Atelier

Michel Murat

Actualité de l'histoire: les Chroniques du bel canto d'Aragon


L'histoire littéraire des écrivains, mais c'est la leur, une sorte de grand roman dont ils sont à la fois les personnages et les auteurs. Comme dans un roman on peut faire varier le jeu de la narration, le caractère du héros, le milieu où il agit; on peut être démiurge ou outsider, Virgile ou Dante, Chateaubriand ou rien. On peut être Aragon ou Breton. Breton crée le surréalisme autour de lui. Le racontant, il le fonde; l'expliquant, il en invente les précurseurs; puis il en construit dans les Entretiens une vision continue, cohérente, presque impossible à réviser. Dans cette histoire qui pendant un laps assez long est aussi la sienne, Aragon occupe une place excentrée, qui est plutôt celle du lecteur. Excentrée, elle n'est pas moins déterminante. Aragon fut le premier lecteur des Champs magnétiques, celui qui décida de leur valeur. Dans Anicet ou le Télémaque, comme dans certaines nouvelles du Libertinage, il fait entrer l'avant-garde à peine naissante dans la fiction, qui la théâtralise, en réalise ou en exorcise les possibles. Presque aussitôt (1923) il s'attache à un Projet d'histoire littéraire contemporaine: il liquidele dadaïsme en écrivant l'histoire d'un mouvement qui niait l'histoire[i]. Partout l'histoire a une fonction critique, elle tranche dans le contemporain.

Le cas des Chroniques du bel canto, qui ponctuent en 1946 le second après-guerre, est différent. Aragon y défend une thèse qui est celle de l'historicité de la poésie, c'est-à-dire de ce qui se conçoit généralement selon un modèle sacral ou mythique indépendant de toute détermination historique, par une survivance de l'ancien régime rhétorique dont seule la poésie subsisterait en tant que genre

à part. Pour cette raison, et du moins en ce qui concerne la poésie moderne, les Chroniques sont un texte fondateur. Aragon les rédige en se soumettant de manière ostensible à leur propre historicité, celle de la rubrique d'actualité dont il tient le rythme, un mois après l'autre, comme on prouve le mouvement en marchant.

En 1946 Aragon est au sommet de sa courbe sociale. La stratégie qui visait à le faire reconnaître comme «poète national» a pleinement réussi[ii]. Décoré de la médaille de la Résistance, il est salué comme «l'écrivain génial, honneur des lettres françaises, le grand poète qui a porté au loin la gloire de la Résistance» (Ce soir, 12 juillet 1945). Il a pris des engagements complexes, susceptibles d'interférer entre eux et dont il ne maîtrise pas entièrement les données. Ceux-ci se répartissent en quatre secteurs principaux: les responsabilités au PCF, au sein duquel la ligne légaliste l'a emporté en janvier 1946 et qui est devenu le «premier parti de France» aux élections de novembre 1946; le Comité National des Ecrivains (CNE), dont Aragon devient secrétaire général en février 1946; le journalisme, à la fois à Ce soir et aux Lettres françaises; l'entreprise romanesque: L'Homme communiste est mis en chantier en octobre 1946.

Pourtant la poésie d'Aragon ne porte pas trace de cette activité glorieuse. Bien au contraire sa trajectoire la conduit du Crève-coeur au Nouveau Crève-coeur de 1947 comme d'une défaite à une autre, réduite à l'espace du couple et du moi. «Vingt ans après», le texte liminaire du recueil de 1940, s'est rétréci jusqu'à «Deux ans après». On y entend le creux de la dépression intérieure :

Voulez-vous un peu vous asseoir

O phrases disproportionnées[iii]

et la croyance menacée:

Dans la forêt désenchantée

Les loups vont à pas de velours

[...] Est-il trop tard est-il trop tôt

Tout a le parfum des traîtrises[iv]

Au même moment (mars 1946) Elsa écrit Personne ne m'aime. Le temps des recyclages a commencé.

Que dire d'Europe? La revue de Romain Rolland avait cessé de paraître en septembre 1939; elle reparaît en 1946 sous la direction de Jean Cassou, qui la dirigeait depuis 1936. Cassou, remplaçant Guéhenno avec l'aval de Romain Rolland, en avait infléchi la ligne conformément aux attentes du PCF. En 1946 la situation n'a guère changé. Le titre appartient à Aragon, et c'est lui qui détermine les orientations essentielles. Le numéro de janvier 1946 redonne la parole à Romain Rolland, dont paraissent des notes inédites sur la situation politique de 1934-35; mais la revue fait silence sur le pacte germano-soviétique, et donc sur sa propre histoire. Malgré tout Cassou tire de son rôle dans la Résistance un prestige qui accroît son autonomie par rapport au parti: lorsqu'elle reparaît la revue peut s'autoriser d'une tradition de gauche intellectuelle, internationaliste et antifasciste. Les Chroniques du bel canto illustrent une brève embellie avant la reprise en main par Aragon lui-même au début de la guerre froide et la démission de Cassou en 1949[v]. Elles occupent en seconde partie de sommaire la place d'une chronique générique, limitée à la poésie; elles ne s'en écartent pas, et ne bénéficient pas d'un traitement particulier (comme les Réflexions de Thibaudet dans le sommaire de la N.R.F.). Elles paraissent régulièrement tous les mois de janvier à décembre 1946, puis sont reprises presque aussitôt (janvier 1947) chez Skira avec le supplément d'une treizième chronique. Aragon poursuit sa collaboration avec les neuf Chroniques de la pluie et du beau temps qui s'échelonnent d'avril 1947 à décembre 1948 avec des thèmes plus dispersés[vi].

Quant à la production poétique de cette année 1946, elle est encore marquée par les décalages consécutifs à la guerre. C'est l'année du succès prodigieux de Paroles mais aussi celle d'Epreuves, exorcismes (janvier 1946) et des Feuillets d'Hypnos (avril); Ponge donne à Mermod L'oeillet, La guêpe, Le mimosa. Exils de Saint-John Perse

avait paru en juin 1945, un mois avant les funérailles solennelles de Valéry. Aragon, quant à lui, se réédite: La Diane française, Les Yeux d'Elsa, Le Musée Grévin. Le débat critique est dominé - à nos yeux - par Reverdy (Circonstances de la poésie); mais c'est de Paulhan qu'on parle (Clef de la poésie), et c'est Le Déshonneur des poètes de Péret qui fait le plus de bruit. Que passe-t-il de cela dans l'actualité des Chroniques? Leurs mailles laissent échapper Prévert, Ponge, Michaux; Char est à peine mentionné. Les poètes contemporains de la chronique sont pourtant ceux de la Résistance : Eluard, Pierre Emmanuel, Loys Masson, même Jouve et Supervielle apparaissent à ce titre; Aragon évoque aussi Frénaud, et il consacre un long article à La Tour du Pin. Mais le tableau d'ensemble est plus que lacunaire.

L'absence de tableau d'ensemble s'explique par la visée d'un tel texte. Celle-ci doit être précisée, et distinguée de trois autres types de relation entre oeuvre et commentaire que l'on observe chez Aragon, et qui correspondent à trois fonctions du texte critique. L'une a été brièvement mentionnée: c'est l'intervention dans les rapports de force contemporains; ainsi le Projet d'histoire littéraire contemporaine situait dada dans l'histoire littéraire comme un moment dépassé des avant-gardes. Une autre est de permettre l'inscription d'une production originale dans un débat formel et idéologique qui structure le champ littéraire: c'est le rôle que La Rime en 1940 joue par rapport au Crève-coeur; le texte critique vise à construire une position de l'auteur (en simplifiant: la substitution du poète national au poète d'avant-garde), elle-même strictement historicisée («en 1940»). La troisième est la réorganisation globale opérée par le paratexte de l'Oeuvre poétique et des Oeuvres romanesques croisées: à la fois constitution de l'oeuvre comme ensemble cohérent et reconstruction de l'histoire littéraire du siècle (en particulier des rapports avec le surréalisme après la mort de Breton, dans «L'homme coupé en deux» et «Lautréamont et nous»). Dans les Chroniques du bel canto la visée est définie par la conjonction du titre, du cadre (la revue) et du moment (1946: le battement entre après-guerre et guerre froide): c'est une redéfinition en même temps qu'une historicisation de la poésie. Cette dernière est à la fois nécessaire et suffisante, en raison de la présupposition d'un «sens de l'histoire» auquel le marxisme fournit une accréditation philosophique.

Aragon va donc mobiliser deux éléments: le bel canto, qui permet une redéfinition du genre ; et les «circonstances», qui servent à montrer que la valeur de la poésie se fonde sur sa relation au «monde tel qu'il est» (CBC, 50). Et il recourt principalement au procédé qui consiste à reconstruire l'histoire dans le cadre contingent de la chronique, ressaisie que rend évidente la publication immédiate en recueil.

Le bel canto était apparu dans un poème du Crève-coeur, «Zone libre»:

Ah ne m'éveillez pas trop tôt

Rien qu'un instant de bel canto

Le désespoir démobilise[vii]

Aragon désigne par ce mot une manifestation en quelque sorte épiphanique de la poésie comme puissance émotionnelle. Le bel canto est discontinu, indépendant du contexte: «Souvent il arrive qu'un mot, une ligne, un accord ait cette puissance, du coeur même d'un fatras que la mode, l'ignorance ou la coutume nous font prendre pour la poésie» (CBC,10). Il consiste en une expérience (non prédictible ni reproductible) plutôt qu'il ne repose sur des propriétés textuelles; par conséquent, sa ressaisie est nécessairement analogique et anthologique, comme le montre la cinquième chronique, celle de mai, qui lui est consacrée. A la différence de la «poésie pure», à laquelle il se substitue comme critère de valeur, le bel canto opère par identification et non par restriction, et ne suppose aucun fondement ontologique. Cependant cette première définition et le terme même de bel canto impliquent une prise de position en faveur d'une définition mélodique de la poésie française contre une conception harmonique assimilée au wagnérisme («l'enchantement du Vendredi Saint»), et plus généralement au style allemand «trop dégagé des liens terrestres, et trop nourri d'imagination» (Aragon cite ici Stendhal, CBC 55). Ce lointain écho de la Querelle des Bouffons sert avant tout comme argument en faveur de la poésie métrique, identifiée à la mélodie, contre l'héritage vers-libriste du symbolisme: c'est la position qu'Aragon avait soutenue dans La Rime en 1940. Le Déshonneur des poètes de Péret (février 1945) venait de redonner une actualité à ce débat sur l'historicité des formes. Mais le bel canto n'est pas le seul critère auquel recourt Aragon. Il définit aussi la poésie comme «une manière mystérieusement simple de parler du monde». Les deux critères convergent, mais avec cette «manièrede parler » c'est la dimension propre du langage qui se réintroduit. Quant aux circonstances, enfin, on pourrait en dire que c'est l'historicité sans l'hétéronomie. Aragon renvoie ici dos à dos poésie engagée et poésie dégagée, mais d'une manière polémique et frivole qui contraste avec la position affirmée parReverdy dans Circonstances de la poésie[viii]; et son histoire penche à gauche, surtout pour le XIXe siècle, que dominent Nerval, Hugo et Desbordes-Valmore. Le facteur décisif est néanmoins le mode de construction à partir d'un recueil de chroniques. Un tel geste met en évidence l'autonomie de l'histoire littéraire par rapport au donné variable de la production, et cela non sur une période longue (où les phénomènes sont «lissés» par les probabilités statistiques) mais dans une coupe quasi synchronique, comme une photographie instantanée.

Après ces remarques introductives, j'étudierai les procédés qu'Aragon utilise pour faire entrer l'histoire dans la chronique. Ils se ramènent pour l'essentiel à trois : une entrée en matière régressive; des moments de globalisation; la construction de séries et de couplages.

Les trois premières chroniques font au recueil un portail majestueux, plus grand que nature. Aragon entre en matière en commentant la réédition des Poésies de Nerval par Albert Béguin. Nerval est le poète en qui se manifeste exemplairement la discontinuité du «chant». Aragon le lit à rebours du goût établi; il fait ressortir la beauté plutôt que l'obscurité des Chimères; il reproche à Béguin d'avoir écarté les poèmes politiques; il extrait d'un poème peu connu l'exemple d'une simplicité mystérieuse: «Les grands arbres aux rameaux noirs». Cette image de la forêt sans feuilles lui sert de transition pour évoquer la reprise par Reverdy de ses poèmes de 1915-1922 dans le recueil Plupart du temps[ix]. La chronique vient se superposer à l'article qu'Aragon avait écrit en 1918 sur Les Ardoises du toit. Le relisant, il constate que son jugement n'a pas varié mais que «le scandale s'est déplacé»; il note aussi la durée de sa propre lecture, de 1918 à 1926, et la fatigue qui le gagnait devant «la persistance de cette poésie inchangée» (CBC,15). Au passage il règle la question de la poésie pure en transférant l'épithète de Valéry à Reverdy, du «remarquable orfèvre en bijouterie fausse» au poète pur «au seul vrai sens du mot pur» (CBC, 15). La deuxième chronique est consacrée à Loys Masson et Jean Marcenac, qui représentent la poésie des résistants et des fusillés: c'est pour montrer qu'«une terreur s'est à l'autre substituée». Aragon reprend le mot de Paulhan contre l'avant-garde; il raconte une libération du langage par les circonstances de l'histoire. La troisième conclut ce geste en rapprochant les sirventes de Jordi de Sant Jordi et Peire Cardenal (que René Nelli vient d'éditer avec Cassou et Tzara), de Poésie ininterrompue. Faire d'Eluard un «rénovateur des sirventes» permet de penser la traditionnalité comme un processus discontinu, structuré par la réactualisation des formes, et aussi de proposer une alternative à la définition de la modernité: on peut résumer le poème, dit Aragon, contre le postulat mallarméen dudouble état de la parole: «lisez cela comme le journal» (CBC, 40).

Le premier moment de ressaisie globale vient tout de suite après, dans la quatrième chronique. Aragon évoque sans les nommer «vingt-trois concurrents» auteurs de livres ou plaquettes de vers, parmi lesquels, dit-il, il n'a pas trouvé un seul poète. Le geste fait penser au début de Crise de vers, où la curiosité retombe face «au chatoiement des brochures dans la bibliothèque[x]». Aragon traite cette production en esquissant un classement formel («Il y a ceux qui font des vers rimés, égaux, ceux qui font des vers rimés inégaux, ceux qui font des vers jamais rimés ou de temps en temps rimés comme par faiblesse [...]», CBC, 40), puis thématique et idéologique («Tous les grands mots en vain appelés, la douleur, le doute, l'arbre, les fantômes, le vent, la vie, les filles, le sang, le Seigneur, ah, cette consommation de Seigneurs! [...]», CBC, 41); ce traitement par masses suffit à mettre en cause le statut d'exception auquel prétend la poésie. Deux mois plus tard la sixième chronique est consacrée à l'année poétique. C'est pour constater qu'un «éclectisme nouveau et bizarre» a rendu impossibles les années poétiques, «ces recueils bêtes où il était jadis d'usage [...] de résumer anthologiquement ce qui avait paru de vers dans une tranche arbitraire d'éternité» (CBC, 59). Aragon ramène tout à deux noms, René Char et Jean Cayrol, en identifiant l'un par l'autre: Cayrol, dit-il, est l'homme «à présent debout [...] dans un champ pareil à un choeur mitraillé» de Seuls demeurent. Le troisième moment occupe l'avant-dernière chronique et prend la forme d'un bilan de la saison. Aragon entreprend de «classer les événements poétiques de l'année». Il n'en retient qu'un: la publication des oeuvres de Rimbaud dans la Bibliothèque de la Pléiade. Ce qui fait événement, c'est que la place de Rimbaud dans l'histoire de la poésie moderne soit établie par le travail philologique, contre les mythes auxquels le surréalisme avait sacrifié.

A ces procédés il faut ajouter la création d'un réseau de rapports. La seule étude monographique est celle qu'Aragon consacre à Pierre Emmanuel (juillet, n° 7). Tous les contemporains sont saisis dans un couplage (Peire Cardenal avec Eluard), une série (Supervielle et les exemples du bel canto), ou une opposition globale comme celle des «vingt-trois concurrents» avec Max Jacob et Saint-Pol-Roux. Il en résulte une circulation constante entre les pôles temporels, propice aux perspectives paradoxales, comme de s'appuyer sur Pétrarque pour critiquer les idiosyncrasies de La Tour du Pin. On retrouve chez Aragon la démarche caractéristique des essayistes classificateurs, telle que l'on observe chez Thibaudet, Suarès ou Gracq.

Grâce à ces procédés Aragon parvient à enclore dans le moment de la chronique une histoire de la modernité en poésie - conçue aussi «pour expliquer ce que j'étais». C'est pourquoi la rétrospection ne remonte pas en deçà du romantisme, excepté pour quelques exemples destinés à donner une dimension transhistorique à la question du «chant». De cette réflexion à mes yeux indépassée, je retiendrai quatre leçons.

La première porte sur le déplacement chronologique de la lecture, dont les rééditions de Tzara, Max Jacob, ou celle déjà mentionnée de Reverdy, fournissent l'occasion. Ces poèmes «sont les contemporains de mes vingt ans». En même temps qu'il les relit,Aragon se relit, il revoit sa lecture et parcourt à nouveau ses chroniques anciennes. Comme la rime entre «romance» et «recommence» dans Le Crève-coeur, l'inscription de ce retour cyclique dans l'histoire personnelle et générationnelle est la source à la fois d'une émotion et d'une connaissance. Aragon cite l'épigraphe de La Lucarne ovale et constate qu'elle est devenue ce par quoi on date une époque, parce que la formule a permis une cristallisation des circonstances et des objets du «sort commun». Il réinterprète la fausse et banale analogie de la «poésie cubiste» :

A une époque où la peinture s'est faite sa palette d'objets des éléments quotidiens d'une vie misérable (car, c'est à la pauvreté des peintres, de leurs ateliers, que sont dues les couleurs bises et grises de la peinture de ce temps-là, le choix des ustensiles dans la nature morte [...]) la poésie d'un Reverdy, son vocabulaire élagué, est le terrain vague, la rue hostile, l'escalier délabré d'une vie qui est celle des peintres et des poètes d'alors. (CBC, 17)

De même la relecture des Vingt-cinq poèmes de Tzara fait émerger ce qui «ressemblait à ce temps dont j'étais, et qui prend aujourd'hui sa couleur à la répétition des catastrophes» (CBC, 63): non pas le nihilisme programmatique, mais la «petite fleur bleue de dada», la confidence que dissimulait la voyante obscurité de la «grande complainte».

Dans cette perspective le plus bel exemple est celui de Saint-Pol-Roux, ramené de l'oubli à l'actualité, comme Max Jacob, parce que les Allemands l'ont tué. Aragon montre que la difficulté de situer Saint-Pol-Roux dans l'histoire littéraire tient à deux facteurs: d'une part l'appauvrissement de la culture des poètes de la génération nouvelle, qui ont rompu le fil qui les rattachait, à travers le symbolisme, à la tradition poétique; d'autre part, au «courant anti-Hugo» qui a affecté la réception de Saint-Pol-Roux et rendu invisible la lignée qu'il forme avec Hugo et Apollinaire dans l'histoire du vers, et du côté du poème en prose, celle qui part de lui pour aller à Jarry et Max Jacob. Il avance l'idée d'un fauvisme de Saint-Pol-Roux, qui le rend rétroactivement lisible(de même que Gauguin « a cessé d'être le casse-tête de naïfs et des sots» - CBC, 49); ce fauvisme consiste en un traitement expressivement antinaturaliste du motif et de la couleur:

Le froment refusé devant le seuil frivole

Au crabe que tendait l'avide mendiant... (CBC, 49; je souligne)

La poésie ainsi comprise redevient partie intégrante d'une histoire de la culture et du goût: c'est la deuxième leçon. J'en retiens deux exemples, caractérisés l'un par une incidence externe à la poésie, l'autre par une incidence interne. Le premier est le «bouquetier de cristal obscurci» du sonnet de Mallarmé offert à Méry Laurent, «O si chère de loin...». Aragon s'attache ici à réfuter, à l'occasion de deux études parues sur Mallarmé[xi], deux herméneutiques fondées sur la symbolisation, soit clinique (ou psychanalytique), soit mytho-poétique. Rien pour lui, sinon la syntaxe, n'obscurcit le bouquetier de Mallarmé, qui est un objet d'époque: «La poésie de Mallarmé a son précieux bazar, qui devient, les années passant, un musée» (CBC, 90). Tout est dit, et le décor vient avec : la proximité de Maupassant et l'éloignement de Rimbaud, le côté Gautier mais sans le mauvais goût oriental, et jusqu'à la manière d'escompter une mimique de Coquelin dans l'aparté du Faune, «Réfléchissons». Une synchronie devenue paradoxale avec Méry Laurent date jusqu'au sonnet allégorique de lui-même, où figurent en bonne place «les accessoires d'une certaine bourgeoisie parisienne au temps des lampes à pétrole, et du gaz»: sublimation du monde, certes, mais du monde réel.

L'autre exemple est celui d'un train, emblème du monde moderne, entré dans le poème (chez Vigny ou du Camp) bien avant d'entrer en gare de La Ciotat. Faut-il donc qu'il en sorte:

Le Crains qu'un jour un train ne t'émeuve / Plus d'Apollinaire, était déjà quand il l'écrivit l'expression d'un homme de trente-cinq ans, qui redoute de voir le modernisme de sa jeunesse incompréhensible aux jeunes gens à venir. Au temps des Calligrammes, il n'y avait presque plus d'audace à faire entrer un train dans un vers. Presque plus. Encore un peu. C'était un temps de passage, un moment et un sentiment très fugitif, comme le rejet du Plus d'un vers sur l'autre. (CBC, 80)

Aragon saisit parfaitement la mélancolie du regard moderne et son lien avec une forme elle-même «ancienne» qui est le tournant du vers, la coupe qui fait basculer l'objet de l'autre côté du temps.

La troisième est simplement une leçon d'histoire littéraire: celle du poème en prose, et des querelles de frontière qui ont constitué la poésie moderne. Les Chroniques l'abordent à plusieurs reprises propos avant de l'envisager de front dans la livraison d'octobre à l'occasion d'une réédition du Spleen de Paris préfacée par Y.-G. Le Dantec. Il y a en effet une actualité du poème en prose en 1946: Maurice Chapelan publie la première anthologie du genre[xii] ; Char, Michaux, Ponge, Gracq, Mandiargues, Maurice Blanchard ajoutent leurs pages aux rééditions de Reverdy et de Max Jacob. A la fois symptôme et cause, cette actualité met en débat la définition même de la poésie à un moment où ni la forme versifiée, ni l'honneur des poètes ne suffisent plus à la porter.

La manière dont la réflexion se développe est ici exemplaire. Aragon prend comme point de départ le style de la poésie traduite, montrant comment des vers assez quelconques de Byron sont transformés par une traduction elle-même quelconque, celle de Paulin Paris en 1830. De la possibilité que révèle un tel transfert, il passe à la décision de faire basculer la poésie dans l'au-delà du vers; il en souligne la difficulté chez Aloysius Bertrand, «l'audace tremblante qu'il éprouvait à ne pas rimer, à ne pas aller à la ligne, ou seulement au bout d'une strophe hérétique» (CBC, 103). La genèse de la forme étant ainsi reconstruite, Aragon pose le problème de la définition du genre. Il donne, en premier lieu, un rôle déterminant au rapport entre «une articulation du langage» et une délimitation du poème comme unité textuelle. L'adoption d'une forme «voisine du langage sans valeur, du langage à tous donné» impose que l'on invente «une modulation du parler qui ouvre l'ère de la musique savante» (projet dont on constate la continuité, de Baudelaire à Fargue); mais elle soulève aussitôt la question «du blanc qui précède le poème [et] du silence qui le suit», donc de la démarcation visuelle des unités qui permet d'identifier la séquence de prose comme un poème. En second lieu Aragon met en évidence l'échec de toute définition du genre qui en présuppose la poéticité. Il le montre par l'absurde en prenant au mot Le Dantec, qui dans sa préface au recueil de Baudelaire déclare n'y trouver pas plus de six ou sept morceaux qui soient des «poèmes véritables»: si l'on adopte ce critère, dit Aragon, il ne reste rien, pas même L'Etranger, qui est une fable (CBC, 107). L'hybridité est à ses yeux constitutive du poème en prose, qui reprend des formes antérieures, fable, description, anecdote, et pour lequel la poésie même, «la fuite lyrique des mots», a un statut d'hypo-genre. Aragon conclut en se fondant sur ce statut méta-poétique pour définir l'historicité du poème en prose comme un retour d'âge du lyrisme, homologue de ce que fut la récriture en prose «romanesque» de l'épopée. C'est à ce point seulement que la téléologie pointe le bout de l'oreille, et que le poème en prose devient «un des symptômes avant-coureurs des modifications profondes de la société», au moment où les merveilleux nuages du romantisme s'écartent pour laisser paraître «l'enfant Gavroche qui prend en 1871 pour la première fois le pouvoir à Paris» (CBC, 106). Mais ce retour in extremis (et dans une note) de l'herméneutique marxiste n'affecte guère la poétique qu'Aragon avait brillamment improvisée.

La dernière leçon concerne le rapport entre philologie et allégorie, et puisqu'il s'agit de la Pléiade de Rimbaud, entre Rimbaud et le rimbaldisme. Aragon, comme lorsqu'il publiait avec Breton Les mains de Jeanne-Marie ou Un coeur sous une soutane dans Littérature, prend le parti de l'érudition, de la rigueur documentaire, du scrupule dans l'établissement du texte, de l'histoire littéraire - bref, de la philologie, contre l'herméneutique allégorisante, le commentaire s'autorisant de lui-même et la mythification sous toutes ses formes. Il fait donc l'éloge de l'édition de Jules Mouquet et Rolland de Renéville (ce dernier à contre-emploi puisqu'il s'était fait le champion d'un Rimbaud «voyant»). Il met en particulier l'accent sur les données de chronologie interne, soulignant que les lettres de 1871 ne sont pas un aboutissement, que la lettre de 1875 à Delahaye contredit l'hypothèse de la conversion; il insiste sur le caractère palinodique d'Alchimie du verbe, qu'il compare aux Poésies de Lautréamont. Nous sommes au moment où Etiemble commence à rassembler les matériaux de sa thèse: l'établissement du texte de Rimbaud et la déconstruction du rimbaldisme sont solidaires. Au reste Aragon ne considère nullement le rimbaldisme comme un phénomène insignifiant; il y reconnaît bien un mythe moderne de la poésie. Lui-même soutient la thèse du réalisme de Rimbaud («cette façon qu'il a d'appeler les choses par leur nom»), et il met au premier plan la dimension critique et politique de son oeuvre. Mais il sait que la querelle est impossible à trancher, et que la position des poètes dans ce débat est forcément ambivalente; il le montrera, quinze ans plus tard, dans Les Poètes.

Une telle entreprise critique ne se définit pas contre l'histoire littéraire «officielle» de l'Université. Certes Aragon prend plaisir à éreinter Le Dantec en retournant contre lui les principes mêmes de la méthode lansonienne; il met ainsi en évidence ce qu'on appellera plus tard la «philosophie spontanée» des représentants de la discipline. Mais la redéfinition du canon et des articulations historiques n'est pas l'enjeu principal. Si Aragon prend position, c'est bien davantage contre la conception de la poésie comme «incantation verbale» que Gide adopte comme critère pour son Anthologie de la poésie française[xiii]; il se démarque aussi du partage post-mallarméen entre poésie et prose, tel que Sartre le reprend dans Qu'est-ce que la littérature? -c'est-à-dire de l'idée que la poésie exclut le réel. Ces débats d'idées sont la littérature même, ils se situent à un autre niveau que ceux de l'historiographie.

Mais on ne peut manquer d'être frappé, rétrospectivement, de la manière dont Aragon s'écarte des grandes orientations de la critique française dans l'après-guerre, qu'il s'agisse de thématique (phénoménologie) ou de textualité (structuralisme). Ses préférences le rapprochent de nous, et les Chroniques du bel canto feraient honneur à une anthologie de la critique post-structuraliste. Les questions posées, et la manière même de les poser, sont compatibles avec les théories conditionnalistes du genre; les constructions généalogiques procèdent par repérage indiciel comme chez Ginzburg; les paradoxes du temps historique sont omniprésents. Les lectures d'Aragon lui donnent une conscience précise de la non-synchronie des contemporains: qu'on se reporte à la description de l'année 1848 dans les Chroniques de la pluie et du beau temps, conduite sur le modèle du chapitre des Misérables où Hugo évoque l'année 1817 par une juxtaposition d'éléments hétéroclites dont l'ensemble fait tableau[xiv].

Ce retour nous en apprend plus sur nous-mêmes que sur lui. Au fond il suffirait de dire que les Chroniques du bel canto offrent un exemple accompli de critique littéraire, vraiment critique, et vraiment littéraire. C'est une littérature impure, faite par des hommes réels dans un monde réel: mais en est-il d'autre?



[i] Le texte, écrit à la demande de Jacques Doucet, est resté inachevé. Il a fait l'objet d'une publication posthume par les soins de Marc Dachy, Paris, Digraphe, 1994.

[ii] Voir l'article de Gisèle Sapiro, «La politique littéraire nationale d'Aragon : de la "contrebande" poétique au CNE», Mireille Hilsum et al., Lire Aragon, Paris, Champion, 2000, p. 311-330.

[iii] Louis Aragon, Le Crève-coeur, [suivi de] Le Nouveau Crève-coeur, Paris, Gallimard Poésie, 1980; citation p. 83.

[iv]

Ibid., p. 89.

[v] Jeanyves Guérin, «Rédacteur en chef Jean Cassou», Europe, une revue de culture internationale 1923-1998 (Actes du colloque de la Sorbonne, dir. Henri Béhar), n° spécial de la revue Europe, décembre 1998, p. 92-105. Aragon publie en octobre1948 dans la revue un dossier où il fait l'éloge de Lyssenko; Cassou laisse en 1949 sa place à Pierre Abraham pour se consacrer à la direction du Musée d'Art moderne.

[vi]Les deux séries ont été rééditées sous le titre Chroniques de la pluie et du beau temps, Les Editeurs français réunis, 1979. Je renvoie par la mention«CBC» suivie du n° de page à cette édition, dont j'ai vérifié la conformité à la publication préoriginale.

[vii] Ed. cit., p. 52.

[viii] Pierre Reverdy, Circonstances de la poésie, L'Arche, n°21, novembre 1946; repris dans Sable mouvant, Paris, Gallimard Poésie, 2003, p. 119.

[ix] Pierre Reverdy,Plupart du temps. Poèmes 1915-1922, Paris, Gallimard, 1945 (achevé d'imprimer: 29 juin).

[x] Stéphane Mallarmé, Oeuvres complètes, éd. Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, t. II, 2003, p. 204. Le texte avait paru dans La Revue blanche du 1er septembre 1895 sous le titre Averses ou critique.

[xi] Aragon rend compte des ouvrages du Dr Jean Fretet, L'Aliénation poétique: Rimbaud, Mallarmé, Proust, Paris, J. B. Janin, 1946, et de Camille Soula, Gloses sur Mallarmé, préface de Jean Cassou, Paris, Editions Diderot, 1946.

[xii] Maurice Chapelan, Anthologie du poème en prose, Paris, Julliard, 1946.

[xiii] André Gide, Anthologie de la poésie française, Paris, Gallimard, Bibl. de la Pléiade, 1949, Préface, p. LI.

[xiv]

Europe, n°26, février 1948; voir Victor Hugo, Les Misérables, Première partie, Livre III, Chapitre 1, «L'année 1817».



Michel Murat

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Dernière mise à jour de cette page le 12 Octobre 2006 à 15h15.