Atelier

Collection fondée aux éditions du Seuil par Albert Béguin, dirigée jusqu'en 1955 par Francis Jeanson, puis par Monique Nathan.

Après l'échec du supplément Une semaine dans le monde[i], dont on lui avait confié le feuilleton littéraire, Albert Béguin, installé à Paris depuis 1946, «se trouva désoccupé et au hasard de n'importe quelle université américaine»:

«Allions-nous laisser Béguin s'expatrier? On chercha, et nous vint l'idée de petits livres où des écrivains de toujours seraient à la fois relus par des écrivains d'aujourd'hui et présentés en une brève anthologie, par eux-mêmes. On convenait aussi qu'il y faudrait des illustrations. Et l'on commanda un Victor Hugo à Henri Guillemin, un Stendhal à Claude Roy. Aux problèmes techniques soulevés par cette nouvelle formule en collection de poche, Marie-Jeanne Noirot, responsable de notre fabrication, sut trouver des solutions heureuses, aujourd'hui encore en application[ii]

On trouve ce témoignage dans l'ouvrage de 1979 intitulé Sur le seuil, texte d'une quarantaine de pages non signé, mais qu'on peut vraisemblablement attribuer à Jean Bardet et Paul Flamand, fondateurs des éditions du Seuil, et alors en passe d'être remplacés par Michel Chodkiewicz. Peu après la décision de créer la collection – décision qui doit donc dater de 1949 ou début 1950 -, Emmanuel Mounier meurt, et Albert Béguin prend la tête d'Esprit, laissant la direction de «Ecrivains de toujours» à Francis Jeanson. Les cinq premiers ouvrages paraissent à l'été 1951: ils sont consacrés successivement à Colette, Victor Hugo, Flaubert, Stendhal, et Montaigne. Rétrospectivement, Victor Hugo par lui même de Henri Guillemin sera considéré comme le volume inaugural (alors même que l'on fêtait le cent cinquantième anniversaire de la naissance de Hugo), même si Colette par elle-même paraît sans doute en premier[iii]. Le nom du directeur de collection n'apparaît pas sur ces premiers volumes qui ne sont pas numérotés et ne le seront qu'à partir de 1953.

La forme originale du titre (qui prête à toutes sortes de malentendus, d'où une indexation assez chaotique dans les catalogues bibliographiques) est la suivante: «X par lui-même, Images et textes présentés par Y». Il arrive que le sous-titre varie légèrement (ainsi le Saint-Exupéry par lui-même est-il sous-titré «essai illustré de Luc Estang»). Chaque ouvrage compte 192 pages. Sauf cas particulier (par exemple, Sartre par lui-même en 1955), la composition est la suivante: une notice biographique, une présentation des grands thèmes de l'œuvre, un choix de textes (précédés chacun d'une notice), et une bibliographie. Dans le mensuel Biblio (bulletin bibliographique des ouvrages parus en langue française dans le monde, qui, à cette époque, était assorti d'un supplément), la collection est présentée ainsi:

«En établissant pour ainsi dire un dialogue entre l'écrivain considéré dans sa propre vie et ce qu'il exprime ou traduit de lui-même par le truchement de ses personnages, cette nouvelle et très originale collection nous permet de connaître, comme par une véritable imprégnation, l'auteur – "l'auteur de toujours", assuré de la survie littéraire – auquel est consacré chaque volume. Le lecteur l'accompagne et le comprend, en revivant avec lui ses souvenirs personnels et en voyant se préciser sous ses yeux les significations maîtresses de son œuvre. Le choix des écrivains et celui de leurs présentations montrent que cette collection s'ouvre à tous les courants intellectuels, spirituels et philosophiques de la culture française[iv]

Le succès immédiat de la collection semble attribuable en grande partie à son format et à sa maquette. A son format d'abord, parce que à l'égal des «Que sais-je?» ou des «Poètes d'aujourd'hui» de Seghers, les volumes de la collection «Ecrivains de toujours» furent des «livres de poche avant la lettre», selon une formule de Bernard Gheerbrant[v] (c'est en 1953 que Hachette lance le Livre de poche par l'intermédiaire de sa filiale pour le courtage, la Librairie générale française). A sa maquette ensuite, car, outre le portrait de l'écrivain qui figure en couverture, les ouvrages de la collection comportent de nombreuses illustrations d'une qualité inhabituelle pour des livres d'aussi petite taille et présentées selon une mise en page originale, voire audacieuse[vi]. Mais plus encore que la présentation de ces illustrations, c'est leur nature même qui donne à la collection son identité: sont privilégiées les reproductions de manuscrits, les documents souvent privés, parfois les dessins signés de l'auteur. Les photographies de famille ou les clichés des lieux de l'enfance créent un sentiment d'intimité et de proximité avec «l'écrivain de toujours», encouragé par la lecture sensible, voire amoureuse, que les commentateurs proposent des œuvres, refusant le plus souvent explicitement la glose savante.

Lorsque l'auteur est vivant, il n'est pas rare qu'il commente les documents présentés(ainsi de Colette dont les portraits successifs s'ornent d'une légende manuscrite, contemporaine de la publication du livre) ou même l'étude qui traite de son œuvre: les cas de Mauriac et Malraux sont exemplaires à cet égard, car l'un et l'autre ont annoté après coup les textes que respectivement Gaëtan Picon et Pierre-Henri Simon leur avaient consacrés (en 1953, volume 12 et 14); Francis Jeanson mentionne quant à lui des conversations avec Sartre qui l'ont aidé à écrire son Sartre par lui-même (1955, volume 29). Ces procédés singuliers - qui, en attendant le cas unique du Roland Barthes par Roland Barthes en 1975, donnent au titre «par lui-même» un sens presque littéral - s'ajoutent à l'illustration par les manuscrits ou les couvertures des éditions originales et contribuent aux effets de miroir et de mise en abyme qui sont la marque de la collection.

En 1956, les cinq «petites collections» du Seuil («Ecrivains de toujours», «Petite planète», «Maîtres spirituels», «Solfèges», et «Le temps qui court» - soit un peu plus de 80 titres) sont regroupées sous le titre «Microcosme» et dotées d'un sigle (un M dont le premier jambage est prolongé par le dessin stylisé d'un œil) qui figurera désormais sur tous les volumes. Ce regroupement donne lieu à un article dans l'Actualité littéraire (mensuel du Club des Libraires de France fondé et dirigé par Bernard Gheerbrant) qui tâche de cerner l'identité de «Microcosme» et d'en comprendre le succès; celui-ci est attribué en particulier au style de «Petite planète» (collection de reportages - du «grand journalisme vu par un homme de cinéma» - fondée en 1954 et dirigée par Chris Marker), style qui s'est imposé et s'est répandu à l'ensemble des collections:

«L'image devient dramatique, le texte et l'illustration s'imbriquent, se heurtent, entretiennent un dialogue, en bref deviennent les éléments d'un montage comme dans un film. […] Un format pratique, un texte court, à la fois sérieux et léger, une grande liberté laissée à l'auteur pour exprimer sa personnalité: telles sont les vertus de "Microcosme".»

Chacune des cinq sous-collections est ensuite envisagée; «Ecrivains de toujours» est décrite en ces termes:

«Origine: […] l'idée en revenait à Albert Béguin qui rêvait de livres associant étroitement l'image et le texte. Dans les livres de vulgarisation, c'était une manière de révolution; on accordait à des livres bon marché, destinés au grand public, des soins d'ordinaire réservés aux ouvrages de prix […].

L'esprit de la collection: portrait d'un écrivain pour lequel le critique demande l'aide de l'écrivain lui-même. Malraux, par exemple, a annoté le texte de Gaëtan Picon qui lui était consacré. Dans tous les cas, une importante patrie anthologique justifie le sous-titre, "écrivain par lui-même".

Signes particuliers: on s'efforce d'équilibrer les parutions concernant les classiques et les auteurs contemporains, français et étrangers, en attendant d'aborder très prochainement l'antiquité grecque et romaine […].

Les auteurs: les rencontres ne sont pas fortuites: La Varende est du même pays que Flaubert, Claude Roy aime bien Stendhal, et Laclos aurait aimé Vaillant. Béguin fut l'ami de Bernanos et Jeanson a été celui de Sartre.

Les grands succès: Saint-Exupéry, Malraux, Bernanos, et Sartre. La curiosité du public va de préférence aux contemporains[vii]

En 1955, Monique Nathan succède à Francis Jeanson à la tête de la collection. A cette date le sous-titre («images et textes, etc.») disparaît, et la collection, initialement centrée sur la «culture française», s'ouvre plus largement à la littérature étrangère, ainsi qu'à la philosophie et aux auteurs de l'Antiquité. Le rythme des publications ralentit légèrement (huit titres par an en 1953 et 1954; entre trois et cinq dans les années qui suivent). Écrivains de toujours connaîtra plus de cent volumes; le dernier paraît en 1981; il s'agit du Racine par lui-même de Jean-Louis Backès, qui porte le numéro 106. On trouvera ci-après la liste des 56 premiers titres (jusqu'à 1961 inclus).




Victor Hugo par lui-même
Images et textes présentés par Henri Guillemin
1951, n° 1

Stendhal par lui-même
Images et textes présentés par Claude Roy
1951, n° 2

Montaigne par lui-même
Images et textes présentés par Francis Jeanson
1951, n° 3

Flaubert par lui-même
Images et textes présentés par Jean de la Varende
1951, n° 4

Colette par elle-même
Présentation de Germaine Beaumont ; textes choisis et assemblés par André Parinaud
1951, n° 5

Pascal par lui-même
Images et textes présentés par Albert Béguin
1952, n° 6

Zola par lui-même
Images et textes présentés par Marc Bernard
1952, n° 7

Giraudoux par lui-même
Images et textes présentés par Chris Marker
1952, n° 8

Baudelaire par lui-même
Images et textes présentés par Pascal Pia
1952, n° 9

Montesquieu par lui-même
Images et textes présentés par Jean Starobinski
1953, n° 10

Proust par lui-même
Images et textes présentés par Claude Mauriac
1953, n° 11

Malraux par lui-même
Images et textes présentés par Gaëtan Picon, avec des annotations de André Malraux...
1953, n° 12

Diderot par lui-même
Images et textes présentés par Charly Guyot
1953, n° 13

Mauriac par lui-même
Images et textes présentés par Pierre-Henri Simon
1953, n° 14

Saint-Simon par lui-même
Images et textes présentés par François-Régis Bastide
1953, n°15

Laclos par lui-même
Images et textes présentés par Roger Vailland
1953, n° 16

Montherlant par lui-même
Images et textes présentés par Pierre Sipriot
1953, n° 17

Corneille par lui-même
Images et textes présentés par Louis Herland
1954, n° 18

Michelet par lui-même
Images et textes présentés par Roland Barthes
1954, n° 19

Apollinaire par lui-même
Images et textes présentés par Pascal Pia
1954, n° 20

Bernanos par lui-même
Images et textes présentés par Albert Béguin
1954, n° 21

Shakespeare par lui-même
Images et textes présentés par Jean Paris
1954, n° 22

Gorki par lui-même
Images et textes présentés par Nina Gourfinkel
1954, n° 23

Anatole France par lui-même
Images et textes présentés par Jacques Suffel
1954, n° 24

Barrès par lui-même
Images et textes présentés par Jean-Marie Domenach
1954, n° 25

Marivaux par lui-même
Images et textes présentés par Paul Gazagne
1955, n° 26

Goethe par lui-même
Images et textes présentés par Jeanne Ancelet-Hustache
1955, n° 27

Voltaire par lui-même
Images et textes présentés par René Pomeau
1955, n° 28

Sartre
Images et textes présentés par Francis Jeanson
1955, n° 29

Tchekhov par lui-même
Images et textes présentés par Sophie Laffitte
1955, n° 30

Romain Rolland par lui-même
Images et textes présentés par Jean-Bertrand Barrère
1955, n° 31

Giono par lui-même
Images et textes présentés par Claudine Chonez
1956, n° 32

Balzac par lui-même
Images et textes présentés par Gaëtan Picon
1956, n° 33

Saint-Exupéry par lui-même
Essai illustré de Luc Estang
1956, n° 34

Virginia Woolf par elle-même
Monique Nathan
1956, n° 35

Descartes par lui-même
Samuel S. de Sacy
1956, n° 36

Jules Renard par lui-même
Pierre Schneider
1956, n° 37

Machiavel par lui-même
Edmond Barincou
1957, n° 38

James Joyce par lui-même
Jean Paris
1957, n° 39

Molière par lui-même
Alfred Simon
1957, n° 40

Cocteau par lui-même
André Fraigneau (Chronologie et bibliographie par Louis Bonalumi)
1957, n° 41

Horace
Pierre Grimal
1958, n° 42

Homère
Gabriel Germain
1958, n° 43

Melville par lui-même
Jean-Jacques Mayoux
1958, n° 44

Madame de La Fayette par elle-même
Bernard Pingaud
1959, n° 45

Hemingway par lui-même
Georges-Albert Astre
1959, n° 46

Virgile
Jacques Perret
1959, n° 47

Rabelais par lui-même
Manuel de Diéguez
1960, n° 48

Edgar Poe par lui-même
Jacques Cabau
1960, n° 49

Ronsard par lui-même
Gilbert Gadoffre
1960, n° 50

Beaumarchais par lui-même
Philippe Van Tieghem
1960, n° 51

Cicéron
Claude Nicolet et Alain Michel
1960, n° 52

Rousseau par lui-même
Georges May
1961, n° 53

Rimbaud par lui-même
Yves Bonnefoy
1961, n° 54

La Fontaine par lui-même
Pierre Clarac
1961, n° 55

Maiakovski par lui-même
Claude Frioux
1961, n° 56

(Les cotes de la collection à la Bibliothèque nationale de France sont successivement LN9-441 et 16-G-1811 (à partir du Balzac par lui-même de Gaëtan Picon))



[i] Supplément hebdomadaire du Monde consacré à «la vie politique, littéraire, économique et sociale», qui connut 124 numéros entre avril 1946 et septembre 1948.

[ii] Sur le seuil, 1935-1979, éditions du Seuil, 1979, p. 35.

[iii] Si l'on en croit les quatrièmes de couverture et divers encarts publicitaires dans la presse.

[iv] Biblio, mars 1952, p. 32.

[v] Le Club des libraires de France, 1953-1966, IMEC, 1997, p. 35

[vi] Un encart publicitaire de 1953 qualifie les ouvrages de la collection de «très illustrés». Les éditions originales comportent en couverture un portrait en gros plan de l'auteur, cerné d'un liseré blanc et découpé selon un cadrage trapézoïdal, qui, par un jeu sur les fonds, donne l'impression que la vignette est autonome et déposée ou collée sur la couverture.

[vii] Gilles Lapouge et Maurice Barrois, «Collections de notre temps: Microcosme», Actualité littéraire, avril 1958, n° 45, p. 30-34.



Vincent Debaene

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Dernière mise à jour de cette page le 27 Octobre 2005 à 16h39.