Atelier


L'Analyse pragma-énonciative des figures. Journée CONSCILA du 19 octobre 2007

Alain Rabatel
Université de Lyon 1 (IUFM)
ICAR, UMR 5191, CNRS, Université de Lyon 2

Pour une approche pragma-énonciative des figures



Le présent dossier aborde les figures selon une approche pragma-énonciative qui accorde une place centrale aux mécanismes énonciatifs dans la production des figures, et non pas seulement des tropes. Ce choix est stratégique : privilégier les tropes fait perdre de vue le caractère global du fait figural, de ses mécanismes et de sa fonctionnalité, en renforçant l'approche substitutive. Aussi traiterons-nous de figures peu investiguées en linguistique (oxymore, chiasme, antimétabole, métalepse, tautologie) ou tenterons-nous d'en enrichir la description (hyperbole, euphémisme, litote).


Un processus de production figurale en tension entre singularité et régularité
La figure est un des processus, parmi d'autres, mais plus remarquable que d'autres, « d'appréhension/appropriation linguistique de l'univers sensible » (Détrie 2000 : 3). Sa formulation comme son interprétation requièrent un cadre d'analyse global, qui rende compte des phénomènes de « construction interactive du sens, comme un phénomène énonciatif qui rejoue les découpages stéréotypés » (Détrie 2000 : 10). La figure exhibe le fait que les mots ne produisent pas du sens en tant que "miroir" des choses du monde extralinguistique ; ils construisent une représentation linguistique d'un réel extralinguistique par une appropriation personnelle du monde sensible, dans laquelle, pour emprunter l'expression à Authier-Revuz, « les mots ne vont pas de soi », et reposent sur de multiples non-coïncidences des mots à eux-mêmes et des mots aux choses.
Selon Bonhomme 2005 : 35-38, le processus général de production des figures repose notamment sur un processus de paradigmatisation - isolant les figures exemplaires de leur contexte énonciatif pour les intégrer dans des paradigmes plus abstraits - et sur un processus d'exemplarisation qui s'appuie sur des mécanismes de prégnance psycho-linguistiques. Ainsi, la prégnance logico-conceptuelle (« plus une variation langagière s'appuie sur les procédures préconstruites organisant la pensée infradiscursive, plus elle est susceptible de se cristalliser en figure ») se combine avec la prégnance pulsionnelle (« plus une variation est corrélée avec les canevas rythmiques qui régulent le discours, plus elle apparaît comme remarquable, ce qui la prédispose à la figuralité »), avec la prégnance statistique (qui favorise la reconnaissance et la notoriété) ou avec la prégnance expériencielle (« plus une variation discursive traduit une expérience forte ou aisément vérifiable dans la vie courante, plus elle semble exemplaire et accède au statut de figure »).
Ces mécanismes de prégnance, qui opèrent aux plans morpho-syntaxique, sémantique, référentiel, où se construisent des PDV en confrontation. Certes, la notion de PDV en confrontation privilégie le critère sémantique, mais celui-ci intervient à de nombreux niveaux, en lien avec la syntaxe, la morphologie ou avec la dimension phonétique dans les phénomènes d'émergence ou de coémergence qui l'actualisent : ainsi, des assonances ou allitérations, des isocolies invitent à rapprocher par le sens des signifiés distincts, du fait de leur parenté signifiante. Ces mécanismes rendent compte de la saillance particulière des énoncés figuraux et permettent de rendre compte de l'écart par rapport aux fonctionnements ordinaires du langage et à l'intérieur de ces fonctionnements ordinaires :


Une figure constitue le plus souvent un compromis de singularité (qui la rend remarquable) et de régularité (qui la rend mesurable sur la chaîne des énoncés). (Bonhomme 2005 : 70)


Nous nous appuierons sur une approche énonciative articulant énonciation et référenciation (Forest 1999, 2003, Rabatel 2005), reposant sur la déliaison du locuteur/énonciateur primaire des énonciateurs intradiscursifs, afin de penser le fait figural comme une mise en scène énonciative de points de vue (PDV). Cette approche prolonge les analyses antérieures des figures comme tensions intradiscursives en avançant l'hypothèse de PDV en confrontation.


Le dialogisme de la dynamique figurale et la confrontation des PDV
Qu'entend-on par PDV en confrontation ? Le processus figural repose sur l'actualisation inattendue d'un PDV au regard des manières habituelles de penser et de dire, en appui sur la singularité d'une expérience sensible et de son vouloir dire. Les PDV en confrontation sont en tension entre une dimension interactionnelle (confrontation agonique de PDV) et une dimension cognitive (prédication non nécessairement conflictuelle projetant deux domaines notionnels l'un sur l'autre, ou deux espaces mentaux, à l'instar des travaux de Black 1962 et 1979 sur la métaphore). Autrement dit, la confrontation de PDV n'est pas toujours agonique : confronter des PDV, ce n'est pas seulement s'opposer, c'est prendre en compte tel PDV, le jauger, l'estimer à la lumière de tel autre (et réciproquement). Ces PDV sont des lieux privilégiés d'une énonciation problématisante, opacifiant le dit/dire, volontairement ou non, dans la mesure où les mises en rapport éclairantes soulèvent de nouvelles questions. Ces PDV en confrontation se manifestent de diverses manières : en s'opposant au contexte (ironie, litote), en opposant dans le cotexte des PDV différents co-présents (oxymore, comparaison, énallage, hypotypose, hyperbate, chiasme). Dans d'autres cas, l'opposition de PDV opère in absentia par rapport à une manière conventionnelle de dire (euphémisme, astéisme, enthymème). Ainsi, même lorsque la figure repose sur la réitération et la densification d'éléments appartenant à un ou plusieurs niveaux (phonétique, morphologique, syntaxique ou sémantique), la notion de PDV en confrontation reste pertinente par rapport aux manières de dire moins marquées.


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Dernière mise à jour de cette page le 15 Avril 2009 à 12h24.