Atelier

  • On complètera l'extrait proposé avec les réflexions suivantes, issues du chapitre " Tradition et variantes en tragédie " du même ouvrage (L'Écrivain et ses travaux, Paris, J. Corti, 1967), pp. 167-170 : La notion de variante à l'âge classique?.

Extrait de l'Avant-Propos à L'Écrivain et ses travaux de P. Bénichou

  • "La composition des œuvres littéraires n'est pas toujours régie par la conscience d'un seul auteur, même peuplée de ses lectures, de ses souvenirs et de ses sources. Là où existe une matière traditionnelle, là où se transmet continûment, à travers des versions successives un héritage littéraire plus ou moins doué de forme et semblable à lui-même, l'auteur perd la position centrale pour n'être qu'un ouvrier d'une tâche, à la fois une et successive, dont les proportions le dépassent. Le constater, ce n'est pas sortir de la littérature, c'est y être en plein ; c'est saisir ce par quoi elle tient à une culture. Ne vouloir considérer en pareil cas que l'ouvrage d'un homme, c'est mettre des bornes arbitraires à la réalité littéraire. La genèse d'une œuvre est ici la relation d'une matière transmise et de son remanieur ; invention et héritage sont complémentaires l'un de l'autre. Le génie individuel, en maintenant ce qu'il a reçu, le transforme ; mais son intervention n'est qu'un épisode d'une genèse plus vaste, dont la notion de tradition à la fois continuité et métamorphose en divers sens — peut seule rendre compte."


Éléments d'analyse

  • Peut-on dire des œuvres littéraires qu'elles ont un seul auteur ? Si l'on fait la part des " lectures, souvenirs et sources " qui interviennent dans le processus d'écriture, l'œuvre est-elle vraiment imputable à une conscience créatrice unique et singulière ? P. Bénichou propose ici de réévaluer l'importance de la " tradition " dans la genèse des œuvres littéraires pensée comme " relation d'une matière transmise à un remanieur ". La relation de l'œuvre à la tradition est définie comme une dialectique entre invention et conservation, " continuité et métamorphose ", fidélité et innovation : en témoigne l'extrait complémentaire sur La notion de variante à l'âge classique consacré à " l'invention " théâtrale à laquelle songe P. Bénichou dans ce passage de son Avant-Propos.

  • Cette dialectique est-elle propre au régime classique des textes littéraires (de la Renaissance au XVIIIe siècle), ou doit-on l'étendre à tous les phénomènes d'intertextualité ? L'extension est sans doute légitime, à ceci près que dans le régime classique les " variantes " introduites par un auteur dans un sujet reçu de la " tradition " demeurent repérables (ou mesurables) en tant que telles par le public et qu'elles sont en outre constitutives de la valeur littéraire. En promouvant l'originalité comme valeur, le Romantisme a introduit une rupture capitale qui a ruiné en retour l'idée de " variantes ", de " sujet " et de " tradition " au sens où l'entend P. Bénichou, sans pour autant annuler les phénomènes de récriture et d'intertextualité.

  • Le propos de P. Bénichou vise donc à renouer avec une idée de la création littéraire dont nous avons perdu l'usage depuis le Romantisme, mais qui demeure nécessaire à l'intelligence du statut des textes littéraires à l'âge classique. Il ne s'agit donc pas seulement de rappeler l'importance des sources ou des influences, mais d'opérer une manière de révolution copernicienne dans notre approche des textes antérieurs à la rupture romantique : l'auteur de l'âge classique n'est plus au centre de sa création ; c'est bien plutôt le " sujet " lui-même, dont l'histoire constitue le temps propre de la " tradition ", qui occupe ce centre. La fonction créatrice est ainsi déplacée vers la continuité d'une " matière " (songeons à la " matière de Bretagne " dans la littérature médiévale : Chrétien de Troyes n'est pas un " auteur " au sens moderne, dans la mesure où il met seulement " en forme " une " matière " dont il n'est pas l'inventeur). La notion de " matière " ou celle de " fable " (la fable d'Iphigénie) désigne donc la continuité d'un " sujet " à travers une série de réalisations historiques qui offrent localement des variantes?. En somme, la notion d'auteur n'est pas une catégorie immédiatement pertinente pour apprécier, par exemple, la création dramatique au XVIIe siècle : la singularité de Phèdre tient dans des " variantes " que l'on ne peut apprécier qu'en regard de la continuité du " sujet " (c'est l'objet d'une longue analyse dans L'Écrivain et ses travaux).

  • L'auteur classique est finalement à considérer comme une manière " d'ouvrier ". Au service de qui œuvre-t-il ? La réponse la plus radicale consiste à dire qu'il se met par sa création au service du " sujet " lui-même, dont il sert ainsi le devenir. Cette réponse est aussi la plus intéressante d'un point de vue théorique : la récriture est une " tâche à la fois une et successive ", au sens où elle introduit un jeu de différence en maintenant une identité (le sujet reste reconnaissable, dans une version pourtant inédite). C'est ce paradoxe qui est au cœur du régime classique de la création : il y a bien une histoire des versions successives (Racine a lu Euripide), mais on ne saurait dire qu'il y a un progrès d'une Iphigénie à l'autre. En outre, on doit considérer que le " sujet " jouit d'une autonomie elle-même paradoxale à l'égard de ses réalisations successives : il faut reconnaître que le sujet est toujours-déjà capable de toutes les versions qui se trouvent inscrites en lui comme des possibilités structurelles (possibles textuels ou textes possibles).

  • Seconde réponse, tout aussi riche : l'écrivain comme " ouvrier " œuvre au service de la culture dont il reçoit son sujet ; sa tâche propre consiste à maintenir " vivants " en les actualisant un certain nombre (un répertoire) de sujets dont la société a besoin pour penser notamment sa propre position dans l'Histoire. Ainsi de la vogue de la " tragédie romaine " (à sujet issu de l'histoire romaine) à dater d'Horace de Corneille et pour toutes les années 1640, contemporaine donc des " années Richelieu " où s'élabore une nouvelle pensée politique en référence à l'Antiquité romaine.

  • Troisième réponse : l'écrivain répond en " ouvrier " à la demande du public qui, de façon sans doute très diffuse, désigne aux auteurs les sujets du répertoire qui revêtent pour lui, à un moment précis de l'Histoire, une actualité. Ainsi des deux Bérénice données à quelques jours d'intervalle par Racine et Corneille sur deux théâtres concurrents.

  • P. Bénichou est ainsi conduit à proposer une redéfinition de la " littérarité " propre au régime classique (en indiquant en creux ses conséquences méthodologiques). Il faut renoncer au privilège accordé à l'auteur comme instance créatrice absolue, renoncer aussi aux notions d'originalité, du style comme singularité ou expression du sujet au sens psychologique ; bref ; se défaire, dans l'analyse des textes classiques, des valeurs qui définissent pour nous la littérature ; renoncer aussi à l'idée toute moderne d'une autonomie du littéraire — pour repenser le lien entre textes et culture. C'est là la tâche propre de l'histoire littéraire selon P. Bénichou. L'image des " bornes " à laquelle il recourt indique qu'il s'agit d'une nouvelle découpe de l'objet d'étude (et du champ même de la discipline) : à la découpe que permet la fonction-auteur en régime moderne, P. Bénichou oppose une découpe selon le " sujet ".

  • Quel rôle accordera-t-on alors au " génie " propre de l'auteur en régime classique ? Dans la dialectique entre invention et fidélité, le génie d'un auteur comme Racine consiste à découvrir ou promouvoir une " variante " encore inaperçue dans un " sujet " pourtant connu de tous (variante qui figure " dans " le sujet comme une de ses possibilités structurelles, dont Racine n'est donc pas pleinement " propriétaire "). Tout l'art d'un dramaturge classique consiste à rejoindre le dénouement connu par une voie inédite (ex. : l'épisode amoureux dans Cinna de Corneille, le personnage d'Ériphile dans Iphigénie de Racine). Les variantes, aussi géniales soient-elles (c'est-à-dire audacieuses en regard des versions antérieures), n'arrêtent pas le devenir du sujet : l'auteur est à la fois le moteur et le relais de la tradition (soulignons, dans la dernière phrase, une manière d'hésitation de la part de P. Bénichou au moment d'introduire ce terme, qu'il sait connoté : défendre l'idée de " tradition ", ce n'est pas nécessairement assumer une position conservatrice !).

  • P. Bénichou esquisse donc le programme d'une histoire littéraire qui ne se confond pas avec la quête des sources et des influences de l'auteur : la confrontation des " variantes " à laquelle P. Bénichou en appelle est finalement assez proche de l'analyse structurale des mythes que fonde, à la même époque, Lévi-Strauss. Le propos de P. Bénichou permet en outre d'historiciser la notion de " littérature " elle-même en opposant un régime classique à un régime moderne, de part et d'autre de la rupture romantique. Il témoigne aussi de la volonté, et de la possibilité, de " désubjectiver " et donc de désacraliser la création littéraire. Enfin, il indique une voie d'approche vers l'historicité singulière des textes littéraires : une diachronie qui ne se comprend que dans une analyse synchronique, en invitant à mettre en regard les unes des autres toutes les variantes d'un même sujet sans privilège d'antériorité, sans distinction de langue voire de genre.

  • Faut-il rendre à " l'auteur " post-romantique les privilèges que lui ôte ici P. Bénichou ? Certes, l'époque moderne a vu un affaiblissement de la notion de " tradition " au sens où il l'entend (des traditions formelles notamment : on attend de chaque poète qu'il invente et son sujet et sa forme ; des traditions génériques aussi : quelle serait aujourd'hui une définition du " roman " et peut-on encore le distinguer de l'essai ?). Il se pourrait cependant que la dialectique que décrit P. Bénichou soit au principe même de toute culture, définie comme la somme des textes " disponibles " pour une société donnée à un moment de son histoire. Ce qui a surtout changé, c'est le niveau où l'on situe la " valeur " : du côté de l'originalité, mais peut-être le phénomène reste-il au cœur de la création littéraire. S'il est sûr que le " répertoire " des sujets s'est diversifié, il n'est pas tellement évident que la notion de répertoire ait perdu tout son sens : on n'écrit plus de Phèdre mais combien de romans récemment publiés sur l'inceste ?

____ Autres réflexions sur P. Bénichou: L'auteur, entre poétique et histoire. Retour au sommaire de ces Dix variations sur l'autorité de l'auteur.



Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 15 Août 2002 à 16h32.