Atelier


Séminaire Sortir du temps : la littérature au risque du hors-temps organisé par Henri Garric et Sophie Rabau.

Séance du 04 juin 2007.

Bérenger Boulay: L'histoire au risque du hors-temps. Braudel et la Méditerranée (exemplier commenté).



(6) L'histoire contrefactuelle (uchronie).


Dans ses «Propositions pour l'achronie», auxquelles ce dossier voudrait faire écho, Sophie Rabau demande si «le concept de puissance, conçu comme réunion de tous les possibles, de l'être et du non-être avant même l'entrée dans la temporalité de l'acte, peut être envisagé comme une forme d'achronie, de non-temps», si une des modalités du hors-temps ne peut consister en un «investissement de la puissance contre l'actualité», qui serait aussi un refus «de l'irréversibilité du devenir». Voir la page Propositions pour l'achronie par S. Rabau.

Sophie Rabau cite notamment Agamben qui se réfère lui-même à la théorie des futurs contingents chez Aristote.

Aristote, Peri hermeneias

(De l'Interprétation), Paris, Vrin, 1936, trad. J. Tricot.

IX, 18-19, 30:

«C'est nécessairement que demain il y aura ou il n'y aura pas une bataille navale. Mais ce n'est pas pour autant ni qu'une bataille navale arrive nécessairement demain ni qu'elle n'arrive pas. Ce qui est nécessaire cependant, c'est qu'elle arrive ou n'arrive pas.[i]»

Si être dans le temps c'est faire l'expérience de l'impossibilité de conserver les deux membres de l'alternative (la bataille a finalement lieu, ou non), l'historien, lui, peut envisager de retrouver l'incertitude d'un futur ouvert (la bataille aura lieu, ou non). Mais retrouver les possibles non avérés, retrouver le futur du passé (le futur du point de vue des acteurs de l'histoire), est-ce sortir du temps? Et cette question en appelle une autre: l'histoire des possibles non-avérés, l'histoire contrefactuelle, est-elle encore de l'histoire?

Aristote semble avoir d'avance répondu par la négative à cette question:

«La différence entre le chroniqueur (historikos) et le poète ne vient pas de ce que l'un s'exprime en vers et l'autre en prose (…); mais la différence est que l'un dit ce qui a eu lieu, l'autre ce qui pourrait avoir lieu.[ii]»

(Sur le chapitre 9 de la Poétique, voir la page Historia et Poiesis).

Si l'histoire se construit avec des faits et des dates, l'historien n'a apparemment pas à s'interroger sur ce qui pourrait avoir lieu, ni même sur ce qui aurait pu avoir lieu. Mais n'est-ce pas la chronique (c'est une des traductions proposées pour le terme historia dans la Poétique d'Aristote, voir la page Historia et mimèsis: confrontation de différentes traductions), et non pas tout récit historique, qui s'écrit ainsi? (voir Histoire et narrativité. Autour des chapitres 9 et 23 de La Poétique d'Aristote).

Antoine Prost, 1996, Douze Leçons sur l'histoire[iii]:

(178)«Toute histoire est contrefactuelle. Il n'y a pas d'autre moyen, pour identifier des causalités, que de se transporter en imagination dans le passé et de se demander si, par hypothèse, le déroulement des événements aurait été le même au cas où tel ou tel facteur considéré isolément aurait été différent.»

Paul Lacombe, dans De l'Histoire considérée comme science (1894), dénonçait l'«illusion rétrospective» qui consiste à croire

«que les événements historiques ne pouvaient pas être autrement qu'ils n'ont été. Il faut se donner au contraire le sentiment de leur instabilité vraie. Imaginer l'histoire autrement qu'elle ne fut sert d'abord à cette fin[iv]

Raymond Aron, 1938, Introduction à la philosophie de l'histoire:

«Tout historien, pour expliquer ce qui a été, se demande ce qui aurait pu être.[v]»

La fréquence des hypothèses contrefactuelles dans le discours de l'historien contredirait ainsi l'opinion qui consiste à cantonner l'écriture de l'histoire dans le champ du vrai (de l'avéré) à l'exclusion du possible et du probable.

Se demander ce qui aurait pu être, est-ce sortir du temps? Pour l'historien, il ne s'agit pas de refuser la contingence, mais au contraire de la retrouver en refusant de considérer qu'il était nécessaire que les choses se soient passées comme elles se sont passées.

Selon Paul Ricœur, écrire l'histoire n'empêche pas, bien au contraire, de «retrouver l'incertitude de l'événement»:

«L'historien se comporte ici en narrateur qui redéfinit par rapport à un présent fictif les trois dimensions du temps. Rêvant d'un événement autre, il oppose l'uchronie à la fascination du révolu.[vi]»

L'historien construit, si l'on veut, un «présent fictif», mais il faut tout de suite préciser que le récit historique «contrefactuel» se distingue – et doit se distinguer – syntaxiquement et pragmatiquement de son pendant romanesque, illustré, entre autres, par The Summer Isles (2005) où Ian R. MacLeod imagine le destin d'une Grande Bretagne défaite par l'Allemagne en 1917.

La distinction repose principalement sur le recours par l'historien à une syntaxe explicitement conjecturale, dont l'emblème pourrait être le «si» introduisant une subordonnée de condition (à l'irréel du passé). L'uchronie fictionnelle raconte un autre passé en le présentant, sur le plan syntaxique, comme advenu, quand l'uchronie factuelle, si l'on permet cet oxymore, pose son objet comme irréel, non advenu.

On pourra objecter qu'en un sens, l'histoire contrefactuelle rapporte ou représente quelque chose qui a eu lieu: la possibilité même – ou la probabilité – d'un autre cours des choses. Ce qui aurait pu avoir lieu, du point de vue de l'historien, est aussi ce qui pouvait avoir lieu à un moment donné. Le temps de l'histoire contrefactuelle est un temps retrouvé, une reconstitution de l'horizon d'attente des hommes du passé pour retrouver ce qui était alors possible ou probable.

Faut-il alors nuancer l'ouverture du chapitre «Mode» de «Discours du récit» où Genette invite à ne pas trop «tirer» sur la «métaphore linguistique» et à bien distinguer le mode verbal et le mode narratif?

«… puisque la fonction du récit n'est pas de donner un ordre, de formuler un souhait, d'énoncer une condition, etc., mais simplement de raconter une histoire, donc de “rapporter” des faits (réels ou fictifs), son mode unique, ou du moins caractéristique, ne peut être en toute rigueur que l'indicatif.[vii] »

Il ne s'agit pas ici de reprocher à Genette, comme on l'a fait parfois, un certain «réalisme narratologique[viii]». Il est entendu que dans la plupart des récits, ou pour anticiper, dans nombre de récits «à l'indicatif», raconter c'est (feindre de) rapporter. Ricœur, dans le chapitre intitulé «L'historicisation de la fiction[ix]» de Temps et récit III, ne dit pas autre chose:

(343) «Raconter quoi que ce soit, dirais-je, c'est le raconter comme s'il s'était passé.»

(345) «Le récit de fiction est quasi historique dans la mesure où les événements irréels qu'il rapporte sont des faits passés pour la voix narrative qui s'adresse au lecteur; c'est ainsi qu'ils ressemblent à des événements passés et que la fiction ressemble à l'histoire.»

Bien sûr, comme le rappelle, avec d'autres, Dorrit Cohn[x], le récit ce n'est pas que «le passé, toujours le passé». Cependant, ce n'est pas la question de la situation temporelle de l'acte de narrer par rapport aux événements racontés qui est envisagée ici, mais bien celle du mode grammatical de la narration. Le cas de l'histoire contrefactuelle nous invite à nous interroger sur l'existence d'un type de récit – de discours narratif – dont le mode grammatical «caractéristique», ou profond, ne serait pas l'indicatif mais le subjonctif, relayé parfois par le conditionnel et l'imparfait dans leurs emplois modaux. Dans ce type de récit, raconter ne serait pas rapporter ou feindre de rapporter, mais simuler sérieusement (dans le cas de l'uchronie factuelle, par exemple), ou feindre de simuler sérieusement (dans le cas de l'uchronie fictionnelle).

Sur la feintise sérieuse et partagée, non trompeuse, caractéristique des hypothèses historiographiques: Histoire et narrativité. Autour des chapitres 9 et 23 de La Poétique d'Aristote.

On objectera que l'uchronie n'apparaît que ponctuellement dans le discours de l'historien, dont le mode (grammatical) fondamental reste l'indicatif. Ponctuellement, c'est-à-dire, d'une part, que l'histoire contrefactuelle ne serait jamais de longue haleine et, d'autre part, qu'elle consisterait avant tout en une représentation – globalement à l'indicatif – de ce qui pouvait avoir lieu, à un moment donné.

L'école «cliométricienne» américaine, la new economic history, a néanmoins proposé des simulations sur le long terme d'évolutions possibles mais non avérées, à partir de l'élimination d'un paramètres: que serait par exemple l'histoire américaine sans le chemin de fer[xi]?


Voici, pour finir, quelques passages contrefactuels, ou du moins quelques amorces d'uchronie, relevés dans la «grande Méditerranée» de Braudel. Les derniers exemples esquissent une histoire contrefactuelle de la bataille navale de Lépante.

Destins collectifs et mouvements d'ensemble:

(II,358) «Mais ce qui ne s'est pas produit aurait pu advenir. Il n'est pas tout à fait absurde de rêver d'empire français appuyé sur Florence, comme celui de l'Espagne (pas du premier coup il est vrai) a été appuyé sur Gênes...».

(II,370) «Le grand règne de Soliman, inauguré par cette victoire éclatante [Rhodes 1522], eût-il été si brillant sans la conquête préalable de la Syrie et de l'Egypte?»

(II,374-375) «Charles de Gand a été un hasard calculé, préparé, voulu d'Espagne. Un accident aurait pu sans doute changer le cours de l'événement. L'Espagne, par exemple, ne pas reconnaître Charles du vivant de sa mère, Jeanne la Folle, qui ne meurt à Tordesillas qu'en 1555; ou bien se prononcer en faveur de son frère Ferdinand, élevé dans la Péninsule. Continuons: Charles aurait pu ne pas triompher à l'élection impériale de 1519. Pour autant, l'Europe n'aurait pas échappé à une grande expérience impériale. La France, sur la voie de cette aventure dès 1494, pouvait recommencer et réussir. N'oublions pas, en outre, que derrière la fortune de Charles Quint, il y a eu longtemps la puissance économique des Pays-Bas, associée à la vie nouvelle de l'Atlantique, carrefour de l'Europe, centre d'industrie et de négoce à qui il faut des débouchés, des marchés, une sécurité politique que l'Empire allemand, désorganisé, lui aurait contestée.

L'Europe s'acheminant d'elle-même vers la construction d'un vaste Etat, ce qui aurait pu changer, avec le destin différent de Charles Quint, c'est la figuration du jeu impérial, non le jeu lui-même»

(II,384) «La Castille, dit-on, a gagné l'Amérique à la loterie. Façon de parler: elle a dû ensuite la mettre en valeur et très souvent selon les lois du doit et avoir. Et puis, supposons que le Nouveau Monde n'ait pas offert des mines d'accès facile, la force d'entraînement de l'Occident eût trouvé ailleurs ses échappées et ses prises. Dans sa thèse récente, Louis Dermigny se demande si l'Occident, en choisissant le Nouveau Monde où presque tout a été créé par lui, n'a pas négligé une option possible, celle de l'Extrême-Orient où tant de choses étaient en place, à portée de main – et peut-être d'autres options: l'or africain, l'argent de l'Europe centrale, ces atouts vite abandonnés…»

Les événements, la politique et les hommes:

(III,68) « Il suffit de songer à ce qu'aurait pu être Philippe II, maître du monde germanique et de l'Angleterre, pour calculer l'incidence de ces événements. Le titre impérial, même dépouillé de toute substance, eût évité les querelles irritantes de préséance; il eût renforcé l'autorité espagnole sur l'Italie et donné à la guerrecontre le Turc, tant dans les plaines de Hongrie qu'en Méditerranée, un seul et même rythme. D'autre part, avec l'appui ou la neutralité de l'Angleterre, la guerre des Pays-bas n'aurait pas eu la même allure, la mêlée pour la domination de l'Atlantique, qui devrait être l'essentiel de la seconde moitié du siècle, ne se serait pas terminée en catastrophe. Mais surtout, qui ne voit pas que, par la force des événements, l'Empire de Philippe II se trouvait rejeté du nord vers le sud? La paix du Cateau-Cambrésis, en renforçant l'emprise espagnole sur l'Italie, contribuait encore à orienter la politique du Roi catholique vers le Midi européen, aux dépens peut-être de tâches plus urgente et plus fructueuses.»

À propos de la bataille de Lépante:

(III,243) «Don Juan et sa flotte arriveront-ils à temps?»

«… la mauvaise récolte de 1570 gênait les approvisionnements à Barcelone et dans les ports d'Andalousie.»

«Heureusement, la situation était meilleure en Italie.»

(III,244) «Sans ce blé, sans l'orge et les fromages italiens, sans le vin de Naples, qui sait si Lépante eût été seulement pensable? Car il fallut rassembler et nourrir, à la pointe Sud de l'Italie, une ville entière de soldats et de marins, dents et estomacs de premier ordre.»

«Si Don Juan avait été le maître, les galères eussent très vite quitté les côtes d'Espagne. Il avait hâte de tenir son rôle.»

(III,252) «La victoire chrétienne a barré la route à un avenir qui s'annonçait très sombre. La flotte de Don Juan détruite, qui sait? Naples, la Sicile étaient peut-être attaquées, les Algérois essayaient de rallumer l'incendie de Grenade ou le portaient à Valence. Avant d'ironiser sur Lépante, à la suite de Voltaire, peut-être est-il raisonnable de peser le poids immédiat de la journée. Il fut énorme»

(III,253) «Lépante aurait probablement eu des conséquences si l'Espagne s'était acharnée à les poursuivre.»

(III,275) «Dans la journée du 15 septembre, Don Juan n'avait pas laissé sa flotte s'engager contre l'ennemi en retraite.Le 16, Euldj Ali lui offrit la bataille, puis, à la tombée de la nuit, se réfugia à l'abri des canons de Modon. Si, ce soir-là, au lieu de reculer vers le mouillage de Puertolongo, laissant son adversaire attaquer son arrière-garde, sans succès d'ailleurs, Don Juan se fût retourné vers lui, il aurait eu bien des chances de forcer Modon et d'y détruire la flotte turque.»


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Pages associées: Littératures factuelles, Genres historiques, Historiographie, Récit, Narrativité, Narratologie, Diction, Fiction, Feintise, Diction, La fiction dans le texte non-fictionnel.Uchronie, Récit factuel, approches narratologiques.



[i] Aristote, De l'Interprétation, Paris, Vrin, 1936, trad. J. Tricot. IX, 18-19, 30.

[ii] Aristote La Poétique, Texte, traduction et notes par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, éditions du Seuil, collection «Poétique», 1980, chapitre 9, 51b, p65

[iii] Antoine Prost, Douze Leçons sur l'histoire,

Paris, Seuil, coll. «Points Histoire», 1996.

[iv] Paul Lacombe, De l'Histoire considérée comme science, Paris, Hachette, 1894, p63-64. Cité par A. Prost, 1996, p178.

[v] Raymond Aron, (1938) Introduction à la philosophie de l'histoire – Essai sur les limites de l'objectivité historique. Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque des sciences humaines», nouvelle édition revue et annotée par Sylvie Mesure, 1986, p202.

[vi] Paul Ricœur, Temps et récit. 1. L'intrigue et le récit historique, Paris, éditions du Seuil, coll.«L'ordre philosophique», 1983; «Points Essais», 1991, p322-332.

[vii] Gérard Genette, «Discours du récit», Figures III, Paris, Éditions du Seuil, coll.«Poétique», 1972, p183.

[viii] Le reproche est par exemple formulé par Charlotte Lacoste dans «Gérard Genette et la quête du “récit à l'état pur”».

[ix] Paul Ricœur, 1985, Temps et récit 3. Le temps raconté, Paris, Éditions du Seuil, coll. «Points Essais», 1991, p342-348.

[x] Dorrit Cohn, «La déviance de la narration simultanée», Le Propre de la fiction, traduit de l'anglais par Claude Harry-Schaeffer, Paris, Éditions du Seuil, collection «Poétique», 2001, p149-166.

[xi] Robert Fogel, Railroads and American Economic Growth: Essays in Econometric History, Baltimore, The John Hopkins University Press, 1964. Référence donnée par Antoine Prost (1996).



Bérenger Boulay

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Dernière mise à jour de cette page le 28 Décembre 2008 à 17h55.