Atelier

Toute la difficulté vient de la force d'évidence de la distinction proposée par Gérard Genette entre fiction et diction : elle embrasse l'ensemble des faits littéraires du point de vue de la question qu'elle leur pose (la définition de la façon qu'ont les 'uvres littéraires d'être des 'uvres littéraires). Ce qui ouvre le débat, ce sont plutôt les applications que l'on en fait, en particulier l'oubli de la question. La torsion de la réception de cette proposition théorique, presque un malentendu - la recréation d'une symétrie de ce tableau, est un phénomène tout à fait intéressant. La portée de cette théorisation de Genette, l'évaluation du couple fiction/diction reste à penser.

L'effet de la paronomase fiction/diction, et tout ce qu'elle sous-tend, les désirs critiques auxquels elle peut répondre, constituent une question.

La difficulté tient en effet à la double opposition : constitution / condition d'une part, fiction / diction d'autre part, qui se combinent mais ne se recouvrent pas : d'un côté une essence contre une perception, ou même une production contre une réception ; de l'autre deux types de trouble, deux types d'opacité du discours, l'un étant très fortement aimanté par l'autre.

La diction au fond est pensée comme de la fiction, c'est la proposition que je voudrais faire. L'unité du couplage de Genette repose sur le rapprochement entre deux genres d'opacité du discours : « On peut juger obscure ou problématique la convergence sur une même fonction de ces deux mode apparemment hétérogènes que sont, d'un côté, les caractère fictionnel d'une histoire et, de l'autre, la manière dont un texte, outre ce qu'il dit, laisse percevoir et apprécier ce qu'il est. Le trait commun, je le soupçonne, tient à un trouble de la transparence du discours: dans un cas (fiction), parce que son objet est plus ou moins explicitement posé comme inexistant ; dans l'autre (diction), pour peu que cet objet soit tenu pour moins important que les propriétés intrinsèques de ce discours lui-même ». L'objet du texte de diction est irréalisé, irréalisé par un effet de style, mais irréalisé tout de même. La diction comme de la fiction, donc. La possibilité de ce repli est à interroger, et il serait intéressant de la considérer comme un effet de nos critères d'évaluation, comme un signe de ce qui, au fond, fait la matière de nos goûts et de nos jugements littéraires, comme lecteurs ou comme critiques.

On a eu très fortement envie de mettre la poésie du côté de la fiction, et Genette commente d'ailleurs « les stratagèmes de l'abbé Batteux » pour intégrer la poésie à la fiction ; la paronomase fiction/diction séduit et mène à reconfigurer malgré soi le couple moins séduisant, celui qui oppose une essence à une perception. Un problème de case vide, autrement dit, puisque c'est la dissymétrie du tableau qui embrasse toute la difficulté. Et la réception du livre, l'application ordinaire qu'on en fait, rétablit de force une symétrie. Ce que l'on retient de Fiction et diction, en effet, c'est le régime conditionnel, mais dans la plupart des études on met le régime conditionnel en balance symétrique avec la fiction : la réception de cet ouvrage critique a tendu à faire un couple fiction / condition, et à modeler notre approche en termes de fiction / quasi-fiction.

C'est une tentation forte pour le critique : trouver de la quasi fiction dans le non fictionnel. Le colloque donné sur Fabula, Frontière de la fiction, est un exemple de cette force de repli. Ce déplacement muet des lecteurs de Genette est signe qu'il y a un désir des théoriciens, désir de faire équivaloir littérarité à fictionalité, et que ce désir mériterait d'être théorisé, d'être tenu pour le fond réel de nos expériences littéraires.

La tentation du repli des oppositions vient de cette délicatesse de symétrie : à la fiction vient s'opposer la non-fiction mais aussi la poésie. La poésie est comme en supplément, et oblige à un déport de l'opposition : on oppose à la fiction quelque chose qui n'est pas son contraire, quelque chose qui contient son contraire mais qui contient aussi autre chose : la diction embrasse le contraire de la fiction, et un à côté de la fiction. Nous avons eu envie de lâcher bien vite ce défaut de symétrie, et de redessiner un espace duel : la fiction comme essence, contre la non-fiction comme autre de la fiction, qui veut être fiction.

Deux plus un donc, un tableau légitimement dissymétrique, mais que notre désir critique et notre pulsion de lecteurs - notre désir de fiction - simplifient. L'outil nouveau c'est bien la conditionalité ; mais la case vide du tableau ne fait que mettre en lumière que notre désir de critiques et de lecteurs, c'est la fictionalité ; et c'est peut-être aussi celui du théoricien, qui se serait sinon peut-être privé d'une si belle paronomase. C'est un effet de contamination des catégories lorsqu'elles sont en situation de symétrie. Le simple geste de mise en symétrie de ces discours rend pertinente la notion d''« effet de fiction », qui a été explorée dans fabula. La relecture de Fiction et diction permet de penser l'effet de fiction, justement, comme une définition de l'opacité propre au régime de diction pour le non-fictionnel. Le troublement du discours deviendrait, plus qu'un effet de style, une mimesis de fiction. Et le concept d'effet de fiction dirait le désir qu'on a de désigner comme littéraire ce en quoi on peut, comme lecteurs, loger de la fiction, la tentation de décrire le non fictionnel avec les instruments du critère le plus évident, antique, universel de la littérarité : la fiction.

Ce désir de fiction commun au texte, à l'auteur, et au lecteur ; on le voit dans les efforts des poéticiens de l'essai, ou de l'autobiographie, pour rendre compte de cette quasi-fiction, pour fonder la littérarité du non-fictionnel sur sa mimésis de fiction. Cet effort me semble légitime en tant qu'il rend compte de la réalité des catégories de lecture. Le critique s'installe dans les marges du texte, dans ses résonances, ses harmoniques -l'effet de fiction, ce qu'il laisse entrevoir - plutôt que dans sa nature explicite. Tout l'effet de fiction est dans ce plaisir à se sentir troublé, dans cette attention aux marges du discours, à son désir de basculement ; la séduction de la fiction, pour tout le monde : le voile de Poppée" L'important est peut-être de réfléchir à la permanence de cette fascination dans nos constructions critiques, à ce qu'elle laisse percevoir des mécanismes d'évaluation des textes littéraires.

Qu'est-ce qui, dans la diction, fait fiction ? En narration, ce sont probablement les mécanismes d'identification, de projection, d'empathie : toute histoire bien racontée entraîne le même type d'attitude mentale que le roman ; la fiction n'y est plus question d'effets véridictionnels, mais de modalités de la narration, de rapports intersubjectifs, qui suscitent un comportement de lecteur, et de critique. C'est cette pulsion de fiction dans la lecture des textes de diction, habitus de lecteurs intériorisés (comportements de ce « liseur de romans » dont parlait Thibaudet), cette contamination du plaisir et du savoir, qui me semble pouvoir apparaître, en résonance, dans la belle paronomase de Fiction et diction. La fictionalité se rapprocherait alors comme un mouvement de lecteur, la capacité à prendre toute histoire pour un monde possible.

La promotion du roman dans la littérature est peut-être une raison concrète de ces phénomènes, du désir d'assimiler au fond, par la force de l'habitude, fiction et littérarité. C'est ce « au fond » qui fonctionne bien pour nous lecteurs. Si la thèse de Genette est explicitement une thèse de l'asymétrie, sa réception cependant (qui fait un paquet unitaire avec diction, non fictionnel, conditionnellement littéraire, et revers de fiction, autre de la fiction qui se fait quasi-fiction, tension vers la fiction), et le fait même qu'il ait voulu cette paronomase déportent la réflexion.

Marielle Macé

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Dernière mise à jour de cette page le 3 Juillet 2002 à 20h43.