Atelier




La construction logique du texte: réflexions sur les micro-analyses de Michel Charles, par Christine Noille-Clauzade (Université Stendhal Grenoble 3)




La construction logique du texte:
réflexions sur les micro-analyses de Michel Charles.



Dans l'éventail des micro-lectures inventées par notre modernité critique, Michel Charles a ceci de particulier qu'il a progressivement mis au point des expériences de micro-analyse textuelle qui sont, aujourd'hui encore, sans équivalent. Les propositions et les pratiques novatrices dont il a été l'instigateur ont été construites, rappelons-le, dans le séminaire E.N.S. des années 1990-1993, reprises et structurées dans l'ouvrage paru en 1995 aux Editions du Seuil, Introduction à l'étude des textes.

Pour présenter en un mot ce qui fait à la fois la singularité et la force de ce travail, nous dirons que ce que Michel Charles et à sa suite, dans une moindre mesure, les participants du séminaire ont mis en place et mobilisé, c'est essayer, nous semble-t-il, de penser une logique du langage textuel.


· Problème de lisibilité, problème de situation.

Reconnaissons d'emblée que cette proposition ne va pas de soi, qu'elle n'a rien d'évident: d'abord parce qu'il n'existe pas de cercle, d'école, de disciples institués; ensuite parce que les acquis de la théorie de Charles publiée en 1995 sont loin d'être aisément manipulables, dominables.

Théorie difficilement maîtrisable, disions-nous: nous revenons sur cette idée pour expliciter quels buts nous poursuivons en opérant sur elle une opération de clarification. Ces buts ne sont pas uniquement «communautaro-biographiques» [1] : ils visent à estimer, structurer, spécifier, valider, dans la mouvance de la philosophie du langage ordinaire, un champ de recherches, un champ de la critique littéraire, qui empiriquement nous paraît à la fois erratique (ressurgissant dans les travaux des uns ou des autres au hasard des rencontres, avec un «air de familiarité» troublant par-delà la diversité des objets) et illisible – au sens épistémologique du terme, bien évidemment [2].

Cette illisibilité peut s'appréhender à trois niveaux.

1. Récupération difficile par l'histoire littéraire.

Lisibilité complexe de l'ouvrage Introduction à l'étude des textes tout d'abord: il s'agit d'un objet curieux, insituable, incité. Sans doute y a-t-il là trop d'hypothèses, des idées très élaborées, difficilement articulables. Cette difficulté, on peut mieux l'analyser si on se reporte au niveau des travaux ultérieurs que les participants du séminaire ont produits. En quoi consiste, partagée à des degrés divers, cette non-lisibilité / cette impossibilité de lire et de mémoriser ce qui est proposé?

Ce sont effectivement des travaux peu cités, ou cités aléatoirement, pour d'autres raisons que liées à leurs problématiques (par exemple, il leur arrive d'être convoqués pour établir un point d'histoire littéraire, d'interprétation d'un auteur, d'histoire des genres ou des formes, etc.). Bref, ils sont citables en tant qu'ils recoupent les préoccupations de l'histoire littéraire telle qu'elle s'est empiriquement focalisée sur les questions d'auteurs, de genres, d'histoires des idées (et en particulier des idées esthétiques, des formes). Mais leur problématique générale échappe ordinairement à l'attention et au débat.

2. Contre-lisibilité idéologique.

Autre façon d'appréhender cette illisibilité, on peut aussi parler d'une illisibilité doctrinale, idéologique, herméneutique. Certaines propositions émanant de ces années de séminaire et martelées dans l'ouvrage de 1995, sont en effet comme un socle commun de connaissance, communément partagé: nous pensons ici à la contestation de l'autorité du texte, de sa monumentalité, de sa cohérence d'une part, à la remise en question de la prépondérance de l'auteur et de sa situation d'autre part.

Et ces propositions, reprises et répandues, ont pu être évaluées par d'autres comme une contestation idéologique des données objectives du travail critique (le texte, l'auteur, l'époque), dans la mouvance des poéticiens des années 1960-1980. Les tenants de ces positions-là seraient en quelque sorte à la traîne d'un système, des «épigones». Une telle «clef» est ainsi doublement improductive, renforçant doublement l'illisibilité, en ce qu'elle replie sur de l'idéologique des positionnements méthodologiques, et en ce qu'elle referme sur une ligne de lecture politique et institutionnelle plus ancienne (des années 1970) une constellation nouvelle d'idées et d'intérêts, qui dépassent en grande partie les débats néo- et post-structuralistes.

On peut ainsi établir le diagnostic d'une faible lisibilité historique et d'une contre-lisibilité herméneutique.

3. Déception méthodologique

Or, ces reproches sont à la fois connus, pris en charge par Michel Charles lui-même, et en même temps réfutés par un argument à double tranchant.

En effet, la réponse voulue comme «forte» par Charles, et totalement comprise, banalisée dans les travaux ultérieurs des uns ou des autres, peut être décrite ainsi: l'«air de famille», la cohérence entre tous ces travaux se situent à un niveau méthodologique, puisque c'est une problématique méthodologique (sur laquelle nous revenons à l'instant) qui a été revendiquée et assurée par les acteurs de ce séminaire et par son responsable.

L'intérêt de cette voie critique n'a pas de pertinence forte dans le domaine de l'histoire littéraire ni dans les débats structuralistes: il est dans la façon d'établir et de penser une certaine méthodologie de questionnement sur le texte.

Mais c'est précisément là une ultime raison d'illisibilité.

Pour qui comprend et prend au sérieux ce travail sur la méthodologie de la micro-lecture, l'impression se fait jour d'une lourdeur des pré-requis, d'un artifice digressif dans le démarrage de la lecture critique. A quoi bon autant de mises au point pour se lancer dans l'aventure d'une lecture «collée-serrée»? A l'illisibilité historique et herméneutique s'ajoute ainsi une illisibilité méthodologique.

Il nous semble que ces diverses réticences pointent avec justesse et sérieux une lacune, un manque, qui prive les propositions de Michel Charles et de quelques autres d'une pleine validité: à savoir la spécification du lieu d'où elles sont «pensées».

Il y a là en jeu un véritable problème de champ. Constituer, créer le champ épistémologique de cette démarche critique, c'est d'abord et en même temps permettre une lisibilité de ce champ pour tous les pôles de la critique (historique, herméneutique, textuelle…), c'est «clarifier» cette «méthodologie» critique qui a été mise en place avec Michel Charles.


· Clarifier: analyse littéraire et philosophie analytique

Le terme que nous employons ici est philosophiquement connoté: il renvoie globalement au mouvement intellectuel de la philosophie analytique, telle qu'elle est apparue dans les milieux autrichiens des années 1910-20 et telle s'est déployée en de multiples ramifications aux Etats-Unis, avant de revenir en force dans le champ de la pensée française.

Une question est en effet au centre de l'investigation philosophique analytique: «Qu'est-ce que tu signifies avec tes énoncés?» (Manifeste du Cercle de Vienne, 1929 ). L'intérêt ici ne porte pas sur ce qu'un énoncé pris en lui-même signifie mais sur «les conditions que l'on doit reconnaître comme nécessaires pour qu'un énoncé soit doué de sens» (E. Nagel, 1938-1939 [Bibliographie]). A la question de la signification des énoncés est donc subordonnée celle des voies de la connaissance: «Comment le sais-tu?» (H. Feigl, 1931) C'est précisément cette articulation de la connaissance et du langage qui caractérise ce qu'on appelle le «tournant linguistique» [3].

Connaître et signifier sont ici les deux faces d'un problème unique, un problème de théorie de la connaissance dont la tâche demeure essentiellement clarificatrice.

Ce lien entre analytique et linguistique s'est trouvé à la fois renforcé et complexifié avec un courant de la philosophie analytique, la philosophie (ou analyse) du langage ordinaire, dans la mouvance du Wittgenstein des Investigations philosophiques [Bibliographie]. Abandonnant la conceptualisation du langage «idéal» (du langage logique), les philosophes du langage «ordinaire» adoptent le présupposé suivant: il n'y a rien à corriger dans le langage ordinaire, qui est fait de nombreux usages différents, des jeux de langage aux règles adaptées à différentes circonstances. C'est cette logique du langage ordinaire qu'il convient d'approfondir (cf. les travaux de Austin ou Grice).

Dans la mouvance de cette «seconde analytique», les philosophes sont conviés à réfléchir à ce lien entre logique et langage «ordinaire», à travailler sur «la dureté du mou» (Sandra Laugier, d'après Wittgenstein), c'est-à-dire sur la rigueur qui organise nos façons de parler. Les philosophes, mais aussi les littéraires.

Redisons-le, c'est sur cet arrière-plan d'une analytique du langage ordinaire que prend sens notre formule selon laquelle L'Introduction à l'étude des textes nous aide à penser une logique du travail textuel et que s'inscrit notre ambition de clarifier la méthodologie commentatrice à l'œuvre dans les micro-analyses charliennes.

Comment allons-nous procéder pour cette clarification? Par application de la méthodologie même qui est ici en question, nous allons opérer par dislocation du système de Charles en quelques propositions, et par construction d'un modèle de fonctionnement logique pour articuler entre elles ces propositions. Autrement dit, en mettant au point un tableau logique des hypothèses théoriques de M. Charles, nous espérons pouvoir à terme spécifier «le propre de notre critique.»


· Propositions pour l'analyse des textes: une logique de formalisation.

1. Du textuel à l'énoncé: le «tournant logique».

Le postulat fondamental dans la micro-lecture rhétorique selon Michel Charles est de procéder à une description raisonnée (qui est à proprement parler une construction) de la difficulté du texte [4]. Pour ce faire, Michel Charles opère en manipulant et donc en découpant préalablement des unités textuelles petites (voire très petites: nous reviendrons sur la question de la «longueur» plus bas).

Là est le geste décisif et incommensurable de cette démarche critique: Michel Charles conçoit en effet le texte comme une collection d'énoncés autonomes, non organisés, faisant abstraction des structures et de la composition apparentes – d'où les conséquences qui ont été rappelées plus haut (casser et pluraliser le texte en démontant sa cohérence et sa nécessité) et qui ont pu être réifiées en dogmes par des acteurs extérieurs au champ [5].

Quelle est la portée de cet a priori méthodologique? Il implique bel et bien, dans la définition de la textualité, un changement de statut: concevoir le texte comme somme d'énoncés autonomisables revient à sortir du paradigme structuraliste «linguistique» attaché à une double articulation, syntagmatique et paradigmatique, du texte. L'autonomisation, le découpage d'unités textuelles fonctionne comme une dépragmatisation et une dé-sémantisation relatives des énoncés, bref comme le préalable à leur partielle formalisation logique [6].

Nous pouvons parler d'un «tournant logique» dans la critique textuelle.

C'est d'ailleurs au nom de cette réduction que s'explique l'apparent flottement sur la «longueur» ou la «petitesse» des énoncés découpés: les unités textuelles ne sont pas isolées en fonction d'un principe syntagmatique (grammatical, pragmatique, sémantique) mais en fonction d'une syntaxe logique qui identifie en unités logiquement cohérentes ces «entités individuelles» - d'où, dans les faits, une longueur variable: d'un vers à un paragraphe, selon les textes. Mais encore une fois, la variabilité syntagmatique n'est pas pertinente puisque le principe d'identification dépend de la définition d'une syntaxe logique cohérente. La collection d'énoncés est une collection de propositions dont la syntaxe est formalisable.

2. Manipuler la diversité: une formalisation abstraite.

Transformer le texte en une collection d'éléments autonomes, c'est ne plus prendre en compte les effets de disposition et de composition programmés par le texte: premier coup de force, premier point de rupture, tournant logique de la critique avons-nous dit.

Que faire alors d'un texte réduit à une collection d'unités partiellement dé-pragmatisées? Comment opère l'analyse de texte pour passer des unités autonomes à la proposition d'une organisation logique (et non pas poétique) complexe – d'un «tableau logique» [7]? Afin de progresser dans le parcours de cette méthodologie exemplaire de la micro-lecture, nous nous appuierons sur quelques exemples d'analyse relativement simples.

Premier exemple donc, la lecture du Prologue du Quart Livre: «Le Prologue du Quart Livre est une collection d'histoires» [Introduction à l'étude des textes, p. 119]. C'est la version «acceptable» de la construction du texte en unités hétérogènes et sémantiquement désinvesties. A partir de là, Michel Charles tente de mettre à jour une organisation logique, un «réseau» de relations qui soit à la fois parfaitement cohérent et complètement indifférent à des motivations de signification. L'ensemble des histoires va être en effet essaimée en deux séries, dont l'une a comme point de recoupement le prédicat «pierre» (ou «Pierre») et la deuxième le prédicat «coin» ou «cognée» [8].

Ce radical «commun» n'est ni sémantique ni même philologique (puisqu'en l'occurrence sont assimilées sous le vocable de coin à la fois la cognée du bûcheron, le coin d'un tableau et Pierre du Coingnet); il est fondamentalement un pur prédicat logique applicable à un certain nombre d'histoires selon les principes strictement logiques de la variabilité et de la substitution [9]; autrement dit, les deux séries sont résumables ainsi: étant donné x (ce dont l'histoire nous parle); x «est» Pierre OU x «est» coin/cognée.

En toute rigueur logique, et parce que c'est là l'hypothèse la plus économique, la plus simple, à la conjonction logique (et non pas sémantique ou structurelle) de ces deux réseaux, nous trouvons le seul cas où «x est Pierre ET x est Coignée», à savoir l'histoire même de Pierre du Coingnet. Ainsi, à la fois digressive et accessoire dans l'économie générale du dispositif poétique et rhétorique du préambule, la mention hâtive (aléatoire?) de Pierre Du Coingnet se retrouve au centre du réseau formel (au sens de formalisé) – au centre du tableau logique – qu'élabore l'analyse textuelle. Mais ce centre-là est encore une fois à comprendre comme point de conjonction de deux logiques prédicatives, comme cas de recoupement, de superposition deux cohérences logiques (et non pas dispositionnelles, narratives ou pragmatiques) [10].

Dans la réduction d'énoncés en propositions logiques, le logicien ne fait pas qu'abstraction des conditions d'énonciation: il exclut la considération des intensions, c'est-à-dire du contenu particulier de signification. Avec l'exemple extrême du Quart Livre, Michel Charles est sans doute au plus près d'une formalisation logique stricte de la cohérence textuelle, abstraite des considérations sur l'énonciation et sur l'intensionalité.

3. Dysfonctionnements et automates: les formules dynamiques du réseau logique.

Toute la démonstration achoppe cependant sur le point de recoupement – en ce que les résistances herméneutiques qu'il y a à promouvoir «Pierre Du Coingnet» comme double prédicat logique situé au centre d'équilibre du texte sont trop fortes pour accepter de mettre méthodiquement entre parenthèses la considération des significations particulières. Ce point de conjonction logique ne peut être pensé comme un «centre» ou un «nœud» - car ces notions impliquent une prévalence herméneutique dont il n'est pas facile de faire abstraction. Comment donner à penser, comment conceptualiser, dans cette application d'une méthodologie logique à la critique textuelle, le cas logique de la conjonction de deux prédicats?

Après en avoir fait un «nœud» logique statique dans l'analyse rationnelle du Prologue du Quart Livre, Michel Charles entreprend de le théoriser dynamiquement comme lieu théorique de passage d'un fonctionnement logique à un autre. Ainsi le cas du recoupement va permettre de penser une logique du réseau en mouvement, selon deux modèles concurrents.

L'Introduction à l'étude des textes met en effet en place deux modèles, mécanique puis mathématique, pour conceptualiser la relation logique entre deux formules.

Premier modèle, mécanique: construit à partir de la notion rhétorique de possibles textuels, le texte dans cette optique se définissant comme état actualisé de combinaison des procédures, concurrencé par un ensemble indéfini de combinatoires alternatives [11]. L'enjeu sera donc la construction (par l'analyse) de lieux de passage d'un texte possible à l'autre: cette analyse, pour Charles, se fera en termes de dysfonctionnement.

Le dysfonctionnement, c'est, dans une mécanique des fonctionnements enchaînés, non pas un centre, mais un point de rupture, de déséquilibre, de passage d'un équilibre à un autre. Le dysfonctionnement mécanique récupère dans un modèle dynamique la conjonction logique de deux rationalités, de deux formules fixes rendant compte chacune d'un certain nombre d'unités textuelles. Le dysfonctionnement se produit quand F = G, c'est-à-dire quand il existe un énoncé x, tel que f(x) = g (x) [12].

Le second modèle, mathématique, prend en charge des variations plus complexes, par degrés, jouant sur un plus grand nombre d'états «intermédiaires», ou plus exactement de formules logiques (quand entre f(x) et g(x), il existe, f '(x), f ''(x) etc.). Il s'agit du modèle des «automates». Rappelons qu'en mathématique, un «automate fini» est un modèle mathématique des systèmes ayant un nombre fini d'états et que des actions (externes ou internes) peuvent faire passer d'un état à un autre. La notion d'»automate» permet ainsi de penser une logique fine de la variabilité et de la transformation.

Michel Charles va appliquer à la formalisation logique des textes ce modèle de pensée mathématique. Plus précisément, au lieu de mesurer deux rationalités, deux logiques prédicatives concurrentes, M. Charles se focalise sur une seule formalisation logique, par exemple, dans Les Coches (Montaigne), la formalisation suivante: x dit que…, je pense que…; puis il construit et énonce les règles de variation logique de la formule initiale, par substitution prédicative (dans x dit que, faire varier le prédicat dit que, et de même dans la formule je pense que, faire varier je et faire varier pense que). Formule et règles de variation par substitution des prédicats constituent ainsi l'«automate» qui permet de penser une logique fine de la variabilité textuelle [13].

On passe ici d'une logique des propositions à l'idée plus complexe d'un langage formel à insérer dans un «automate», dans un modèle mathématique de manipulation et de transformation.

Telles sont les différentes versions du tableau qui formalise les relations formelles entre énoncés. Ajoutons que ce tableau dynamique, cet «autonomate», est donc construit rationnellement par la micro-analyse du texte et que Michel Charles le nommera aussi, d'un terme emprunté sans doute à Baumgarten, analogue rationnel [14].


· Logique et épistémologie: l'arrière-plan idéologique.

1. La référence à la logique analytique: les raisons d'un détour.

A ce point-là, une question se pose, tout à fait légitimement: l'inspiration logiciste que nous avons mise en évidence est-elle dans la méthodologie de Michel Charles, ou dans la présentation que nous en faisons? Ou encore, Michel Charles a-t-il lu le premier Wittgenstein, ou est-ce (dans un renversement tout borgésien) le jeune Wittgenstein qui a suivi le séminaire de Michel Charles?

Redisons-le: ce que nous avons tenté ici, c'est un essai de modélisation qui soit à même de formaliser cette méthodologie: autrement dit, le tableau logique que nous dressons nous-mêmes de la micro-analyse élaborée par M. Charles aura pour nous une valeur heuristique – sans qu'il y ait lieu de se prononcer sur son hypothétique valeur projective. En accord avec les principes de la seconde philosophie analytique, nous avons tenté de rationaliser la méthodologie de Charles selon une formalisation logique.

Mais notre formalisation a permis de relever trois principes majeurs que Michel Charles lui-même emprunte à la logique: l'autonomisation des énoncés (version partielle d'une dé-pragmatisation formelle totale telle que la pratique la logique), le principe de substitution (de variation) et, nous y revenons à l'instant, le principe d'économie. Il y a donc bien, par déplacement et application, des points de correspondance entre notre description (logique) de sa méthodologie et le mode de fonctionnement (logique) qu'elle explicite.

2. Logique formelle et logique textuelle.

En effet, la logique formelle développée par la philosophie analytique passe tout d'abord par une dé-pragmatisation totale et une réduction complète des énoncés à une formulation logique – comme nous l'avons vu précédemment dans la note 6; elle vise ainsi à un résultat scientifique comparable à celui que revendique à plusieurs reprises l'ouvrage de M. Charles: produire une opération de clarification des problèmes par réduction rationnelle. Grâce à cette clarification, le langage formel parvient à rendre aisées la manipulation et la transformation de ces énoncés, en énonçant des règles de transformation précises qui peuvent être appliquées sans même connaître la signification de l'énoncé transformé ou la signification de la transformation.

La transposition de cette opération d'autonomisation logique dans l'analyse textuelle équivaut, redisons-le, à un véritable tournant paradigmatique dans la mesure où ce faisant la critique textuelle s'émancipe du modèle linguistique (sémantico-syntaxique) dominant.

Enfin, toutes ces procédures de formalisation, dans la philosophie analytique, obéissent donc aux principes d'économie et de substitution.

Nous avons déjà présenté en le fonctionnement du principe de substitution et nous avons pu évalué qu'il est au cœur du montage logique proposé par Michel Charles quand il rassemble toute une collection d'histoires sous la formule «x est pierre OU x est cognée». La substitutionalité est l'équivalent logique de la variation rhétorique.

Quant au principe d'économie, il s'avère central dans le projet critique de M. Charles: ce principe de raisonnement considère que quand deux formulations (formalisations) sont en concurrence et qu'on ne peut pas les départager pratiquement, par l'expérimentation scientifique par exemple, on choisit la plus simple. C'est-à-dire, qu'on choisit celle qui possède le moins d'hypothèses, ou celle dont les hypothèses sont les plus facilement démontrables. M. Charles dotera alors le principe d'économie d'une vertu quasi esthétique: l'élégance [15].

3. Méthodologie logique et idéologie.

C'est ainsi que la logique analytique est un modèle acceptable pour penser la méthodologie critique proposée par Charles. Il est tentant de regarder quel est le cadre épistémologique global conditionnant la méthodologie de la philosophie analytique, pour envisager de le transposer mutatis mutandis (tout est là!) dans le domaine de la critique littéraire et de construire ainsi le cadre épistémologique qui fait défaut à la micro-analyse textuelle de M. Charles et la prive d'une pleine lisibilité.

Pour tenter une telle lecture idéologique, nous nous contenterons de faire référence à un texte fondateur récemment republié, particulièrement explicite en la matière: nous voulons parler du modèle philosophique proposé par la première philosophie analytique, celle du Cercle de Vienne (nous nous appuyons ici sur la présentation qu'en fait Antonia Soulez en introduction de l'édition qu'elle leur consacre en 1985 aux P.U.F., et qui reverse à cette date les théories de la première analytique dans l'actualité philosophique contemporaine).

Qu'en est-il de ce modèle? A partir des thèses du «premier Wittgenstein», celui du Tractatus logicco-philosophicus [1921, Bibliographie], un certain nombre de philosophes logiciens autrichiens comme Carnap, Hahn, Neurath vont se retrouver pour promouvoir un «programme à la fois logique et humaniste» de recherches philosophiques, annoncé dans le manifeste de la Brochure Jaune en 1929.

Ce programme articule donc, comme nous le suggérions plus haut, une méthodologie rationnelle et une réflexion épistémologique (sur les tenants et les aboutissants de cette «conception scientifique de monde»); en voici, très schématiquement résumés, les principaux points.

Fondamentalement, la Brochure jaune associe un empirisme de combat (animé d'une idéologie fortement anti-métaphysique et défini comme ancrage dans l'expérimentation), à une méthodologie strictement logicienne et à une visée pragmatique (passer de la diversité et du conflit des interprétations à la possibilité d'une science unitaire). En effet, le projet d'une science unitaire prend appui sur la méthodologie logique, en ce que c'est précisément dans et par le langage formel que la science sera unifiée [16].

Le projet idéologique d'une science unitaire autorise, pour les signataires du Manifeste, une application du protocole d'analyse logique dans toutes les sphères du champ de la connaissance, des mathématiques et de la géométrie aux sciences sociales [17]. L'extension encyclopédique de la formalisation logique à la biologie, à la sociologie et aux sciences humaines constitue donc une interprétation logique, au sens (analytique) du terme.

Bilan de cette rapide présentation de la première analytique, nous disposons, au bout du compte, d'un modèle d'autonomisation et de formalisation logique des énoncés (qui associe réductionnisme et méthode substitutive), convoqué pour opérer une clarification des domaines de la science, clarification à intégrer dans un projet épistémologique, un programme (humaniste) d'«unification», de «science unitaire».


· Epistémologie de la micro-lecture

1. La question des fins

Le détour par le Cercle de Vienne nous aura donc permis de mettre en place les tenants et les aboutissants épistémologiques de cette méthodologie de construction logique «du monde» (pour reprendre le titre de Carnap). La méthodologie logique est adossée à une épistémologie unificatrice et encyclopédique.

C'est ainsi un modèle à double face, épistémologique et méthodologique: d'où son intérêt pour aborder l'univers critique des micro-lectures mises au point par Michel Charles.

D'un point de vue méthodologique, cette micro-expérimentation sur les textes vise à produire une formalisation non strictement logicienne, mais qui s'inspire des principes d'autonomisation, d'économie et de substitution élaborés par la logique analytique, de façon à travailler sur les régulations qui organisent non seulement nos façons de parler, la logique du langage «ordinaire», mais de façon plus spécifique la logique du «langage» textuel.

Mais surtout, le programme de micro-lecture rhétorique élaboré dans Introduction à l'étude des textes développe erratiquement une véritable épistémologie unificatrice «anti-métaphysique» (pour reprendre le vocabulaire analytique des années 1920), associée à la mise en œuvre d'une expérimentation empirique sur les fonctionnements textuels. Car le but, ce qui permet d'éviter à cette méthodologie de tomber dans le formalisme et la tentation des manipulations ludiques (que promeuvent au demeurant des «jeunes» critiques aussi différents que Marc Escola ou Sophie Rabau), c'est précisément la portée épistémologique et pragmatique de l'entreprise: pour Michel Charles en effet, le tableau logique où sont formalisées les relations textuelles devient un objet communicable et un lieu d'entente possible sur les difficultés d'un texte, avant l'interprétation [18].

Ainsi, notre présentation, ou plutôt notre reconstruction formalisée de la micro-analyse textuelle proposée par M. Charles, a un avantage majeur: c'est de rattacher à cette méthodologie le programme épistémologique et pragmatique qui, on l'a vu avec le Cercle de Vienne, motive et légitime un tel outillage formel. Il nous semble donc bien que pour donner à la critique opérée dans le sillage des propositions de Charles, toute sa force et toute sa lisibilité, toute sa pertinence, il fallait récupérer ce programme épistémologique et pragmatique, de façon à transformer cette méthodologie en véritable champ autonomisé de la critique littéraire.

2. Le propre de notre critique.

On en arrive au terme de ce parcours: que nous apprend-il de plus que ce que Charles a lui même à plusieurs reprises énoncé, de ses séminaires à son livre?

Le fait qu'un modèle logico-mathématique puisse conceptualiser ce «pacte méthodologique», puisse rendre compte de cette lecture critique, rend immédiatement lisible le statut/ le champ de cette lecture: un statut épistémologique, un style épistémologique de critique littéraire.

Un nouveau possible dans le geste critique surgit ainsi et nous interpelle, qui fait bouger les lignes et les frontières, et nous décentre de la situation poéticienne aujourd'hui dominante. Dans les travaux nourris de ces propositions critiques, le débat est ouvert entre une pratique néo-structurale et un usage analytique.

C'est à la lumière d'une telle lecture que je nous propose de recadrer nos expérimentations théoriques, en avançant quelques réflexions sur la communauté et la familiarité des travaux qui ont été ou pourront être fécondés par cette «méthodologie».

Nous sommes quelque part, me semble-t-il, entre la poétique et l'analytique – avec toutes les fluctuations individuelles possibles.

Autrement dit, nos opérations critiques (d'analyse littéraire) sont aussi (parfois, de plus en plus) conçues comme des opérations de conceptualisation (du texte/ des genres/ etc.) : nous construisons des modèles de conceptualisation des objets du champ littéraire (textes, intertextes, genres, formes, auteurs…).

Et par rapport à l'ensemble des théoriciens, notre particularité épistémologique tient en ces points:

1. La dé-pragmatisation relative des énoncés, l'émancipation relative par rapport à la contrainte du sens, autrement dit l'affaiblissement du paradigme linguistique dominant.

2. La méthode de pluralisation, de substitution.

3. Le principe de réduction, d'économie comme critère de pertinence pour la sélection des hypothèses de formalisation/modélisation.

4. Enfin, l'articulation d'une méthodologie logique à un projet pragmatique encyclopédique et unitaire.

3. L'insertion de l'histoire

Revenons pour finir tout à fait sur l'ultime point du programme, le but pragmatique (d'entente collective sur le modèle construit pour parler de la difficulté du texte et de sa richesse, c'est-à-dire pour ensuite ancrer des interprétations). Il n'est pas sans poser un certain nombre de difficultés.

La principale et la seule que nous retiendrons ici est le statut très curieux que Charles donne à l'analyse des modèles historiquement attestés (à l'analyse de leur fonctionnement, et donc, ce faisant, à la reconstruction, à la formalisation de leurs fonctionnements).

Michel Charles présente l'analyse dans l'histoire (l'histoire littéraire) comme une «interprétation» au sens herméneutique du terme, laquelle n'a donc pas le statut d'une enquête théorique ou épistémologique (on se souvient en effet que depuis son ouvrage précédent, L'Arbre et la Source, Eds. du Seuil, 1984, M. Charles a strictement opposé herméneutique et théorie) [19].

Or, l'outillage logique nous apprend que si les modèles logiques peuvent effectivement être interprétés (recevoir une interprétation en situation), cette «interprétation» peut tout simplement être comprise au sens logique, et non pas au sens herméneutique du terme: les textes «interprètent» (appliquent) les modèles disponibles comme nous interprétons dans le présent de la lecture les modèles du texte, non au sens herméneutique, mais logique du terme, comme application en situation.

Mais la formalisation reste notre langue commune.

Autrement dit, inscrire la conceptualisation des modèles dans l'histoire, comme certains d'entre nous le pratiquons, ce n'est pas basculer de la théorie dans l'«herméneutique». C'est poursuivre une même démarche épistémologique d'analyse littéraire, appliquée (interprétée) en situation.

Nous sommes toujours, me semble-t-il, du même côté, dans un projet constitutivement théorique de critique épistémologique, que nous soyons dans le textuel, dans le trans-textuel ou hors texte (dans la transcendance textuelle), que nous soyons aussi dans l'historique ou trans- ou hors historique.

Par la formalisation relative de notre langage, qui nous apparente au mouvement plus général de la philosophie du langage ordinaire, nous travaillons donc à cette science unitaire, à cette communicabilité des objets et des hypothèses qu'avait formulées le Cercle de Vienne. C'est du moins l'hypothèse que nous avons tenté ici de défendre.


Christine Noille-Clauzade

BIBLIOGRAPHIE

· 1921: Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, dans Annalen der Naturphilosophie.

· 1928: Rudolf Carnap, La construction logique du monde, Berlin, Benary, 298 p.

· 1929: Brochure jaune de La Conception scientifique du Monde: le Cercle de Vienne, anonyme, Préface co-signée Rudolf Carnap, Hans Hahn et Otto Neurath, Vienne, éd. par l'Association Ernst-Mach, chez A. Wolf

· 1931: H. Feigl et A. E. Blumberg, «Logical Positivism, a New Movement in European Philosophy», Journal of Philosophy, XXVIII, p. 281-296

· 1932: Rudolf Carnap, «Le dépassement de la métaphysique par l'analyse logique du langage», in Erkenntnis II, p. 219-241

· 1938-9: E. Nagel, «The Fight fort Clarity: Logical Empiricism", Amer. Scholar

· 1953: Ludwig Wittgenstein, Investigations philosophiques, Gallimard, 1961

· 1884: M. Charles, L'Arbre et la Source, Paris, Eds. du Seuil

· 1985: Le Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits, A. Soulez éd., Paris, P.U.F., 1985

· 1995: M. Charles, Introduction à l'étude des textes, Paris, Eds. du Seuil



[1] Portant sur des objets textuels trans-séculaires et trans-génériques, le séminaire a vu se croiser plusieurs «générations» d'étudiants aujourd'hui dispersés au hasard des nominations dans les institutions d'enseignement et de recherche; ponctuellement, on peut noter des rencontres ou des collaborations, qui échappent cependant aux cadres institutionnels, autour du colloque sur La Case Blanche par exemple (Oléron 2003) ou du groupe de recherche Fabula.

[2] Les propositions que nous avançons ici sur la méthodologie critique de Michel Charles sont issues d'un travail effectué très honnêtement, et, nous tenons à l'ajouter, en toute sympathie.

[3] Cf. R. Rorty éd., The Linguistic Turn, The Chicago University Press, 1967.

[4] Construire la difficulté:

«La méthode, donc, ne peut traiter efficacement que d'un objet construit. Plus précisément, et plus rigoureusement, il s'agirait de construire méthodiquement l'objet, puis d'en exploiter méthodiquement les possibilités.» [Introduction à l'étude des textes, p. 46]

«Il s'agit […] de trouver le moyen de manipuler, de contempler sous ses différentes faces la difficulté construite: autrement dit, de lui donner une forme viable, un mode d'être qui en permette la communication.» [Introduction à l'étude des textes, p. 118]

[5] Le texte, collection d'énoncés autonomes:

«Plus généralement, ce qui me semble important, dans une réflexion sur l'ordre, la cohérence, l'architecture du texte, c'est de savoir en revenir à l'idée d'énoncés autonomes – migrateurs, mémorisables, citables: […] leur prise en compte est la meilleure manière […] d'opposer donc, à cet impérialisme herméneutique, une véritable pluralisation du texte.» [Introduction à l'étude des textes, p. 58]

«Un […] aspect, capital, de cette ouverture du texte sur d'autres textes, c'est l'idée que le texte examiné n'est lui-même rien d'autre qu'un ensemble d'énoncés, que le rapport entre ses parties est, du point de vue de la lecture, ni plus ni moins pertinent, a priori, que le rapport de telle ou telle de ses propres parties à telle ou telle partie d'un autre texte. Bref, l'avantage de cette ouverture […] pourrait être de nous obliger à une pluralisation du texte.» [Introduction à l'étude des textes, p. 49]

[6] Comment la «logique standard» passe-t-elle en effet des énoncés du langage ordinaire aux propositions schématiques et simplifiées de son langage «idéal» (p V q, ~ p, ~ q, etc.)? Par dé-pragmatisation totale et formalisation, pour reprendre l'analyse de Denis Vernant (Introduction à la logique standard, Champs Flammarion, 2001):

«La langue logique la plus simple est celle qui prend pour objet les propositions. Reste à savoir ce qu'est une propositions. […] Ce n'est pas une énonciation, c'est-à-dire un acte assumé par un locuteur qui s'adresse à un interlocuteur spécifié dans une situation déterminée de communication. La logique standard exclut toute dimension pragmatique faisant intervenir l'utilisation effective du discours.» [p. 23]

«Une proposition doit fournir une information sur un état de choses. On peut alors penser aux assertions exprimées par des phrases déclaratives. […] De l'assertion, la logique proposition elle ne retient que son contenu propositionnel, sa seule dimension sémantique d'énoncé. Ainsi, «La fenêtre est fermée» exprime une proposition si l'on fait abstraction du locuteur qui a prononcé cette énonciation, du temps et lieu de l'énonciation, de la situation effective, etc.» [p. 23-34]

«Quel rapport existe-t-il alors entre proposition et énoncé? On ne peut a priori les confondre dans la mesure où, dans une même langue, deux énoncés synonymes expriment la même proposition [s.e. au sens logique du terme], tel «Les planètes ont des orbites elliptiques» et «Les révolutions des planètes ont la forme d'ellipses». De plus, dans des langue différentes, des énoncés différents mais synonymes expriment la même proposition, tels: Le ciel est bleu, Der Himmel ist blau, The sky is blue.» [p. 25]

La (dé)construction du «texte» en collection «d'énoncés autonomes», prônée par M. Charles, est alors à mettre en relation avec la construction des «énoncés ordinaires» en «propositions formelles» dans la logique standard, en ce qu'elle en reproduit les étapes fondamentales ainsi présentées par D. Vernant:

«La première opération consiste à abstraire à partir des énonciations de la langue ordinaire des énoncés éventuellement complexes. Puis, il s'agit d'analyser ces énoncés complexes en énoncés simples, de les exprimer formellement en propositions simples désignées par les lettres p, q, r, etc. et de déterminer leurs relations par des opérateurs logiques.» [p. 25-26]

Redisons-le strictement: l'autonomisation, le découpage d'unités textuelles fonctionne, dans les micro-analyses de M. Charles, comme une dépragmatisation et une dé-sémantisation relatives des énoncés, bref comme le préalable à leur partielle formalisation logique.

[7] Sur le tableau logique au strict du terme, voir L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus (1921), Trad. P. Klossowski [K], Gallimard, 1961.

«[K] 2. 1. Nous nous faisons des tableaux (Bilder) des faits.

[K] 2. 12. Le tableau est une transposition (Modell) de la réalité.

[K] 2. 15 Le fait que les éléments du tableau ont des rapports déterminés les uns avec les autres tient à ce que les choses se comportent de la même manière les unes vis-à-vis des autres. Cette connexion des éléments du tableau, nous la nommerons sa structure, et la possibilité de sa structure la forme de la représentation.

[K] 2. 18. Ce que chaque tableau, de quelque forme que ce soit, doit avoir de commun avec la réalité, pour absolument pouvoir la représenter – justement ou faussement – c'est la forme logique, c'est-à-dire la forme de la réalité.

[K] 2. 181. Si la forme de la représentation est la forme logique, le tableau s'appelle un tableau logique.

[K] 2. 19. Le tableau logique peut représenter le monde.»

[8] Le traitement de «Pierre du Coingnet»:

«On voit déjà se dessiner un premier réseau qui associe les histoires hétéroclites du Prologue. […] Si l'on veut présenter le réseau de la façon la plus économique, il convient de partir de Pierre du Coingnet. […] L'intéressant, à mon sens, est de noter que Pierre du Coingnet peut gouverner par son nom et son histoire les deux séries: pierre et coin/cognée.» [Introduction à l'étude des textes, p. 119 sq]

[9] La formalisation logique exposée dans Le Manifeste de Vienne s'appuie sur la méthode substitutionnelle telle qu'elle a été initiée bien plus tôt par un autre philosophe autrichien, Bolzano – nous reprenons ici le développement que Jan Sebestik consacre à la «Préhistoire du Cercle de Vienne» [in Le Manifeste de Vienne, Présentations, P.U.F., 1985]:

«Voici comment un philosophe viennois résume cette méthode: «Lorsque nous transformons un constituant d'une proposition en une variable, il existe une classe de propositions qui sont toutes des valeurs de la proposition variable ainsi formée. Cette classe dépend en général encore de ce que nous considérons comme parties [variables] de cette proposition, en en ayant convenu de façon arbitraire.» Commentons: nous prenons d'abord une proposition, par exemple «cet homme est érudit», et nous y considérons un constituant, par exemple le pronom «ce» comme variable, de telle sorte qu'il se réfère chaque fois à un homme différent (nous pouvons remplacer «ce» par un nom). Le résultat de ces substitutions est une classe de propositions («valeurs de la proposition variable) contenant par exemple des propositions comme «l'homme Huetius est érudit», «l'homme Heinz (un paysan) est érudit», etc. La classe ainsi obtenue dépend évidemment du terme (de la partie) choisi comme variable; en considérant comme variable le constituant «érudit», la classe serait tout autre.» [J. Sebestik in Le Manifeste de Vienne, Présentations, pp. 99-100]

[10] [Rabelais, Prologue du Quart Livre]

«Ici, pour faciliter l'exposé, on s'en est tenu à quelque chose de simple: ce qui est donné, c'est un texte continu, issu d'un flux verbal puissant, d'un récit procédant par association ou par métonymie; ce qui a été rapidement construit, c'est l'hétérogénéité du texte, le discours posé comme collection hétéroclite de récits. A partir de là, une analyse par recours direct à des clés rabelaisiennes (copia, diversité et mélange des registres et des styles) devenait impertinente. On s'en est tenu à la récurrence d'éléments explicites (coin, cognée, pierre) et l'on a cherché la présentation la plus simple du réseau ainsi constitué.» [Introduction à l'étude des textes, p. 129]

«Et c'est là que nous trouvons deux ordres de faits: on peut dire que l'analyse fonctionne selon un principe d'économie et demander que l'hypothèse la meilleure soit celle qui rendra compte le plus élégamment du plus grand nombre d'éléments; mais on ne peut pas affirmer qu'il en est ainsi du fonctionnement réel du texte. […] Plus important surtout est de s'entendre sur quelques règles qui permettraient d'évaluer des analyses (et donc de fonder des débats): ainsi la règle d'économie et celle d'efficacité.» [Introduction à l'étude des textes, p. 129-130]

[11] Sur la notion de «possible» textuel:

«La dernière leçon que je retiendra ici de la pensée rhétorique est la conception du texte «réel» comme texte possible, comme choix fragile, toujours révisable. C'est peut-être la leçon la plus forte […]. C'est cette très puissante conviction, selon laquelle le texte n'est qu'un possible parmi d'autres, qui a autorisé la tradition d'une critique créatrice, capable, historiquement, d'un véritable dialogue avec les œuvres. […] Dans sa progression d'équilibres locaux en équilibres locaux par des crises ponctuelles, le texte abandonne un certain nombre de développements possibles, qui finissent par tisser autour de lui une multitudes d'esquisses. » [Introduction à l'étude des textes, p. 101-102]

«Le texte réel sera considéré comme aussi efficace par ce qu'il n'utilise pas et abandonne que par ce qu'il met effectivement en œuvre; le texte réel sera considéré comme environné de textes virtuels et traversé par eux, au point qu'il devient lui-même un texte virtuel parmi d'autres. […] On fait ainsi échec au principe d'autorité du texte, puisque, bien évidemment, le pouvoir d'un texte consiste à se faire lire comme seul possible, comme nécessaire. » [Introduction à l'étude des textes, p. 108]

[12] Sur le dysfonctionnement:

«Le dysfonctionnement est une difficulté construite. » [Introduction à l'étude des textes, p. 130]

«Un dysfonctionnement naît du passage d'une structure locale à une autre, ou d'une structure locale à la structure d'ensemble. Il est donc indissolublement lié à la perception d'une structure double, au brouillage d'une structure par une autre, brouillage dont l'effet est l'assouplissement de l'une et de l'autre. » [Introduction à l'étude des textes, p. 141]

«Le dysfonctionnement apparaît comme une condition nécessaire de la dynamique du texte, l'accident qui permet de passer d'un équilibre à un autre. On parlera alors de structures souples, version positive du dysfonctionnement. » [Introduction à l'étude des textes, p. 167]

[13] Sur Montaigne, Des coches:

«Il est capital que nous examinions les accidents susceptibles d'affecter la structure élémentaire. […] En d'autres termes, c'est la possibilité de concevoir une véritable dynamique. L'analogue de l'essai est la formule citée plus haut: x dit que…, je pense (ou je sais par expérience) que…, soumise à une règle de variation qui la fait évoluer entre le défilé des opinions et la liste des humeurs, jusqu'à (et y compris) la ruine même de la formule.» [Introduction à l'étude des textes, p. 233]

«Formellement, le propos sur les jeux du cirque a, dans l'essai, un statut original. Il est le plus loin de la forme: x dit que, moi je pense (fais l'expérience) que … En toute rigueur, nous sommes donc autorisés à voir dans ce texte une accident majeur dans le déroulement de l'essai.» [Introduction à l'étude des textes, p. 235]

«Montaigne outrepasse quelque part dans l'essai le programme qu'il s'est fixé. Que le lieu où se passe cet accident ait une importance particulière, c'est au moins probable, puisque, dans la terminologie proposée ici, il s'agit d'un dysfonctionnement, d'un changement de régime du texte, du passage à une autre structure.» [Introduction à l'étude des textes, p. 238]

[14] Sur l'analogue rationnel:

«L'analogue rationnel ressemble à un modèle, est une sorte de modèle […]. Il est […] un objet construit, produit, écrit par l'analyste. […] De fait, le texte est un objet trop dense, trop complexe, les dynamiques dont j'ai esquissé la description sont, par définition, trop fuyantes, les jeux d'équilibres et de déséquilibres trop instables pour qu'on puisse envisager de les manier en l'état. […] Il convient donc d'en venir à l'idée d'un modèle, en effet simplifié et comme «réduit», mais qui garderait ou, mieux, mettrait en évidence le régime de lecture particulier auquel tel texte ou tel ensemble de textes nous astreint.» [Introduction à l'étude des textes, p. 211]

«Qu'est-ce que cette idée de remplacer le texte […] par une sorte» de petite mécanique sans âme? […] Il faut évidemment que cette construction rendre compte d'un type de difficulté justifié en théorie: il faut, dans le lexique proposé ici, que l'analogue rationnel soit littéralement la «formule» d'un dysfonctionnement et, au-delà, d'une structure souple ou d'une dynamique textuelle – ce qui implique que cette formule soit accompagnée de règles permettant de la modifier.» [Introduction à l'étude des textes, p. 212-213]

«Par ailleurs, les règles et la formule sont inséparables: les règles sont la mise en œuvre de la formule, et ne sont rien d'autre. La description de la dynamique du texte, qui doit de toute façon répondre aux mêmes critères d'économie et d'élégance que la formule, est la description des transformations susceptibles d'affecter la formule. Enfin les règles doivent être capables de rendre compte non seulement du développement de la formule, mais aussi et surtout des accidents susceptibles de l'affecter, de la rendre méconnaissable, de l'exténuer, de la distendre jusqu'à sa disparition.» [Introduction à l'étude des textes, p. 259]

[15] «Dans le contexte des analyses qui précèdent, la construction de modèles de lecture s'est toujours faite ou a toujours essayé de se faire sur des critères rationnels: élégance ou économie des hypothèses, efficacité dans le choix des perspectives, rentabilité de telle ou telle prise sur le texte.» [Introduction à l'étude des textes, p. 264]

[16] Sur l'articulation entre empirisme, méthodologie logique et visée d'une science unitaire:

Nous avons caractérisé la conception scientifique du monde par deux déterminations. Premièrement, elle est empiriste et positiviste. Seule existe la connaissance venue de l'expérience, qui repose sur ce qui est immédiatement donné. De cette façon, se trouve tracée la frontière qui délimite le contenu de toute science légitime. Deuxièmement, la conception scientifique du monde se caractérise par l'application d'une certaine méthode, à savoir celle de l'analyse logique. Le but de l'effort scientifique, la science unitaire, doit être atteint par l'application de cette analyse logique aux matériaux empiriques. […] Le sens de chaque énoncé scientifique s'établit par réduction à un énoncé sur le donné […]. [Le Manifeste de Vienne, pp. 118-119]

Sur l'ancrage de la science unitaire dans la méthodologie logique:

La conception scientifique du monde ne se caractérise pas tant par des thèses propres que par son attitude fondamentale, son point de vue, sa direction de recherche. Elle vise la science unitaire. Son effort est de relier et d'harmoniser les travaux particuliers des chercheurs dans les différents domaines de la science. Cet objectif explique l'accent mis sur le travail collectif ainsi que la valeur accordée à ce qui peut être intersubjectivement saisi. De là, la recherche d'un système formulaire neutre, d'un symbolisme purifié des scories des langues historiques, de là aussi la recherche d'un système total de concepts. La netteté et la clarté sont visées, les lointains sombres et les profondeurs insondables refusés […]. [Le Manifeste de Vienne, p. 115]

[17] «PLAN […] III. Domaines de problèmes: 1. Fondements de l'arithmétique - 2. Les fondements de la physique - 3. Fondements de la géométrie - 4. Les problèmes des fondements de la biologie et de la psychologie - 5. Fondements des sciences sociales -

Comme nous l'avons déjà remarqué, en particulier dans la physique et la mathématique, toute branche de la science en viendra tôt ou tard, au cours de son évolution, à reconnaître la nécessité d'un réexamen de ses fondements en termes de théorie de la connaissance, d'une analyse logique de ses concepts. Ce sera le cas pour le domaine des sciences sociologiques et, en première ligne, pour l'histoire et l'économie politique. [Le Manifeste de Vienne, p. 126]

Cette application d'une formalisation logique dans divers contextes épistémologiques porte aussi le nom d'interprétation. Toutefois, pas d'assimilation hâtive avec l'interprétation au sens herméneutique du terme; l'interprétation logique d'un système formel peut consister en effet en deux choses, totalement distinctes d'une quelconque procédure herméneutique:

- L'interprétation au sens logique du terme s'effectue tout d'abord quand sont distribuées /attribuées les valeurs de vérité, c'est-à-dire quand des propositions logiques sont transformées en affirmations vraies ou fausses.

Plus généralement, l'interprétation logique d'un système passe par l'assignation de significations (de dénotations) aux axiomes de base, à partir d'un domaine spécifiés d'individus.

[18] «Pour achever cette réflexion dans ses grandes lignes, je dirai qu'à la croisée [d'un côté, les grands schémas/modèles herméneutiques, de l'autre des textes qui sont aujourd'hui de fait notre littérature] […], il y a un objet dont la connaissance pourrait être intéressante et c'est cet analogue dont je parlais: le déplacement incessant d'un texte dans les lectures qu'il subit et l'histoire qu'il traverse se fait en un lieu repérable, selon des modalités descriptibles. Ce n'est pas n'importe où que s'effectuent ces opérations. Ou bien alors il faut renoncer: ne pas renoncer à écrire des textes, ni à en lire, mais renoncer à se donner pour but de connaître et de communiquer quelque chose de ces processus.» [Introduction à l'étude des textes, p. 374]

[19] « ‘Interprétation' est un terme marqué, et que j'ai jusqu'ici réservé à une lecture doctrinale, je veux dire à une lecture qui s'élabore sur des critères idéologiques, esthétiques, ou les deux, mais dans tous les cas à partir d'une doctrine, d'un corps de savoirs ou de croyances historiques déterminées.» [Introduction à l'étude des textes, p. 264]

«Quoi qu'il en soit, dès lors que nous allons maintenant passer à la question de l'inscription historique des modèles de lecture, il sera au moins conséquent de parler de schémas ou modèles herméneutiques.» [Ibid.]



Christine Noille-Clauzade

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Dernière mise à jour de cette page le 28 Avril 2012 à 16h40.