectable par un logiciel informatique d'analyse automatique -si ce n'est par des caractéristiques lexicales (par exemple, présence du terme « vrai », « une sorte de », etc…).

-Considérer la métaphore comme un processus indépendant du produit et du producteur aboutit dans les cas extrêmes à une métaphysique où tout est métaphorique…

Lorsque l'accent n'est mis que sur le second niveau d'analyse (ou sur le troisième), la question de la relative compréhension de la plupart des métaphores particulières (en tant que produits) disparaît. Effectivement, le produit est un arrêt, un terme provisoire au processus. N'envisager que le processus (la métaphoricité) empêche l'analyse du premier niveau.

Pour conclure, LA métaphore, ça n'existe pas ! L'analyse métaphorologique ne gagne-t-elle pas à considérer les trois niveaux développés dans cet article, c'est-à-dire à considérer chaque métaphore comme une occurrence métaphorique particulière (terme provisoire d'un processus) énoncée par un producteur particulier dans une situation énonciative particulière ?


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Cédric Detienne

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Dernière mise à jour de cette page le 6 Mars 2005 à 16h39.