Atelier

  • Dans l'anthologie d'Alain Brunn (L'Auteur, GF-Corpus, Flammarion, 2000), on lira le texte XIII, p. 108-109 : l'Avis " au lecteur " de l'édition originale des Lettres portugaises (1669), un extrait d'un article de Boissonade datant du Premier Empire (1810), l'extrait de la Promenade de Saint-Cloud de Guéret relatif aux LP et contemporain de leur première édition, la position de Rousseau dans la Lettre à d'Alembert (1758) sur " l'auteur " des LP, et l'extrait du Privilège d'imprimerie de la première édition, tardivement retrouvé.

  • L'édition des LP signalée par A. Brunn (F. Deloffre et J. Rougeot, Classiques Garnier, 1962, remplacée par une édition des " Œuvres " de Guilleragues en deux volumes, Droz, 1972 & 1976) reste la plus complète quant à l'histoire du texte ; l'édition de poche la plus commode est celle de J. Deloffre, Gallimard, Folio, 1990, qui comporte un copieux appendice " Guilleragues par lui-même " : c'est à Deloffre et Rougeot que l'on doit l'attribution des LP à Guilleragues, et c'est à l'édition Folio que nous renverrons pour des compléments d'informations. Une édition également courante, due à Y. Florenne, parue au Livre de Poche (1979) mais aujourd'hui épuisée, soutient la thèse inverse (l'authenticité des lettres) : nous y renverrons également.


  • Le problème posé par les LP est celui de l'attribution ; l'alternative est apparemment assez simple : ou bien les cinq lettres qui forment le recueil des LP sont issues d'une correspondance authentique entre une religieuse portugaise et un gentilhomme français (dont les réponses n'ont pas été conservées), ou bien l'ensemble forme une fiction (un roman épistolaire) qu'on peut attribuer à un auteur français de la période " classique " (Guilleragues — on verra comment celui-ci a été identifié).

  • Deux remarques préalables :

1. — On notera que la question de l'attribution recouvre ici celle du statut du texte : dans un cas, le texte est " référentiel ", dans l'autre, il est fictionnel. Le nom de l'auteur est ce qui décide du statut du texte. En outre, et c'est le plus piquant : l'attribution engage l'identité nationale de l'œuvre, française si c'est une fiction, portugaise si les lettres sont authentiques.

2. — Il n'est pas sûr que l'alternative soit aussi nette, tant pour l'attribution que pour le statut. Bien des cas ambivalents sont théoriquement possibles ; évoquons en trois seulement (pour mémoire) :

a) le cas d'une élaboration collective dans le cadre d'un jeu de " salon ", à l'instar de la mode des portraits et de celle des maximes (pratiques d'abord collectives et ludiques : un domaine où l'autorité de l'auteur n'est pas première) ; éventuellement même : plusieurs " auteurs " pour cet ensemble de lettres.

b) le cas d'une correspondance authentique donnée sous le masque d'une fiction " exotique " (quel qu'en soit l'auteur et quoi qu'il en soit de son désir ou non de " publicité " : des lettres rédigées par une française, travesties pour la publication, publiées avec ou sans son consentement)

c) le cas d'une œuvre d'imagination effectivement produite par une religieuse (portugaise ou non)

Question : pourquoi ces différents cas de figures n'ont-ils jamais été évoqués au cours de l'histoire (tumultueuse, on va le voir) de ce texte ? Comment comprendre qu'on s'en soit tenu aux termes de l'alternative simple qui donne à choisir entre deux statuts stables (un " auteur ", et c'est une fiction ; une religieuse portugaise, qui n'a pas d'ambition esthétique, ne fait pas œuvre d'auteur, et c'est un texte référentiel) ?

  • On va voir que la question de l'attribution renvoie toujours à un choix de valeur : décider du nom de l'auteur, c'est donner au texte un statut stable en vertu de (et pour défendre) une conception singulière de la littérature, du style, de " l'authenticité ", voire, tout uniment, une conception de l'amour ! L'alternative souterraine qui commande l'ensemble des travaux critiques serait plutôt la suivante : l'émotion que suscitent ces lettres (leur pathétique propre) vient-il de la vérité des sentiments (imputable à une femme qui sait aimer) ou d'un calcul des effets (d'une rhétorique imputable à un auteur qui sait écrire).


  • Entrons dans le détail de l'histoire de ce texte, dans le dossier de sa réception, en gardant à l'esprit qu'il s'agit d'un dossier d'instruction dans un procès d'attribution — instruction peut-être toujours ouverte (même si les spécialistes s'accordent aujourd'hui pour attribuer les LP à Guilleragues) : les hypothèses formulées plus haut " à l'extérieur " de l'alternative visaient précisément à maintenir ouverte la question… On distinguera, avec F. Deloffre, quatre périodes dans la réception du texte.

1. L'année 1669

  • Un petit volume intitulé Lettres portugaises paraît anonymement en 1669, chez Barbin, un libraire parisien spécialisé dans les ouvrages " à la mode " (" mondains " au sens classique). Succès immense : multiplication des réimpressions et éditions nouvelle (" avouées " par le libraire ou " contrefaites ") ; plusieurs Suites ou Réponses (du " gentilhomme français ") paraissent, anonymement, pour exploiter le succès commercial. Le titre même de l'ouvrage devient (par métonymie) un nom commun, ou plutôt un nom de genre (sur le modèle des Héroïdes d'Ovide) : on le trouve sous la plume d'une épistolière fameuse, Mme de Sévigné (en 1671) pour qui " faire une portugaise ", c'est rédiger une lettre tendre, passionnée et bouleversante.

  • Dès le départ, le plus grand mystère entoure l'origine du recueil. Voir l'Avis " au lecteur ", dans le volume GF-Corpus, p. 109 : l'argument de la copie retrouvée est usuel dès lors qu'il s'agit de garantir l'anonymat de l'auteur ; deux noms sont en fait passés sous silence : celui du destinataire et celui du traducteur, ce qui suffit à accréditer l'idée d'une traduction et donc indirectement l'idée d'un texte " authentique ". L'allusion à l'officier français qui " servait en Portugal " ancre par ailleurs le texte dans l'histoire récente : le retrait des troupes françaises du Portugal (c'est un des thèmes internes du recueil) à la fin des années 1650.

  • La question de l'authenticité est posée dès 1669. Voir le témoignage de Guéret, dans sa Promenade de Saint-Cloud, GF-Corpus, p. 110 (texte de " critique littéraire " sur l'actualité éditoriale, de forme très libre, dialoguée, dans le goût mondain). Position de Cléante : la valeur est indépendante de l'origine (la " tendresse " est un effet du texte, indépendant finalement de son statut). Oronte est pour sa part convaincu d'une supercherie (le succès est dû à la malignité du public : des lettres d'amour d'une religieuse !). Le troisième interlocuteur oppose classiquement les " res " aux " verba " (les mots seuls sont passionnés, les sentiments ne sont pas " vrais ") pour dénoncer une tendresse artificielle et tout à la fois un manque de style (est-ce à dire que le bon style eût consisté à faire oublier, à " naturaliser " l'artifice ?). Le fond du débat porte finalement sur la question du " naturel " : peut-il être le produit d'un calcul (un effet de style) ou présente-t-il des caractères inaliénables (toujours reconnaissables comme tels et partant impossibles à imiter) ? Le débat peut porter par exemple sur le statut des répétitions dans un texte épistolaire : faute insupportable (en regard des règles du " bien écrire ") ou signe d'authenticité (méconnaissance des règles de la part d'une religieuse qui n'est pas un " écrivain ") ? On voit ici que la question du statut engage celle de la valeur.

  • Paraît très vite à Cologne une édition contrefaite, datée de 1669. L'Avis " au lecteur " comporte une ligne supplémentaire qui donne le nom de " celui auquel on les a écrites ", Chamilly, et de celui " qui en fait la traduction ", Cuilleraque (sic). On ne dispose d'aucune information sur les sources de cette double affirmation.
Ici cette remarque : tous deux sont des courtisans assez bien connus. Mais dans l'existence des deux hommes, telle que nous la connaissons, seul le second présente les " propriétés " ou caractéristiques nécessaires ou tout au moins suffisantes pour promouvoir un " nom d'auteur " : par exemple, le fait qu'il ait fréquenté Racine, Boileau, Mme de Sévigné, Mme de la Sablière (dédicataire d'une fable-épître fameuse de La Fontaine), Mme de Sablé (auteur d'un recueil de Maximes et amie sinon collaboratrice de La Rochefoucauld) ; il se trouve qu'il est " l'auteur " d'autres textes, à vrai dire trois fois rien, mais avec ça on peut postuler l'existence d'une " œuvre " ; qu'il a été secrétaire du roi : on peut le rêver confident, dépositaire de secrets d'État ; on peut même soupçonner des raisons " politiques " qui expliqueraient son silence sur la publication des LP… C'est sur ces bases que F. Deloffre s'emploie dans les années 1950, on le verra, à " inventer " Guilleragues comme " auteur ".

2. La légende posthume

  • Le titre du volume change assez tôt : les Lettres portugaises deviennent les Lettres de la religieuse portugaise. On a visiblement de plus en plus " besoin " de croire en l'authenticité du recueil (il y a là un changement qui intéresse l'histoire des mœurs au tournant des XVIIe et XVIIIe siècles : la période qui suivait immédiatement la publication n'offrait aucun témoignage direct de lecteurs soutenant la thèse de l'authenticité).

  • Ce " besoin ", curieusement, est d'abord véhiculé par des fictions narratives :
— 1672 : La Médaille curieuse du chevalier de Bussière met en scène, fictivement, le prétendu destinataire des LP : on voit Chamilly donner à lire à un tiers les originaux des lettres. — 1685 : Histoires du temps ou Journal galant de J. de Vanel : le héros rencontre à Lisbonne une femme qui se révèle être l'auteur des LP. — 1695 : Mémoires de la Cour d'Angleterre de Mme d'Aulnoy : présente l'authenticité des LP comme un fait couramment admis ; on reproche à une dame portugaise de ne pas écrire aussi bien que " cette fille de son pays que l'on nomme Marianne " (sic).

  • Cette croyance en l'authenticité se fonde apparemment sur un syllogisme : la sincérité est nécessaire à l'expression de la passion amoureuse (en littérature comme en amour…) ; les LP sont passionnées, donc la religieuse est sincère. Faux syllogisme qu'on peut ramener à la formule : le langage amoureux ne se laisse pas feindre ou imiter…
Ainsi l'auteur anonyme des Nouvelles réponses aux LP, ouvrage paru à Grenoble dès 1669 ; dans un avertissement, il cherche à accréditer l'authenticité des LP au moment même où il leur adjoint des " réponses " qui sont pour leur part explicitement " supposées " (inventées), en tenant le raisonnement suivant : " l'ingénuité, et la passion toute pure, qui paraiss[ent] dans ces cinq LP, permettent à peu de gens de douter qu'elles n'aient été véritablement écrites. " Des amis ont cherché à décourager l'auteur de ce nouveau recueil d'y donner " réponse " : " un homme qui ne serait pas touché d'une pareille passion ne réussirait jamais heureusement à y faire des réponses ". (Livre de Poche, éd. cit., p. 92-93).

  • Témoignage de l'abbé de Villiers, dans ses Entretiens sur les contes de fées, 1699 (cité dans Folio, p. 19) : " Nous n'avons guère de meilleurs ouvrages que ceux qui ont été écrits par des auteurs véritablement touchés des passions qu'ils voulaient exprimer ; c'est ce qui a rendu si célèbre les excellentes Lettres d'Héloïse, les LP, et enfin les lettres manuscrites de deux ou trois femmes galantes de ce temps. "

  • Témoignage de poids : celui de Saint-Simon, lorsqu'il relate la mort de Chamilly (1703) : il reprend donc la rumeur, partie de l'édition de Cologne, qui fait de Chamilly le destinataire des LP, dont l'authenticité ne fait pour lui aucun doute. Dans un premier passage, le témoignage de Saint-Simon est cependant discrédité par le fait qu'il considère comme étant de Chamilly les " réponses " manifestement apocryphes (vraisemblablement celles de l'édition de Grenoble) : " À le voir et à l'entendre (Chamilly), on n'aurait jamais pu se persuader qu'il eût inspiré un amour aussi démesuré que celui qui est l'âme de ces fameuses LP, ni qu'il eût écrit les réponses qu'on y voit à cette religieuse. " Deuxième allusion plus détaillée : " il (Chamilly) avait si peu d'esprit qu'on en était toujours surpris, et sa femme, qui en avait beaucoup, souvent embarrassée. Il avait servi jeune en Portugal, et ce fut à lui que furent adressées ces fameuses LP par une religieuse qu'il y avait connue et qui était devenue folle de lui. " (Folio, p. 20).

  • Seule exception pour le XVIIIe siècle : Rousseau dans la Lettre à d'Alembert (1758) : voir GF-Corpus, p. 111. Rousseau prend parti contre la thèse de l'origine féminine des LP, sans s'engager sur la question de l'attribution. C'est ici le préjugé inverse qui joue (la misogynie défait le syllogisme) : les femmes ne savent " ni décrire ni sentir l'amour " ! Rousseau à cette date écrit les lettres de la Nouvelle Héloïse

3. " Le triomphe des historiens "

  • Les historiens de la littérature, au XIXe siècle, s'emparent de la question. Événement décisif : la publication en 1810 d'une simple note par Boissonade (GF-Corpus, p. 109) ; l'érudit se fonde sur une annotation manuscrite à son propre exemplaire (aujourd'hui perdu) de l'édition originale pour donner le nom de celle dont on n'avait jusqu'ici que le prénom : Mariana Alcoforada (le prénom figurait dans la seconde lettre, Folio, p. 83), et la localisation du couvent (Béja) ; la même note donne Chamilly comme le destinataire des lettres. À noter ici : c'est la mention de Chamilly, dont le nom est associé par ailleurs aux LP, qui doue cette note manuscrite d'une forme d'autorité : si une mention est exacte, l'autre a toutes les chances de l'être aussi. Mais il n'est pas pour autant prouvé que les lettres sont bien adressées à Chamilly…

  • La publication de cette note déclenche une vaste enquête sur la famille des Alcoforada ; ces recherches constituent presque une discipline (les " alcoforadistes ") ; et quand on cherche et qu'on veut vraiment trouver… on trouve toujours de quoi se satisfaire ; on va donc voir la réalité se mettre peu à peu à " répondre " à ce qui n'est peut-être qu'une fiction.

  • José-Maria de Souza-Botelho (1824) proposa une " retraduction " en Portugais des LP, invitant d'autres chercheurs à dresser la liste des " lusismes " qui figurent dans la " traduction " française. Il mena également des recherches sur la famille Alcoforado (Alcoforada n'est pas un nom portugais !). Considéré comme produit par une authentique religieuse portugaise, le texte peut intègrer le panthéon de la littérature portugaise…

  • 1876 : Castelo Branco découvre l'existence d'une religieuse nommée Maria Ana Alcoforado dans un couvent de Béja (acte de baptème et acte de décès : 1640-1723, professe en 1656, soit pendant la présence d'un régiment français au Portugal) : il s'agirait de la " véritable " religieuse, et donc de l'auteur des LP. Le texte intégre à cette date le corpus de la littérature lusitanienne (et il y figure encore, par exemple dans le catalogue de la Bibliothèque du Congrès à Washington). Le principe en est admis, au point d'être relayée par les traducteurs dans d'autres langues, qui " savent " avoir à faire une " traduction de traduction " (Rilke, en 1907).

4. La phase critique.

  • Article de F. C. Green (" Who was the author of the LP ? ", Modern Language Review, 1926) : relevé dans le texte des invraisemblances, contradictions et anachronismes en regard de la thèse " alcoforadiste " (la " Mariana " " retrouvée " au Portugal ne peut pas être " l'auteur " des lettres telles qu'elle sont). Ex. la religieuse parle de sa mère, la mère de Mariana est morte à la date de la présence française au Portugal ; les lettres font état d'un " balcon d'où l'on voit Mertola " : impossible depuis le couvent de Béja (même par temps clair !). Green faisait état en outre d'une vraie découverte (premier fait positif dans toute cette histoire) : le Registre des privilèges, répertoire officiel des ouvrages ayant reçu l'aval des autorités royales pour l'impression, mentionne pour l'année 1668 un Privilège accordé à " Guilleraques " pour un livre comprenant plusieurs titres dont " Lettres portugaises " (voir le texte exact dans GF-Corpus, p. 112) : " un Livre Intitulé Les Valantains Lettres Portugaises Épigrammes et Madrigaux de Guilleraques ". L'obtention d'un Privilège est un préalable à l'impression : il ne suppose pas que le livre a été écrit ou publié tel quel.

  • Le personnage " Guilleragues " est à cette date à peu près inconnu des spécialistes de littérature classique, et Green hésite à lui attribuer formellement les LP . Il est donc encore permis de douter, surtout pour les Portugais, désormais dans l'embarras : pourquoi ce Guilleragues n'aurait-il pas exploité une correspondance authentique venue du Portugal. Déclaration d'un spécialiste portugais (Folio, p. 28) : " l'image de l'âme portugaise demeurerait incomplète si sa passion ne les avait dictées, sous quelque forme que ce fût. Et parce qu'elles représentent une des manifestations les plus véhémentes de l'amour portugais, elles appartiennent par le sentiment, sinon par la langue, à notre littérature. "

  • Seule façon de réduire ce soupçon : faute de prouver que les LP sont bien de Guilleragues, il faut montrer que Guilleragues seul a pu les écrire, et donc retrouver quelques-uns sinon tous les titres mentionnés dans le Privilège : réunir une " œuvre " pour faire exister un " auteur ", " un nouvel écrivain classique " (sic, F. Deloffre, Folio, p. 29). Ce sera la tâche que s'assignent J. Rougeot F. Deloffre dans les années 1950.

  • Art. du stylisticien allemand L. Spitzer, 1954 : étude stylistique interne, sans considération de l'auteur. Met au jour des traits imputables à l'esthétique classique française. S'attache notamment à l'ordre des 5 lettres pour montrer que le recueil est structuré comme une tragédie classique en 5 actes. L'analyse est peut-être surdéterminée par le modèle de Bérénice créée en 1670 (quelques mois plus tard donc)…

  • F. Deloffre et J. Rougeot : " l'invention " d'un auteur classique. Plusieurs éléments d'une enquête trop longue pour être ici détaillée (voir les trois éditions signalées : Classiques Garnier, Droz, Folio) sont à retenir, avec quelques commentaires (cum grano salis) :
— Confrontation des LP aux Maximes de La Rochefoucauld, à peu près contemporaines (1665-1678) : il existe des analogies dans " la conception de l'amour " qui inclinent à penser que les LP comme les Maximes ont été élaborées dans l'entourage de Mme de Sablé, petite société à laquelle Guilleragues a pu appartenir. Remarque : les pratiques d'écriture collective sont courantes dans le salon de Mme de Sablé (notamment les " Questions d'amour " mises au débat dans des échanges, du type : " S'il vaut mieux perdre une personne que l'on aime par la mort ou par l'infidélité ? ")… — Deuxième fait positif dans l'histoire du texte : découverte des Valentins, ouvrage anonyme correspondant aux " Valentains " mentionnés par le Privilège de 1668 : il s'agit d'un mince recueil " d'épigrammes et madrigaux " (contrairement à ce que pouvait laisser supposer le texte du Privilège qui distinguait apparemment les deux titres). L'ouvrage, paru chez Barbin, donnait avec ces épigrammes et madrigaux des " Questions d'amour et autres pièces galantes ", soient à peu près les titres " prévus " par le Privilège moins les LP . Les " Valentins " comme les " Questions " sont un jeu de société (Folio, 36, pour le mode d'emploi imprimé dans ce volume) : pour jouer, il faut " mettre le nom de trente hommes et celui de trente femmes, dans soixante morceaux de papier séparés, et copier séparément les soixante madrigaux. Après avoir tiré séparément le nom d'un homme et celui d'une femme, on tire deux madrigaux pour voir ce qu'ils disent l'un à l'autre. "

  • Comment comprendre que les LP n'aient pas été imprimées dans ce volume comme le Privilège l'avait prévu, et que leur aient été substituées des " Question d'amour " ainsi que trois lettres adressées à des personnes réelles et sans vrai rapport avec l'ensemble ? Pour Deloffre (Folio, p. 37) : publier les LP avec les " Valentins ", c'était dénoncer le caractère fictif de la correspondance, et priver le lecteur du plaisir de les croire authentiques.
Remarque : n'était-ce pas révéler surtout leur dimension d'œuvre collective et ludique ?

  • S'il est désormais sûr que les LP ont bien été élaborées en France, reste encore à démontrer que Guilleragues est bien l'auteur de ces LP en même temps que des Valentins. Faute d'une preuve irréfutable, F. Deloffre (Folio, p. 42 sq.) combat les arguments qui semblent interdire cette attribution (retrouvant finalement les critères de saint Jérôme énumérés par M. Foucault) :
ex silentio : aucun témoignage ne désigne nommément Guilleragues comme l'auteur des LP ? Réponse : " tous les documents le désignent " (implicitement…). Remarque : le seul document reste le Privilège qui associe les LP et le nom de Guilleragues à une autre œuvre au moins dont on est sûr qu'elle relève d'une activité collective. — ex indignitate : l'homme était incapable d'écrire un chef d'œuvre ? Ce sera toute " l'œuvre " de Deloffre (" Guilleragues par lui-même ") que de montrer que Guilleragues était capable des LP… Série d'arguments assez minces pris isolément, mais qui forment selon Deloffre un faisceau de présomptions qui vaut certitude (ex. : Guilleragues a collobaré avec Molière ! en réalité : un bout de rôle dans un ballet représenté chez Conti dont il était secrétaire…).

Attribution et interprétation

On verra ici deux exemples concrets des divergences d'interprétations : deux problèmes textuels arbitrés à chaque fois en fonction de l'attribution du texte à un " auteur ".

  • Le problème de la première phrase de la première lettre (les articles consacrés à ce seul incipit occuperaient, réunis, tout un livre !) : " Considère, mon amour, jusqu'à quel excès tu as manqué de prévoyance ". Deux interprétations sont possibles (énoncées ici très sommairement) :
— phénomène d'adresse au sens rhétorique, si le sujet de l'énonciation s'adresse à son sentiment personnifié (= l'auteur est un auteur français, qui connaît le procédé parfaitement répertorié par la tradition classique) ; à preuve : dans la suite du texte, le destinataire est toujours désigné par " vous ". —authentique tutoiement, de la part d'une religieuse qui oublie ici, très provisoirement et sous l'emprise de sa passion, le voussoiement en usage dans sa relation avec l'officier français, dont témoigne la suite du texte.

  • Le problème de l'ordre : dès 1778, un éditeur (Cailleau, repris par Y. Florenne, éd. cit.) proposait de lire les 5 lettres dans l'ordre suivant : 1-4-3-2-5 (texte parfaitement lisible). Un siècle plus tard, un autre éditeur (Paléologue) proposait : 4-2-1-3-5 (texte également convaincant). Il n'y a apparemment pas d'autre ordre possible.
Si l'on accepte l'attribution à Guillerague, toute modification de l'ordre de l'édition originale ne peut qu'ôter à l'œuvre un effet esthétique voulu par l'auteur : on doit donc se l'interdire. Mais si la correspondance est authentique, l'ordre est seulement contingent (imputable à la seule décision de l'éditeur français, qui a bien pu commettre une erreur). Sur ce débat, une remarque : personne ne songe à se demander ce que signifie, en lui-même, le fait qu'une modification de l'ordre est, en pratique, possible : de fait, l'ordre des lettres n'obéit pas à une vraie nécessité interne (trois classements possibles), à la différence des chapitres d'un roman ou des scènes d'une pièce de théâtre. Il est vain de spéculer sur les causes de cette relative indétermination, sinon pour dire qu'elle affaiblit au même titre les deux hypothèses (le recueil n'est pas assez suivi, mais peut-être aussi trop lisible, pas assez allusif, pour être une correspondance authentique ; si l'on penche pour une élaboration esthétique, il faut reconnaître que cette fiction n'est pas exactement un roman épistolaire vraiment charpenté…). Bref, il faut reconnaître une part de hasard dans cet ordre ; de là à rapporter cette indétermination à un jeu du type des " Valentins "…


Bilan

  • Selon que l'on attribue le texte à un auteur classique français ou à une religieuse portugaise, on le lit donc pas le même texte (bel illustration du paradoxe mis en œuvre par Borges dans l'inusable histoire de " Pierre Ménard, auteur du Quichotte) : le nom de l'auteur décide non seulement du statut (réferentiel/fictionnel), de son mode de littérarité (conditionnelle par diction/constitutive par fiction), de son identité linguistique (texte traduit du portugais/texte en langue française originale), de sa place dans l'histoire littéraire (correspondance authentique/premier roman épistolaire), de sa valeur proprement esthétique (ambivalence du " naturel " comme valeur : bouleversant parce que spontané/génial parce que suprêmement élaboré), mais tout simplement de son sens.

  • Remarque : d'un point de vue logique, la formulation précédente est à lire à rebours : ce n'est pas le nom de l'auteur qui décide de…, mais bien toujours l'idée que l'interprète se fait du statut, de la littérarité, etc. des LP qui " commande " l'attribution à un auteur classique français plutôt qu'à une religieuse portugaise (ou inversement). C'est finalement en fonction du discours que l'on a envie de tenir sur le texte qu'on décide de l'attribution (qu'on s'oblige dans les deux cas à " inventer " un auteur : qu'on aille le chercher dans les archives d'un couvent portugais ou dans les documents relatifs au milieu de Mme de Sablé ne change finalement rien à la procédure)…

  • L'alternative n'est aussi nette que parce qu'elle engage des présupposés décisifs quant au statut de la "littérature" elle-même : le débat oppose finalement ceux qui, dans la littérature, veulent d'abord admirer des sentiments vrais (un témoignage irremplaçable sur la nature humaine…) et ceux pour qui la littérature s'identifie surtout au travail du style (la valeur est proportionnelle à l'effort d'élaboration esthétique de la part d'un auteur).

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Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 1 Novembre 2007 à 14h56.