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Définir la « littérature » et en tracer les frontières, c'est isoler un ensemble de pratiques histori-ques du discours relativement marquées, souvent perçues comme telles et accompagnées d'un effort de théorisation interne . À l'opposé, les civilisations semblent faire de la fiction comme M. Jourdain faisait de la prose, sans le savoir. Mythes fondateurs, jeux ou philosophies disent la prodigalité et l'universalité d'une pratique qui relève d'évidence de processus cognitifs discrets et multiples : circonscrire la fiction littéraire, définie provisoirement dans son acception moderne de « représentation du monde sans garantie épistémologique », conduit ainsi à se confronter à un mode de connaissance et de production textuelle commun, dont les « belles lettres » ne font sans doute qu'incarner certaines potentialités. Le mystère des entités fictionnelles ne fait guère obstacle à leur consommation, si étrangère à la raison et au champ social que soit la « suspension d'incrédulité » imposée par la fiction, aussi ambigus ou réversibles que puissent être les liens régissant l'univers du récit et celui des phénomènes, si artificiels que soient en apparence les pactes et conventions destinés à nous faire rendre sens aux mensonges romanesques,. Suspendant un premier ordre de référence, celui des objets manipulables, note Ricœur , la fiction découvre un second ordre de présence. Qu'elle soit décrite en termes phénoménologiques ou ontologiques, qu'elle soit dévalorisée comme simulacre ou glorifiée comme mode d'accès privilégié au vrai, dans d'innombrables activités humaines, la fiction fait sens.

« Les hommes ne trouvent pas leur vérité, ils la font », tranche P. Veyne : dans les paysages fictionnels, l'existence précède l'essence. À la différence des productions textuelles historiques, philosophiques ou encore des abstractions mathématiques, les artefacts fictionnels se dispensent d'algèbres ou de prolégomènes. Bien que le principe même de fiction – procéder du faux pour faire émerger le vrai – ait fait l'objet depuis Platon d'une enquête en suspicion légitime , la pratique se moque de tout préalable épistémologique ou éthique. D'où le fait que dans l'univers – sans doute non moins peuplé de fictions que celui des contes – que nous nommons notre conscience, l'usage d'un roman se passe allégrement de tout questionnement sur la position ontologique de ses entités, tant s'impose la légitimité du discours fictionnel, une fois que le lecteur s'est accordé sur l'autorité de l'énonciateur à prendre la parole (et cela, quelque qu'en fussent la nouveauté ou l'exotisme). Triomphe de l'impureté référentielle et pied de nez à toute interrogation statutaire, À la Recherche du temps perdu peut rejoindre le camp des descriptions pertinentes et opératoires du monde : la fictionalisation, c'est-à-dire la transposition par l'imaginaire, et donc la dénaturation nécessaire de la familiarité du langage et de la réalité du réel, s'y impose comme une transaction fluide et transparente.

Exemplaire hospitalité de nos représentations, dont l'économie ne réserve pas de secteurs d'activité spécifique aux immigrés du vraisemblable et aux affranchis de l'imaginaire. Harpagon, Roland ou Sherlock Holmes logent dans notre conscience culturelle aussi aisément que les biographies conjecturales d'Homère, de Socrate ou de Jésus-Christ, pour choisir trois noms propres dont la position référentielle est particulièrement tourmentée ; ils y côtoient allégrement les existences, prétendument assignables et vérifiables, du préfet Poubelle, de Marilyn Monroe ou de Napoléon Bonaparte : à nous d'arbitrer, en terme de vérité ou de valeur, à nous de choisir, selon la belle expression de W. Booth, the company we keep. Cette interpénétration des mondes communs (historiques, sociaux, idéologiques, physiques, etc.) dans le discours fictionnel explique qu'un texte de fiction soit souvent constitué d'une immense majorité d'éléments non fictionnels, voire d'une totalité d'éléments « sérieux », simplement restructurés par une modalité spécifique d'énonciation et/ou de lecture. En ce sens, fait remarquer Genette, les univers de fiction sont toujours plus fictionnels que la somme de leurs composants.

Tant la tradition classique, où les usages rhétoriques et pédagogiques de la notion de vraisem-blable se superposent à leurs emplois dans la littérature représentative (tandis que s'enchevêtrent vérité poétique et vérité mythologico-religieuse, nous y reviendrons), que la tradition moderne, où les récits produits par l'Histoire et le roman s' entrecroisent à foison (lus par M. de Certeau et H. White) , témoignent de la difficulté à distinguer aisément la fiction des autres activités cognitives et ludiques de représentation. L'hybridation des pratiques discursives et l'ambivalence des formes obscurcit les frontières : d'une part, un genre tel que l'utopie est facile à déplacer de part et autre de la frontière séparant les emplois ludiques et sérieux des lieux imaginaires ; d'autre part, les genres « sérieux » empruntent ce qu'ils nomment dédaigneusement des « procédés » à la fiction. Inversement, celle-ci réinvestit les formes sérieuses par ce que l'on nomme depuis Michel Glowinski « mimésis formelle » et se définissent par l'espace sémiologique et herméneutique dénié aux discours référentiels. La fiction varie avec les formes qu'elle hante ou parodie.

Les transgressions liminaires, « colonies fictionnelles fondées en vue d'un trafic avec la métro-pole » comme les « établissement créés par goût d'aventure après l'incendie des vaisseaux » selon la belle distinction de T. Pavel , ont d'évidence devancé leurs exégètes. C'est tardivement, dans un face à face concret du roman et de la narration historique, de l'essai et du discours idéologique, de l'autofiction et de l'autobiographie, que s'est révélée l'urgence d'un bornage, que celui-ci soit conçu comme l'explicitation et la légitimation des mécanismes d'attestation historique (du côté de ce qui n'est pas la fiction), ou compris comme la définition de propriétés narratologiques, énonciatives ou pragmatiques du discours non référentiel (du côté de ce qui s'est/est imposé comme fiction).

Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que l'histoire des idées littéraires ne permette pas de fixer aisément la définition et l'extension du concept de fiction, ni comme catégorie métagénérique, ni comme ligne de partage épistémologique. À l'extérieur de la sphère étroite bornée par les poétiques du XVIIIe siècle et les derniers feux du Nouveau Roman, c'est-à-dire hors de portée d'une théorie esthétique de ces pratiques discursives que l'on nomme « littérature », la question des frontières de la fiction ne se pose pas explicitement. La leçon que nous donne en creux l'histoire des poétiques sur la longue durée, telle que la décrit notamment Auerbach (Mimésis, 1946), est à ce titre sans équivoque : la négociation de l'écrivain et du vrai se dispense d'une explicitation du pacte mimétique, ou plus exactement, l'histoire littéraire tait une question nous semblant, à nous autres lecteurs de Coleridge, évidente. Tout se passe comme si, pour la théorie classique, cette question était située largement à l'extérieur des poétiques et même d'une philosophie esthétique, comme si le « programme de vérité » (le terme est évidemment de P. Veyne) des fictions échappait largement à l'emprise des écrivains ou des théoriciens. De fait, le système des genres littéraires lui refuse pouvoir descriptif ou intérêt prescriptif (la « fiction » n'est pas un terme générique bien utile en dehors du champ particulier constitué par l'histoire des formes représentatives au XXe siècle ). D'ordre anthropologique, le statut de la fiction met en jeu tant la place et la fonction assignées à la représentation littéraire que des variables culturelles générales relevant de l'épistémologie des sciences sociales, voire de la philosophie du langage (moyens de valider ou d'invalider les discours), de la phénoménologie ou de l'ontologie (coor-données des objets perçus/reconnus comme fictionnels).

Nous pouvons, comme T. Pavel, filer la métaphore frontalière pour en démontrer l'hétérogénéité conceptuelle : il y a loin entre le limes romain, les limites provinciales sous l'Ancien Régime, le « rideau de fer », les démarcations de Schengen ou encore les frontières aériennes en mer de Chine, car nous avons affaire à un bornage dont non seulement l'extension et la délimita-tion, mais aussi la nature même est historique. Il ne s'agit pas de nier la vertu de questions posées rétrospectivement (l'émergence d'une catégorie générique nouvelle peut réorganiser rétroactivement un champ ), mais d'abord de penser les « frontières de la fiction » en posant les différences fondamentales qui séparent la topologie classique de la bipartition moderne des discours.

Alexandre Gefen

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Dernière mise à jour de cette page le 26 Mars 2002 à 23h34.