Atelier



Journée Penser la poésie, organisée à Lyon (ENS-Lettres et Sciences Humaines) le 15 mars 2008 par Michèle Gally dans le cadre du GDR « Théories du poétique. XIVe-XVIe »


L'offense lyrique. Une (re)lecture du Prologue Général de Machaut, notes de la communication d' Hélène Basso.



L'offense lyrique. Une (re)lecture du Prologue Général de Machaut

«Une invisible foudre», c'est ainsi qu'un poète, Armel Guerne pense la poésie[1]. Pour l'entendre ainsi, il n'est qu'à se mettre à l'écoute des mots mêmes qui la nomment: lyrisme, par exemple. Ce terme peut sembler neutre, rendu invisible par la banalité de son emploi. Pourtant, il recèle un caractère hautement subversif. Le lyrisme, étymologiquement, désigne «une poésie accompagnée par la lyre»; il engage donc une utilisation de la langue qui ne peut se dire que par référence à un dehors de la langue, à un mode d'expression qui précisément défait, défie l'expression verbale: la musique. Le lyrisme, par son nom, donne à entendre le rêve d'une poésie qui se voudrait musique.

Et par là, le rêve d'une langue qui fait violence à la langue, l'acculant à ses limites, cherchant à atteindre un lieu hors du sens, hors de ce sens que véhicule irrémédiablement les mots, quand les notes, elles, en sont pures. Le lyrisme impose donc à la langue une tension qui le conduit asymptotiquement vers le silence. Ce même silence par où se manifeste la plus haute musique, la Musique Divine, si l'on suit la conception boécienne telle qu'elle imprègne les trouvères jusqu'à Guillaume de Machaut du moins[2].

Guillaume de Machaut, poète et musicien élaborant au terme de sa carrière un Prologue destiné à préfacer l'ensemble de sa production littéraire illustre magistralement ce qu'on nommera donc «l'offense lyrique». Car si le Prologue se prétend être un exposé liminaire de la poétique de Machaut, il met plutôt en évidence le caractère proprement indéfinissable de la poésie. Le jeu d'associations et de contre- points ménagé entre musique et rhétorique ne laisse pas de doute sur la visée de la poésie comme blessure de la langue; dès lors le Prologue se heurte à la difficulté de penser cela même qui défait l'outil de la pensée. De là, découle une stratégie d'écriture déceptive qui au moment même où elle tend à dire/ expliquer ce qu'est la poésie, ne contribue qu'à en maintenir l'opacité.

A bien des égards le Prologue, s'apparente presque à une mystification, qui feint d'expliquer ce qui ne peut l'être: manipulations et artifices, syllogisme factice, contravention par l'exemple de la règle, se multiplient pour faire de «ce premier art poétique» en langue vernaculaire une mise en cause subtile de la possibilité à penser la poésie autrement que par elle-même.


I/ Artifices et manipulations

1/«La réflexion est seconde»

Le Prologue:

une post-face située en lieu et place d'une préface fondamentalement, cette manipulation amène à s'interroger sur la possibilité même à énoncer une pensée de la poésie qui se situerait en amont de sa pratique, hors d'elle…D'ailleurs le Prologue témoigne au plan formel d'une remarquable élaboration littéraire.

2/«Superposition d'une théorisation et d'une écriture de la poésie»

Le Prologue est conjointement présentation de l'écriture, de ses moyens (outils techniques) et de son contenu et une illustration synthétique des formes utilisées par Guillaume de Machaut dans son œuvre: le lyrisme puis le dit.

3/«Un explication fictive en vue de légitimer, rationaliser, résorber après coup, l'offense lyrique»

1. «Rabattre la définition de la poésie sur une description technique»

-Certes, il confère une apparence de technicité à la description de la poésie, sauf que posés comme des évidences, les termes métalinguistiques demeurent flous, indéfinis, voire creux.

-tâtonnements terminologiques normaux à l'époque d'élaboration même du vocabulaire méta- poétique

-partiellement dissous par la connaissance des autres œuvres de Guillaume de Machaut (notamment Remède de Fortune: «art poétique en acte»)

>mais ces références exogènes demeurent insuffisantes: Certaines formes évoquées par le Prologue ne sont pas illustrées dans Le Remède

> certains les noms techniques constituent des apax

A ce titre, Le Prologue semble presque constituer un brouillage du Remède de Fortune dans sa tentative d'exposer et de classer les différentes formes poétiques. …

C'est que, paradoxalement, G de M fait de celui-ci une «entreprise de clôture»: il n'est plus temps d'écrire. Et la compréhension même de ce qui a été écrit doit être circonscrite.

2. «Clôture du sens»

But: l'impression de brider le pouvoir de la poésie, le circonscrire dans les limites d'une éthique courtoise- obédience que sont loin de respecter les œuvres elles-mêmes

La volonté de contrôle extrême du texte atteste de la crainte à le voir s'échapper, car Guillaume de Machaut connaît le pouvoir d'évocation polysémique du texte poétique.

Le Prologue apparaît donc comme le bilan d'une œuvre où G de M lui-même a fait l'épreuve de la plasticité des textes lyriques mais qu'il aspire désormais à juguler, dans une tentative de conversion éthique de sa démarche esthétique. Ce qui ne va pas sans manipulation…


II/ Le paradis artificiel: une démonstration fausse.

A/Un syllogisme factice démontre la primauté de la musique: art du paradis…au détriment de la poésie?

- laïcisation de la poésie

- effet semblable à ceux de la musique «mondaine»: produire de la joie. Comme elle, libère quelque chose de gratuit et d'inutile –et par là même peut-être de potentiellement subversif.

B/Limites du langage théorique, force de la suggestion poétique

-association de Rhétorique, Sens et Musique: figuration allégorique et poétique qui remplace les fausses explications par des suggestions riches

Ni puissance démiurgique, ni artifice creux, la poésie occupe une place essentielle et précaire. C'est ce lieu spécifique que le Prologue donne à voir, à comprendre.

- C'est dans la jonction de la musicalité et de la signification véhiculée par la langue que se joue le propre de la poésie.

C/ Modalités spécifiques de création de la joie par le sens: le sens n'est pas le contenu littéral du poème, il en est la portée sémantique. Ce qui permet de faire «rire» quand bien même la matière est «triste»

1/-d'abord parce que la manière, la joie d'écrire, supplée à la douleur relatée.

2/- Suite paradoxale établit que «la meilleure poésie est celle que le poète joyeux fait d'une matière joyeuse». Il s'agit par là d'éviter deux écueils:

- le mensonge: se forcer à dire des choses positives quand on est malheureux, c'est-à-dire faire de la lyrique un déni, une mystification, une fuite. Trahir le «sentement»

- le 2è écueil consiste à composer avec un cœur triste sur un sujet triste: c'est-à-dire faire de la poésie l'expression immédiate d'une sentiment éprouvé

D'où la meilleure formule «qui consiste pour le joyeux à composer de sa joyeuse matière» Le moyen en est simple: il suffit de s'approprier les dons d'amours: «doux pensers, plaisance et espérance»: mise à distance de l'immédiat.

3/ la poésie: la joie devançant toute joie

-De l'expérience à l'espérance

Le poète n'a pas à écrire son amour, mais de l'amour, de ce qu'il sait, pour l'avoir éprouvé, des bonheurs que réserve l'amour. Il écrit d'espérance. S'affranchissant des données concrètes de l'existence, il opère une dé-liaison, une rupture avec la simple relation d'une expérience.

Le bonheur du poète dans la matière et dans la manière est nécessaire, certes, et s'il est lié à l'amour, c'est sous son espèce absolue, inconditionnelle, Amour des dames, et non d'une dame, amour de toutes, amour de la poésie[3].

-La découverte de la beauté

Réalité profonde que «trouve»la poésie: la beauté

Le soubassement de l'espérance que la poésie véhicule se tient peut-être là: en ce qu'elle est conjointement une puissance d'effraction et d'affirmation. La poésie dit «d'une manière plaisant et sage», elle dit qu'une harmonie existe, qu'il est une beauté, elle dit d'une manière qui fait entendre cette beauté et elle dit cette beauté au nom demeuré tu, elle la dit dans un silence musicien.


III/ L'innommable

A/Une nouvelle image du poète: l'élu

Seul celui qui est investi par Nature peut écrire

B/ Réticent à exposer ses procédés

Les seules poésies de G de M qui ne respectent pas les formes canoniques par lui-même fixées dans son Remède de Fortune: celles du Prologue!

Les deux ballades référées aux puissances Nature et Amour sont imparfaites, quand celles de G de M respectent les codes: c'est le caractère non naturel de la langue poétique qui se voit ainsi souligné. Le langage vrai de l'amant dit ailleurs G de M: c'est le bégaiement ou le silence. La voix de «nature» comme celle de l'amour sont tremblées, faillibles…La poésie les offense, elle s'enracine ailleurs, plus loin, au-delà…Sans doute pour G de M dans une pureté transparente et lisse, qui ressemble, en sa perfection, à une image de la beauté, transposition profane et sensible de l'harmonie céleste, de la Musique.[4]


Conclusion

On dira sans doute que cette approche est biaisée, trop moderne, en cela qu'elle semble oublieuse du contexte social, et de la tradition littéraire particulière dans lesquels le texte est pris. Certes, c'est dans un système complexe et plurifactoriel que le poète doit conquérir sa légitimité[5]. La représentation du poète et de son art ne pouvant être que voilée, médiate, puisque cernée par des précautions et soumise à des codes. Et peut-être la dimension pragmatique y a –t-elle plus de poids que la part réflexive: en ce sens le Prologue où Machaut endosse la posture d'un «être forgé à part», responsable d'une œuvre cohérente, sous-tendue par un projet unifié est en lui-même remarquable. Le Prologue n'est pas qu'un leurre, et fait bouger, subtilement, à l'intérieur de possibilités restreintes et contraintes pour la dire, la pensée de la poésie. Qu'à cette visée pragmatique, cette image du poète parmi les autres et pour les autres s'associe la mise en évidence d'une aporie de la raison et de la langue à saisir la substance de poésie en elle-même, n'est cependant peut-être pas si improbable. Ou plutôt, cela est improbable, puisque précisément, là est le lieu même de l'acte poétique: l'improbable.

Improbable, offensant donc le connu, le communicable, défiant l'attente, la contournant, la poésie ne cesse de l'être. Et cela n'a rien de moderne: le mythe d'Orphée le dit déjà: pour que des femmes le lapident, il faut bien que la lyre enchanteresse d'Orphée ait quelque aspect d'une offense aussi, et que son charme blesse autant qu'il peut séduire… Mais l'ultime offense du poète tient peut-être à celle qu'il ose contre la mort. Quand, de son corps martyr, encore sourd sa voix. Quand sa tête décapitée, flottant au gré de l'eau, continue son chant. Faisant entendre encore cette voix. Orpheline de son corps[6]. Comme l'est la poésie lyrique qu'initie G de M, faite pour l'écriture, déprise de la musique, et cependant osant encore chanter. Voix d'encre. Singulière. Et sans corps. Comment s'empêcher de mettre en regard ce défi posé par la poésie au silence, à la mort, à l'autre audace d'Orphée, vouée, elle, à l'échec. Ramener Eurydice des Enfers, cela la poésie peut l'espérer. Mais il suffit qu'Orphée se retourne sur lui-même pour que se dilue le pouvoir de sa voix. Quand la poésie se retourne sur elle-même, voilà que son charme se rompt. Comme si, par ce mouvement de retour sur soi, de réflexion, elle se perdait. Tant que Machaut écrit des ballades, elles sont modèles d'harmonie, et cette musique résiste à l'absence d'accompagnement musical, et elles chantent encore, même déliées du corps pour les porter. Mais quand, se retournant sur sa production, Machaut écrit des ballades où se réfléchit sa pratique, leur harmonie se fêle…Nous sommes bien au moyen âge. Le lyrisme est une offense[7], mais respectueuse du mythe ancien.


Notes de la communication d'Hélène Basso

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[1] A. Guerne, Le Poids vivant de la parole, Gardonne: Fédérop, 2007, p.14

[2] Pour Boèce, la Musique la plus haute est la musique divine, lieu de l'Intelligible parfait, du Sens révélé, en sa pure transparence. Cette musique se confond donc, bien sûr, avec le silence, elle ne peut être perçue dans une intimité libérée d'elle-même, dans une communion presque mystique avec Dieu. Une telle appréhension de la musique rend plus délicate la compréhension du lyrisme qui nécessairement s'y rattache. Car la langue est humaine, et le vernaculaire païen, aussi n'est-ce que par un mouvement de transposition analogique qu'on pourra penser ce lyrisme, cet au delà du langage que rêve d'atteindre cette poésie dans et par la langue elle-même. Le lyrisme ce serait donc cela: le rêve d'une langue musique. Cf.R. Dragonetti «La poésie, ceste musique naturelle» dans La Musique et les lettres,Genève:1986, p.27-42….

[3] Nous rejoignons la conclusion de J. Cerquiglini-Toulet dans Un engin si soutil, Paris:1985.

[4] Autre explication la perturbation des formes canoniques peut aussi attester d'une volonté de brouillage de l'explication de cela qui demeure inconnu. A l'idée d'une impuissance à dire la poésie, précédemment évoquée, ne se substitue plus la possibilité de la montrer mais bel et bien l'inutilité de la dire/ montrer.

[5] : Par rapport à un mécène/ protecteur, par exemple (des traces de cette démarche sont présentes dans le Prologue cf la formule, « c'est vrai, on le trouve dans des livres»)

[6] Et nous, de faire entendre encore les échos des apports critiques de J Cerquiglini-Toulet.

[7] Qu'enfin soit rendue à Marina Tsetaïeva, la seule autorité de ce titre.



Hélène Basso

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Dernière mise à jour de cette page le 10 Juin 2008 à 21h02.