Atelier

Il manque en somme aux poétiques classiques une réflexion que T. Todorov nomme, dans son enquête sur la notion de littérature , « structurale », par opposition aux descriptions fonctionnalistes que nous avons vu agir précédemment, c'est-à-dire une théorie visant à l'identification du discours fictionnel en tant que tel . Entre les années 1650 et 1750, s'opère une redistribution majeure : ce seront désormais les propriétés du texte en tant que fiction, et non plus en tant qu'acte de fictionalisation (de quelque chose pour quelqu'un et à une fin précise), qui retiendront l'attention. Qu'il s'agisse, selon l'opposition proposée par Genette , de proposer une théorie « conditionnaliste » (qui met l'accent sur le jugement de fiction) de la fiction ou de se couper, plus radicalement encore, de la tradition rhétorique en proposant des théories « essentia-listes » (qui tentent de retenir le caractère fictionnel d'un texte en l'absence de toute lecture particulière), c'est dans l'espace borné par le Discours de la poésie représentative de Chapelain (ou le Traité sur l'Origine des romans de Huet) et les Principes de littérature de Batteux (ou les articles de Marmontel dans l'Encyclopédie), et structuré par la réflexion sur la notion d'imitation, que naîtra la notion moderne de frontière de la fiction.

Que se passe-t-il ? Du côté de la littérature, les fictions ont trouvé une légitimité inédite, tournant le dos à la fable et empiétant sur le territoire historiographique : dès 1641 , Georges de Scudéry s'oppose aux « songes éveillés », qui, de L'Astrée aux romans de La Calprenède, définis-saient jusqu'alors le genre romanesque : Pour donner plus de vray-semblance aux choses, j'ay voulu que les fondemens de mon Ouvrage fussent historiques, mes principaux personnages marquez dans l'histoire véritable comme personnes illustres, et les guerres effectives. C'est sans doute par cette voye que l'on peut arriver à sa fin : car lorsque le mensonge et la vérité sont confondus par une main adroite, l'esprit a peine à les demesler, et ne se porte pas aisément à destruire ce qui luy plaist.

Avec Segrais, Mme de La Fayette, Mme de Villedieu, puis Préchac et, bien-sûr, Saint-Réal (« inventeur » du roman historique, auquel Stendhal attribuera, dans Le Rouge et le Noir, la métaphore du roman « miroir promené le long des chemins »), la narration annexe progressive-ment de nouveaux styles et de nouveaux objets à l'ordre fictionnel, au moment même où s'autonomisent la production et la lecture romanesques. Ce qui brouille un système pluriséculaire, ce n'est pas tant que Mme de Villedieu veuille « [extraire] des historiens les plus graves d'authentiques anecdotes amoureuses », et appuyer la narration sur quelque élément emprunté à l'Histoire, ce n'est pas qu'elle s'adonne à une peinture sérieuse de ce qui devrait relever du domaine bas/comique, c'est que le récit amoureux puisse exister en dehors de circonstances particulières d'énonciation enchaînant un auteur, un lecteur et des circonstances, qu'il puisse se lire désormais pour lui-même, privé de tout système externe de valeurs et dépourvu de toute ambition de transformer un lecteur ou le monde. « Je ne crois pas aux fantômes, mais j'en ai peur », peut alors écrire Mme du Deffand, ouvrant la voie, quelques décennies après aux célèbres réflexions de Coleridge sur « la suspension volontaire de l'incrédulité ».

Car, en opposition aux historiens de l'âge classique (Bouhours, Cordemoy et Saint-Évremond, etc.), qui ne démêlaient guère Histoire et roman, et s'étaient allégrement laissés contaminer par le désir de trouver à travers la narration fictionnelle les motifs secrets des choses, se diffuse le rationalisme, dont l'une des visées majeures est d'emblée d'encadrer l'usage de la fiction par ce que nous appellerons plus tard les sciences humaines. Des modèles de représentation (biologi-ques, historiques, évolutionnistes, etc.) comme des modèles de validation (l'appareil de notes, le désengagement énonciatif de l'auteur, l'examen critique des discours rapportés, etc.) rendent visibles ou accentuent les distinctions entre récit littéraire-fictionnel et récit rationnel-référentiel en venant se substituer aux systèmes antérieurs (les modèles, la manifestation du vraisemblable). Vies et biographies, romans historiques et histoires, récit de voyage et géographies sérieuses, etc., toutes ces formes siamoises qui partageaient jusqu'alors un système circulatoire commun, l'art rhétorique, se voient séparées par la chirurgie positiviste. Lorsque les historiens s'écartent peu à peu des belles-lettres, les poéticiens (Batteux et Du Bos notamment) tentent de refonder la fiction sur un socle idéaliste, qui vise à mettre en avant la poéticité du message et la spécificité de la littérature, dans ses frontières externes (par rapport aux autres formes d'imitation : Lessing coupe, par exemple, le cordon ombilical entre la peinture et la poésie) comme internes (les poétiques deviennent particulières à chaque genre). Bref, à découvrir les particularités de ce que l'on nomme, à partir du XVIIIe siècle, « l'esthétique », c'est-à-dire d'une pensée autonome de la littérature et de ses fins. Première phase, premier paradoxe : les critiques portées au siècle précédent et l'ampleur des territoires que la littérature doit céder peu à peu, facilitent la tâche de refondation mimétique du récit fictionnel : puisque la fiction mêle inextricablement le faux au vrai, libre à elle de s'aventurer hors du monde référentiel sans pour autant pouvoir être taxée de fausseté ou de feintise. Comme l'éthique, qui s'autonomise chez Kant en revenant sur le sujet, l'esthétique se fonde et fait sécession en se recroquevillant. Comme les labyrinthes énonciatifs ou les mises en abyme des romans du XVIIIe siècle, les productions fantastiques et érotiques qui visent l'irreprésentable, sont à la fois des fuites en avant et une manière de redonner corps aux mensonges fictionnels, en en affichant l'altérité et l'autonomie. Les architectures de Potocki, les monstres de Mary Shelley ou de Sade narguent Buffon et Newton de l'autre rive du discours.

Seconde phase, second paradoxe : c'est en cessant d'être le valet de la vérité (tour à tour volontaire, réticent, révolté), que la fiction découvre d'autres points d'appui sur le vrai : le plaisir ludique, la sensibilité amoureuse, l'éthique, l'authenticité subjective, etc. sont aussi aptes à fonder la vérité fictionnelle que les sciences exactes. C'est peut-être en ce sens que les mises en garde de Marmontel contre le plaisir narcissique de l'écriture peuvent être comprises : tout en admettant que le fossé représentatif se soit creusé entre les formes fictionnelles et les formes pré-scientifiques du discours sérieux, il est possible d'appuyer des ambitions politiques (Montes-quieu), cognitives (Diderot) ou éthiques (Voltaire) sur des mondes aussi artificiels que ceux des contes philosophiques abstraits. De sorte que les pouvoirs de la fiction sortent renforcés de la séparation entre les normes des discours : exilée du domaine qui lui appartenait en propre (la transmission de la mémoire collective, le travail d'inventaire du réel, la régulation du corps social, le témoignage spirituel, etc.), la fiction récupère là où elle l'attendait le moins une emprise sur le vrai : du côté de l'imaginaire et de la subjectivité. La vérité d'une fiction [XX la fiction d'une évrité]

Le XIXe siècle, époque des poétiques « expressives », c'est-à-dire fondées sur l'auteur, s'il l'on en croit la célèbre théorie des quatre poétiques (« mimétiques », jusqu'au XVIe, « pragmatiques » jusqu'au XVIIIe, « expressives » au XIXe, « formelles » au-delà), peut se décrire comme l'époque d'une guerre larvée entre les deux territoires que le XVIIIe siècle avait délimité. Les responsa-bilités en incombent à la fois à la fiction littéraire (dont le modèle de vérité, fondé sur la double transparence des cœurs et du corps social, a échoué avec la Terreur) et à l'ère industrielle (dont l'efficacité productiviste réduit l'espace dévolu aux représentations non finalistes et non rationalistes du monde). À partir de la Révolution française, le discours fictionnel est, en somme, devenu récit fictionnel, c'est-à-dire un objet indifférent à ses conditions d'énonciation et libre de choisir son camp en dehors de toute prédétermination de classe. Inversion inédite en trente siècles de théories mimétiques, et qui dit bien l'assaut mené sur le territoire littéraire par les modèles scientifiques d'appréhension du réel : ce sont désormais aux littérateurs d'imiter les observateurs, de se faire géomètres ou naturalistes.

S'ensuit toute une série de contre-attaques des formes fictionnelles, visant à refonder la réfé-rence sur une mystique du moi (Chateaubriand), sur l'aventure biographique (Stendhal), à chercher à concurrencer l'état civil en proposant des modélisations alternatives du monde (La Comédie humaine), à devancer sur son propre terrain la science (Zola), à prendre de court la représentation rationnelle par les raccourcis des symboles, ou encore à idolâtrer la vérité esthétique dans « l'art pour l'art », toutes options qui se caractérisent par la volonté d'éviter un combat frontal avec les discours qui se prétendent « sérieux » (puisque les grands récits produits par le siècle, du Capital au Traité sur l'origine des espèces se donnent l'illusion de la pure référentialité). L'œuvre impressionnant de délimitation des genres littéraires modernes qui s'opère au XIXe siècle cache mal l'étroitesse du territoire qui se trouve laissé en partage à la fiction ; de même, la déification du personnage de l'écrivain dissimule difficilement le rôle subalterne échu à celui-ci en comparaison avec celui des historiens, journalistes et autres linguistes. Les récits de Flaubert, tiraillés entre le culte et le dédain de la référence, comme les interminables débats sur le réalisme qui courent de Champfleury à Maupassant, disent bien cette tension entre la liberté désormais acquise par la fiction, déliée de la nécessité immédiate d'intervenir sur le monde et comme déchargée du soupçon de le recopier frauduleusement, et la concurrence des mythologies prétendument rationnelles offertes par la raison. Si les catégories aléthiques invoquées (possible vs. impossible, vrai vs. faux, crédible vs. non crédible, etc.) n'ont en apparence pas changé depuis Aristote, ce n'est plus en termes d'efficacité rhétorique que se définiront empiriquement une biographie, un récit de voyage, un traité de moral ou un récit de bataille, mais par rapport à des systèmes épistémologiques de légitimation, qui proscrivent précisément tout dialogue avec d'autres modes d'accès à la vérité.

Alexandre Gefen

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Dernière mise à jour de cette page le 26 Mars 2002 à 23h37.