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L'œuvre «fantôme» de Bernard Frank. «Mon art, mon peu d'art, avait besoin de substitution pour être.»
Par Laurence van Nuijs


Ce texte fait suite à la treizième livraison de la revue Fabula-LHT: La Bibliothèque des textes fantômes, sous la direction de L. Depretto & M. Escola, et au dossier critique correspondant dans la revue des parutions, Acta fabula (automne 2014).


Dossier Textes fantômes.






L'œuvre «fantôme» de Bernard Frank
«Mon art, mon peu d'art, avait besoin de substitution pour être.»
[1]



1. Présence et absence d'une œuvre


L'œuvre de Bernard Frank est traversée par l'idée du «fantôme», et peut, pour cette raison, être une source d'inspiration de la théorie littéraire actuelle, notamment lorsque celle-ci s'interroge sur l'intérêt du «texte fantôme» en tant que concept. Non seulement son œuvre évoque-t-elle un grande nombre de textes dont l'absence ou l'irréalité se décline de différentes manières: projets de livres annoncés mais jamais réalisés; textes — journaux, correspondances, manuscrits — donnés à lire mais situés dans l'espace de la fiction; œuvres littéraires réelles, commentées par des personnages de roman; interviews et articles imaginaires cités dans les essais; documents divers — livres, dictionnaires, épreuves — perdus ou indisponibles au moment où l'auteur en aurait eu besoin pour terminer un article ou rédiger une préface, etc. L'œuvre se présente également elle-même comme une œuvre «fantôme»: elle semble s'accomplir par la rêverie sur ses propres composantes, tantôt disparues, tantôt abandonnées ou perdues, tantôt encore à advenir. C'est à cette dimension de l'écriture de Bernard Frank que nous nous attacherons dans ce qui suit, mais non pas sans rappeler les composantes «réelles» de son œuvre, ainsi que la sensibilité pour le fonctionnement «imaginaire» de la littérature qui la marque.


À première vue, rien de plus présent que l'œuvre de Bernard Frank, écrivain français d'origine juive laïque, né le 11 octobre 1929 à Neuilly-sur-Seine et décédé le 3 novembre 2006 d'une crise cardiaque au restaurant à Paris. Son œuvre se compose, tout d'abord, de huit livres, dont six furent publiés dans les années cinquante, et deux autres en 1970 et en 1980. Le premier ouvrage de Bernard Frank, La Géographie universelle (1953, La Table Ronde), auquel fait suite Israël (1955, La Table Ronde), mêle souvenirs d'enfance et autobiographie littéraire. Viennent ensuite deux romans. Le premier, Les Rats (1953, La Table Ronde), valut à Bernard Frank d'être exclu des Temps modernes où il venait d'être engagé comme chroniqueur,en raison du portrait désacralisé de Jean-Paul Sartre qu'il contient. Par le second roman, L'Illusion comique (1955, La Table Ronde), Bernard Frank fait en quelque sorte ses «adieux» à la littérature. Sa «décennie cinquante» se termine par deux ouvrages dans lesquels il propose un retour sur ses débuts. Le dernier des Mohicans (1956, Fasquelle) est un pamphlet, écrit en réponse à l'article du secrétaire de Jean-Paul Sartre, Jean Cau, au sujet des Rats dans Les Temps modernes. La Panoplie littéraire (1958, Julliard) revient sur la rencontre avec Jean-Paul Sartre et sur la première chronique de Bernard Frank, parue dans L'Observateur, au sujet de Pierre Drieu La Rochelle. Deux autres ouvrages, publiés chacun après un silence de plus de dix ans, viennent compléter la liste des «romans et essais». Il s'agit de deux essais ou feuilletons, qui mêlent critique littéraire, rêverie et autobiographie: Un siècle débordé (1970, Grasset) et Solde (1980, Flammarion). À ces livres s'ajoutent des centaines de chroniques, publiées de 1952 jusqu'en 2006, dans une trentaine de journaux, magazines et revues (parmi lesquels, pour nous limiter à quelques titres, L'Observateur, Les Temps modernes, Les Cahiers des saisons, Le Nouvel Adam). À partir des années 1970, mais surtout des années 1980, Bernard Frank tient dans plusieurs périodiques le feuilleton régulier (hebdomadaire): L'Actualité (1970-71), Le Matin de Paris (1981-85), Le Monde (1985-89) et Le Nouvel Observateur (1989-2006). S'il y eut une époque où l'œuvre de Bernard Frank était devenue quasi introuvable, l'ensemble de ses livres furent réédités au cours des années 1980[2], tandis qu'une grande partie de ses chroniques furent reprises dans des recueils à partir des années 1990[3].



2. Une conception «imaginaire» de la littérature[4]


L'œuvre, essentiellement autobiographique, de Bernard Frank est traversée dans son ensemble par une sensibilité pour un fonctionnement spécifique de la littérature, que nous qualifierons ici d'«imaginaire». La littérature, dans cette perspective, est une chose qui, tout en existant sur le plan matériel (la littérature comme ensemble de textes littéraires), fonctionne surtout au niveau de l'imaginaire (les textes et, plus généralement, la vie littéraire produisent une «idée» de la littérature, qui finit par l'emporter sur les textes mêmes). Elle se présente comme un répertoire de rôles et de situations dans lequel chacun — lecteur, critique, écrivain — peut se projeter et se contempler. Ces appropriations ne se contentent pas de modeler et de remodeler sans cesse notre idée de la littérature, elles vont jusqu'à produire en retour de nouveaux textes, commentaires et œuvres diverses. Le mode d'existence imaginaire de la littérature, que Bernard Frank n'est certes pas le seul écrivain à décrire, est associé chez lui à la mythomanie, à la mystification et à l'inachevé, et repose, plus précisément, sur l'idée d'un manque, d'une absence ou encore du devenir «fantôme» de ce qui se trouve à son origine. La littérature «incarnée» (c'est-à-dire les œuvres littéraires elles-mêmes, les écrivains en tant qu'êtres biographiques et l'institution littéraire en général) constitue le point de départ du mode d'existence imaginaire de la littérature. Mais l'imaginaire devient autonome et se substitue à la littérature «réelle», transformant celle-ci en simple prétexte.


Cette conception du fonctionnement de la littérature se manifeste de différentes manières, les unes plus explicites que les autres, dans l'œuvre de Bernard Frank. Elle sous-tend ses considérations concernant un grand nombre et une grande variété de phénomènes de la vie littéraire, considérée comme un théâtre où l'on se donne des rôles et l'on s'emprunte des masques. En relèvent, par exemple, les gages de légitimité que se donnent Voltaire et Diderot dans leur correspondance, que Bernard Frank décrit dans Solde comme dépendant d'une loi du système littéraire, qui veut que les «membres de la corporation» se doivent de «saluer convenablement leur mythe, ce qu'ils représentaient»[5]. Il en va de même des innombrables petits travers des critiques littéraires, médiatiques ou universitaires, que Bernard Frank s'amuse à décrire à de nombreuses reprises. Ainsi de cette «comédie» consistant pour un critique à se poser en défenseur d'un auteur soi-disant maudit et attaqué de toutes part, dont la reconnaissance ne fait pourtant aucun doute[6]. On peut penser ici également à la manière dont la jeune génération d'écrivains de l'après-guerre s'est identifiée à la figure de Pierre Drieu La Rochelle, dont Bernard Frank décrit la «panoplie littéraire» dans l'ouvrage qui porte ce titre —expression à laquelle il recourt fréquemment[7], et qui désigne l'attirance exercée par une figure d'écrivain comme un mécanisme susceptible d'être démonté: «Qu'est-ce qu'une panoplie littéraire? Une série d'attitudes dans lesquelles l'écrivain se complaît, un miroir qui l'avantage, des faiblesses qui sont des charmes, un duveteux pour l'intelligence. Démontons ce jouet.»[8]


Plus généralement, Bernard Frank décrit le devenir médiatique, voire publicitaire de la littérature, considéré comme une sorte de dérive de son fonctionnement imaginaire. Dans une chronique de 1967, reprise dans Un siècle débordé, il s'interroge à l'occasion de la parution des Antimémoires d'André Malraux sur le bruit médiatique que l'ouvrage suscite, pour comparer l'œuvre (réelle) d'un écrivain, c'est-à-dire «les livres qui l'ont rendu célèbre», à «l'or vite oublié dans les caves de la Banque de Francequi va lui permettre d'émettre une quantité prodigieuse de billets que le public, bon prince, prendra pour argent comptant»[9]. Il poursuit en soulignant combien la littérature se passe très bien de l'œuvre:

Que valent ces billets? Ce que valent les échos, les déclarations, les postfaces, les préfaces, les comédies de la littérature. De Malraux on pourrait dire, aujourd'hui, pastichant un vers célèbre: ‘Malraux n'est plus dans Malraux; il est là où il parle.' C'est un communiqué, un discours, une image, une photo, des échos, un gros titre.[10]

Quelques années auparavant, dans un article pour La Nef, évoquant la réception de l'œuvre de Sartre, il comparait le commentaire historiographique à un mécanisme par lequel la mort saisit les écrivains vivants et rend leur voix inaudible:

Cette mort-là est pressée, elle est friande de grands écrivains et aime les embaumer tout vivants dans de beaux chapitres d'histoire de la littérature. L'écrivain n'a pas démérité, simplement, on a compris où il voulait en venir. Il continue d'écrire, mais il ne sait pas que sa voix est devenue aphone, ses lignes blanches.[11]

Au sujet de Françoise Sagan, dont Bernard Frank était proche, il exprimait dans cette même chronique la crainte de voir des «mots barbares» remplacer, au point de le faire oublier, ce qui fait le charme de son œuvre:

Un jour, ils seront oubliés, ces charmes graciles, cette mélancolie qui était presque devenue un attribut des corps, ces brusques accès de clairvoyance peureusement étouffés, ce ronronnement de chatte qui semble méditer le plaisir et Dieu sait par quels mots barbares ils seront remplacés.[12]

Bernard Frank ne commente pas ce fonctionnement «imaginaire» de la littérature d'un point de vue extérieur, en observateur distant: son œuvre n'en offre pas uniquement une analyse; elle constitue en même temps le témoignage de l'expérience sensible qu'il en fait, pendant plus d'un demi-siècle, en tant que lecteur et écrivain. Ce fonctionnement suscite ainsi chez lui un malin plaisir à détruire, souvent de manière polémique, les innombrables comédies, petites et grandes, plaisantes ou ennuyeuses, que jouent les universitaires, les journalistes, les éditeurs ou les écrivains, lorsqu'ils publient un roman, font un compte rendu, rédigent un chapitre d'histoire littéraire, se voient accordés un prix ou donnent une interview à la télévision[13]. Mais l'expérience de l'imaginaire renvoie aussi à une problématique existentielle. Dans son premier livre, il se met ainsi en scène comme un personnage creux, s'éprouvant à travers des situations imaginaires:«Depuis que je me suis élancé hors de chez moi pour me mirer dans des contrées lointaines, je m'accroche à toutes les situations duveteuses qui s'offrent»[14]. La littérature et l'imaginaire apparaissent dans cet ouvrage comme une issue existentielle, au moment où le narrateur est confronté, en tant qu'enfant juif laïque exilé à Aurillac, aux brutalités de l'Occupation. Au détour de plus d'une chronique ou d'un essai, Bernard Frank se montre fasciné par ce fonctionnement, parfois de manière très explicite, comme lorsqu'il évoque, dans La Panoplie littéraire,sa prédilection pour le commentaire s'autonomisant de l'objet ayant servi de prétexte:

J'aime l'exégèse (ce livre en est la preuve), mais quand, partie de lui, elle ne dépend plus de l'objet qui l'a provoquée, quand, de satellite, elle devient planète.[15]

Tout à fait illustrative à cet égard est la lecture qu'il fait, dans une chronique parue dans les Temps modernes à l'occasion de la reparution de la N.R.F. en 1953, d'un texte de Jean Schlumberger que ce numéro contient. Bernard Frank feint de lire ce texte comme s'il s'agissait de celui d'un autre écrivain, d'un Schlumberger «le Jeune» mythomane, que Bernard Frank compare au Borges des Fictions, et qui aurait écrit un commentaire sur des livres inexistants, mais portant les titres de ceux de Schlumberger «l'Ancien». Bernard Frank prolonge ici en quelque sorte la poétique de Borges, en l'appliquant au niveau de la réception du commentaire: tandis que Borges commente des livres imaginaires comme s'il s'agissait de livres réels, Bernard Frank lit des commentaires portant sur des œuvres réelles comme s'il s'agissait de commentaires concernant des livres imaginaires. Après avoir témoigné de sa fascination pour la démarche (imaginaire) de cet écrivain (tout aussi imaginaire) qu'aurait été Schlumberger «le Jeune» («Comment ne pas rêver à des livres truqués où les miroirs succéderaient aux miroirs»)[16], Bernard Frank se demande subitement, comme s'il s'agissait là d'une «hypothèse absurde», si ce texte ne perdrait pas tout son intérêt s'il avait effectivement été écrit par Schlumberger «l'Ancien». Sous la forme d'une interrogation (feinte), Frank livre ici l'un des principes de sa démarche, à savoir la priorité du commentaire, de l'inachevé et de la mythomanie, sur la réalité du livre et de l'œuvre:

Pourquoi la réalité d'un livre détruirait-elle la saveur d'un commentaire, et son absence la créerait-elle? Quelle est cette loi littéraire, qui donne tort au labeur, à la probité, et encourage la mythomanie, le canular, l'inachevé? Serait-ce parce que, chez S. l'Ancien, ce commentaire nous paraîtrait une volonté de défendre l'indéfendable, du moins ce qui semble ne pouvoir tenir tout seul – sans l'aide de béquilles –, tandis que, chez S.le Jeune, ce même commentaire se métamorphosait en création?[17]


3. Une écriture de la substitution


Fasciné par ce mécanisme, Bernard Frank le revendique également comme principe moteur de son écriture. À plusieurs reprises, invoquant notamment Albert Thibaudet et Denis Diderot, il se réclame d'une conception créatrice de la critique littéraire, dont l'intérêt principal résiderait dans le fait qu'elle s'émancipe de l'objet du commentaire et que le critique y parle en écrivain:

Que Thibaudet […] puisse bavarder si longtemps sur la littérature du voyage sans susciter aucune lassitude, voilà qui me laissait songeur. (Je retrouvais cette idée qui un jour m'avait si fort effrayé que l'histoire de la littérature, même la plus rudimentaire, parlait souvent plus à une imagination bien dressée que les chefs-d'œuvre dont elle avait le souci).[18]
Les Salons de Diderot sont le seul livre qui m'ait donné envie de peinture. C'est que Diderot parle des peintres en écrivain. Il a compris cette règle essentielle de la critique: «L'objet de votre attention n'a peut-être pas d'intérêt, tâchez d'en avoir pour deux».[19]

Révélateurs à cet égard, et plus intéressants dans le cadre d'une réflexion sur les textes «fantômes», sont les très nombreux récits invoquant la perte ou l'indisponibilité d'un ouvrage ou d'un document. Bernard Frank fait fréquemment mention de difficultés de documentation au moment de rendre compte d'un livre, de citer un extrait ou de fournir un renseignement au lecteur. La préface du premier recueil de chroniques, Mon siècle, paru en 1993, fait ainsi mention de l'absence d'un grand nombre de textes dont le préfacier aurait eu besoin pour écrire une préface répondant aux attentes du genre:

Pas plus que je n'ai le dictionnaire ou le livre d'histoire qui me serait indispensable aujourd'hui pour réveiller les souvenirs du vieillard que je suis devenu, ni la liste des maisons où j'ai dormi, ni l'envie de parler des femmes de ma vie, je n'ai même pas en ce moment le banal jeu d'épreuves qui me permettrait d'énumérer sans fatigue les journaux où j'ai écrit de 1950 à 1960.[20]

Autre exemple: dans une longue digression au sujet de la bonté de Charles Bovary dans Solde, Bernard Frank se met en scène comme un écrivain et commentateur désordonné: n'ayant sous la main aucune édition de Madame Bovary, il se voit contraint de parer à ce manque en citant la fin du roman de Flaubert à partir d'un extrait repris dans le livre de commentaire par excellence, le Lagarde et Michard. Dans ces deux cas, le récit sur l'absence de la documentation adéquate est une occasion pour l'auteur d'expliciter sa conception de l'écriture:

À ce point d'embrouillamini, je me dis que la nature de mon talent y doit trouver son compte, que, pour écrire, j'avais besoin de n'avoir sous la main le document, le souvenir qui m'aurait été en apparence nécessaire. Mon art, mon peu d'art, avait besoin de substitution pour être. Comme si un livre, pour une nature comme la mienne, c'était une façon de tourner autour du pot. De remplacer ce qui est vrai, et peut-être impossible à supporter, par des détails anodins qui trompent la faim.[21]
Certainement, je suis l'un des écrivains les moins organisés qui soient et j'enrage d'être ainsi. J'en viens à me demander si ma façon d'écrire, le côté baroque de mon propos, n'est pas gouvernée par le désordre total de mes affaires. J'ai pris tellement l'habitude de parer comme je puis aux pièces qui me manquent que je ne suis pas éloigné de croire que ce bricolage est devenu nécessaire à ma façon d'écrire. Comblé, j'aurais l'impression de me trouver devant un mur, de ne pas savoir par où commencer l'entame, déceler la faille.[22]

Revendiqués à maints endroits dans l'œuvre, ces principes orientent une démarche littéraire et critique très riche et originale. Elle prend la forme d'une pratique journalistique foisonnante, où se mêlent digression et rêverie, autobiographie, histoire littéraire et polémique. Cette pratique journalistique évolue, par ailleurs, d'une pratique secondaire, exercée en parallèle avec le développement d'une œuvre livresque dans les années 1950, à une forme d'écriture littéraire toujours davantage assumée et reconnue comme telle, notamment à partir des années 1980, lorsque Bernard Frank devient chroniqueur régulier de plusieurs grands périodiques parisiens, ne publie plus aucun «livre» proprement dit et commence, à partir des années 1990, à rassembler ses chroniques dans des recueils[23]. La pratique de la préface de Bernard Frank en relève également: au regard de l'ensemble de son œuvre, la préface semble devenir toujours plus importante et envahissante, au point de faire s'estomper entièrement la frontière entre le texte et son commentaire, notamment dans Un siècle débordé et Solde[24].



4. Une œuvre «fantôme»


L'aspect de la démarche de Bernard Frank auquel nous nous attacherons ici concerne la nature même de son œuvre, que l'on peut qualifier de «fantomale». D'une part, l'œuvre est disponible matériellement: on en connaît les composantes (deux romans, six essais, de très nombreuses chroniques, des préfaces et des postfaces à des rééditions) et les modalités de diffusion (livres, revues, journaux, recueils). On peut la consulter et la lire. D'autre part, elle est étrangement absente et elle semble nous filer entre les doigts: l'œuvre que nous lisons consiste pour une large part en des souvenirs de cette même œuvre, en des rappels insistants de son existence, en des rêveries au sujet de composantes n'ayant jamais vu le jour ou encore à advenir. L'œuvre de Bernard Frank met en effet très fréquemment en scène, en tant que parties de l'œuvre, des textes qui ne sont pourtant pas disponibles à la lecture.


Nous allons dans ce qui suit parcourir un certain nombre de ces textes fantômes, en les abordant en quatre catégories, définies selon le type de récit (de perte, de souvenir, d'annonce ou de rêverie) dans lequel ils sont évoqués. Il s'agira à la fois d'interroger leur mode d'émergence (quels sont les éléments qui nous permettent de les identifier, allant de la mention d'un titre à l'anticipation de ses effets) et la fonction des récits qui les évoquent. Ces catégories n'épuisent pas toutes les modalités d'apparition de textes fantômes (incarnés/ désincarnés) chez Bernard Frank, mais elles nous permettent de rendre compte d'un des principes moteurs de son écriture — celui de la substitution.


A. Textes perdus


À plusieurs reprises, Bernard Frank met en scène la disparition matérielle – qui correspond à un effacement de la mémoire – de composantes de son œuvre. Considérons quelques exemples: un jeu d'épreuves de la première édition de la Géographie universelle (1953), contenant quelques lignes inédites, aurait été égaré lors d'un déménagement, comme l'auteur l'évoque dans la postface à la réédition de l'ouvrage en 1988 chez Flammarion (1); la fin du chapitre IX d'Un siècle débordé aurait disparu dans une corbeille de la maison d'édition lors de la réception du manuscrit, comme le lecteur l'apprend dans une postface insérée entre les chapitres IX et X du même livre (2); ou encore, une première version manuscrite de la postface — comptant trente-huit pages de cahier — de Bernard Frank à sa propre biographie, écrite par Henri-Hugues Lejeune, aurait mystérieusement été perdue, comme indiqué au commencement de la version définitive de cette même postface(3):

(1) En 1982, j'ai retrouvé dans une des caisses que j'avais ramenées à la surface de je ne sais plus quel garde-meubles un jeu d'épreuves de cette Géographie […]. Il y avait même la fin que Sartre m'avait conseillé de couper. Ces quelques lignes inédites, j'aurais été ravi de vous les offrir en prime aujourd'hui. Dans une maison de passage, il ne faudrait jamais toucher aux papiers qui reposent dans des caisses retrouvées. […] C'est à Villiers-sur-Grez que j'ai éventré mon trésor et dispersé pour de bon ce qu'il y avait dedans. Comme si notremission n'était pas tant d'écrire que d'emballer ou de déballer nos souvenirs, que de passer notre temps à rechercher ce que nous avions perdu.Long voyage, je vous jure: une vie n'y suffirait pas.[25]

(2) La dernière page de ce chapitre a disparu. C'est ma faute. On était dans les derniers jours de l'été 1968 et, du Midi, j'avais envoyé, comme d'habitude, des pages fraîches, des pages manuscrites, à ma maison d'édition. […] Comme un imbécile, la dernière page de ce chapitre n'étant pas terminée, j'avais coupé ce qui restait de la feuille de papier, non pour faire des économies, mais pour qu'on ne vît pas les quelques pages que j'avais barrées, et qu'on ne se dît pas: «Tiens, il n'avait pas vraiment fini, s'il s'est arrêté, c'est par négligence, par paresse». Vous pensez, comme c'est plausible! […] Je vois bien ce qui a dû se passer. En retirant de la lettre missive les pages, la mutilée a dû glisser et disparaître dans une corbeille. […]
Il suffit. Essayons plutôt de récrire ces vingt lignes qui manquent. Il n'est pas décent que mon lecteur souffre de mes étourderies, il a assez cher payé, pour avoir le droit de lire ce chapitre dans sa totalité.[…] C'est bizarre, cette histoire, je ne l'ai pas inventée, et pourtant, depuis que je l'ai écrite, c'est comme si je ne m'en souvenais plus. Écrirait-on pour oublier? Ou plus exactement pour oublier ce qui était derrière l'écrit, avant l'écrit?[26]

(3) Si vous êtes lecteur du Nouvel Observateur et si vous lisez mes chroniques […] vous savez ce qui m'est arrivé: j'ai perdu ces trente-huit pages, j'ai perdu ce cahier. Il traînait sur mon bureau parisien depuis des mois. J'avais eu le temps d'en commencer et d'en finir un autre (un Clairefontaine bleu). Loin d'être complet, vingt-six pages. Il y avait d'autres cahiers donc. J'y jetais un coup d'œil de temps en temps. Et puis, il y a une semaine ou deux, j'ai voulu voir. Relire et rassembler le tout. Et le cahier de trente-huit pages avait disparu. […] Bon, nous en sommes revenus à cette page trente-huit. Arrêtons les frais. J'espère que les précédentes étaient meilleures. Le seul souvenir que j'en garde c'est que j'y parlais davantage d'Henri-Hugues Lejeune. Je lui rendais son compliment.[27]

Ces récits de perte peuvent être considérés comme des textes de substitution: ils remplacent les textes dont ils nous apprennent précisément la perte. Ils sont souvent l'occasion pour Bernard Frank d'expliciter une conception de l'écriture basée sur la substitution: la mission de l'écrivain ne serait pas tant d'écrire, que «d'emballer ou de déballer nos souvenirs», «de passer notre temps à rechercher ce que nous avions perdu» (extrait 1); l'écriture se substituerait à «ce qui était derrière l'écrit, avant l'écrit» (extrait 2). Ces récits peuvent prendre la forme d'une tentative, nécessairement vouée à l'échec, de récupérer le texte perdu par le souvenir de son contenu. Sa mémoire n'étant pas fiable, il fait l'expérience «bizarre» de l'oubli de ce qu'il avait écrit (extrait 2). Ailleurs, s'il se souvient de certains éléments du texte perdu (les pages étaient meilleures; il y parlait davantage de Henri-Hugues Lejeune), il est incapable de le recréer (extrait 3). Tout au plus la tentative peut-elle aboutir à une substitution matérielle du texte perdu. La première partie de la postface de Bernard Frank à sa biographie se présente ainsi comme une tentative de récupération comptant le même nombre de pages de cahier que le manuscrit perdu (extrait 3).


B. Textes abandonnés


L'œuvre de Bernard Frank fait également mention d'un grand nombre de projets de textes (romans, essais, chroniques) abandonnés ou avortés. Considérons à nouveau quelques exemples: ainsi qu'évoqué au début d'Un siècle débordé, Bernard Frank aurait songé, à la fin des années 1960, à un recueil, reprenant quelques articles sur Malraux, dont le titre aurait été L'Anti-Malraux(1); il aurait également, comme il le raconte dans une chronique, intitulée «Un riche samedi» parue en mars 1960 dans France-Observateur, souhaité réaliser «une vraie interview» avec Françoise Sagan au sujet de son Château en Suède(2); ou encore, comme on lit dans une chronique parue dans la revue Urbanismes et architecture, il aurait eu dans les années cinquante l'idée d'un roman, dont les personnages principaux auraient été inspiré de ses grands-tantes maternelles et de deux de ses amies (3):

(1) Après avoir lu Malraux, je m'étais dit: «Je vais publier dans la revue dont je m'occupe une suite d'articles étalée sur trois numéros et tournant autour des Antimémoires. Puis j'entasserai des pages inédites sur le même sujet. J'appellerai ça l'Anti-Malraux. En février, au plus tard en mars 1968, je publierai le tout chez Grasset. N'ai-je pas signé un contrat avec lui? Je ferai ainsi une rentrée furtive, presque chafouine. Quand on s'est tu pendant longtemps, mieux vaut s'avancer sur la pointe des pieds […]».[28]

(2) Je connais Françoise Sagan depuis six ans. Je n'en étais pas plus fier pour ça, je m'en mordais les doigts, samedi dernier, lors d'un déjeuner (dans son paisible rez-de-chaussée de la rue de Bourgogne) où j'étais censé lui poser des questions sur son Château en Suède. L'homme est un fou. Un abîme de vantardise. À France-Observateur, on m'avait dit: «Vous qui êtes un ami de Françoise Sagan, vous qui avez lu sa pièce, vous êtes tout indiqué.» Et moi, au lieu de flairer le piège […], j'avais accepté, bon prince, jovial, sûr de moi. J'avais pensé: «Ils (ce ‘ils' désignait beaucoup de monde, les lecteurs et les rédacteurs de cet hebdomadaire, mais tout aussi bien les cerveaux de la grande presse: Lazareff, Prouvost, etc.) vont voir ce que c'est qu'une vraie interview».[29]

(3) L'une de ces grands-tantes s'appelait Clarisse, l'autre Angèle. Elles m'ont donné l'idée dans les années cinquante d'un roman que je n'ai jamais eu le courage de vraiment écrire. Leurs prénoms, leur âge (la bonne soixantaine), leur apparence physique et certaines de leurs intonations se seraient greffés sur deux de mes amies qui n'avaient pas beaucoup plus de vingt ans: Florence Malraux et Françoise Sagan. Clarisse, menue souris, aurait été Florence et Angèle à la superbe perruque blanche et bleue aurait été Françoise. J'en aurai fait des veuves très riches qui passaient leur temps à voyager. Je les aurais rencontrées lors d'une croisière autour du monde à bord d'un beau et grand bateau, style Normandie.[30]

Dans ces cas-ci, le texte (recueil, interview, roman) abandonné ou échoué est remplacé par un récit d'intention. Ce récit contient des renseignements divers sur le projet initial: le type de publication, le lieu d'édition envisagé, la teneur du texte, des éléments de l'intrigue, le titre, etc. Dans certains cas, le récit d'intention thématise aussi les effets escomptés par la publication: Bernard Frank avait imaginé pouvoir faire impression avec son interview avec Françoise Sagan(extrait 2); il aurait souhaité faire une «rentrée furtive, presque chafouine» avec l'ouvrage sur Malraux (extrait 1; le passage que nous avons cité est par ailleurs suivi d'une longue rêverie dans laquelle Bernard Frank anticipe les conversations qu'il aurait avec François Nourissier, Françoise Sagan et Jean Freustié à cette occasion). Le récit d'intention peut aussi, comme dans le cas de ce roman inspirée des deux grands-tantes de Bernard Frank, être l'occasion de révéler certains aspects du processus de création (voir extrait 3).


Le récit d'intention peut être la seule trace du projet avorté (c'est le cas du projet évoqué dans l'extrait 3). Mais il peut aussi être intégré à un texte issu du projet initial mais en décalage par rapport à celui-ci. Le récit d'échec se substitue dans ces cas au projet initial, tout en en conservant les traces. Un siècle débordé ne raconte pas uniquement l'échec du projet de recueil intitulé L'Anti-Malraux; il s'agit en même temps d'un livre issu de ce projet: l'ouvrage reprend, dans une première partie, les chroniques qui auraient composé ce recueil, si celui-ci avait vu le jour[31]. Il en va de même pour la chronique «Un riche samedi»: le récit d'échec est intégré à une interview volontairement maladroite avec Françoise Sagan. Le récit d'échec fait ainsi partie intégrante, ou mieux encore, il se substitue, à l'accomplissement du projet initial.


C. Textes annoncés


Un troisième ensemble comprend les textes annoncés, dont voici quelques exemples: un ouvrage intitulé Archives de la mémoire, dont Bernard Frank nous apprend dans une note de bas de page d'Un siècle débordé qu'il est «à paraître» et dont le premier tome serait composé d'un ouvrage abandonné, intitulé initialement Non (1); un ouvrage intitulé Loin des Temps modernes annoncé dans une parenthèse dans Solde suite à une digression au sujet du directeur de l'hebdomadaire Actualité (2); plusieurs projets de publication – une Lettre ouverte aux gens qui m'ennuient chez Albin Michel, une correspondance avec François Michel chez Lattès, un ouvrage intitulé Un gourmand chez Stock, un art de vivre au Lieu commun – énumérés dans la première chronique de Bernard Frank pour Le Journal littéraire en 1987 (3):

(1) Dans la mesure où j'ai mon mot à dire, vous pourriez aussi bien commencer ce livre par le chapitre V. Les quatre premiers chapitres tournent autour de Malraux et font un peu l'effet de cheveux sur la soupe. Certains connaisseurs ne m'ont pas caché que ces chapitres auraient mieux trouvé leur place dans Non1, ce recueil d'articles que j'avais l'intention de publier en même temps que Un siècle débordé, m'imaginant sans doute que deux wagons égalent une locomotive. […]

1 Non est devenu le tome I d'Archives de la Mémoire (à paraître).[32]

(2) Lui-même, Paul-Marie [de La Gorce], auteur d'ouvrages diserts, était passé par l'ancien Observateur qui, quoique plus à gauche que l'actuel, était, pour tout ce qui n'était pas le mot à mot politique, le b.a.-ba PSU, plus libéral, plus accueillant que Le Nouvel Observateur, Dieu sait pourquoi (ou plutôt, je sais pourquoi. Mais je me réserve d'en parler dans Loin des Temps modernes qui, comme je vous l'ai laissé entendre, sera la somme de plus de vingt ans d'expérience: une espèce d'autobiographie politique, littéraire, journalistique qui entraînera dans sa foulée des centaines de personnages. Une description minutieuse des hommes et des journaux à qui j'ai prêté pour un temps mon talent. La recension de tous mes articles et la possibilité de les lire et de les juger enfin dans l'ordre chronologique. Bref, ce qu'ils cachaient peut-être, ce qu'ils révèlent maintenant.[33]

(3) À Francis Esmenard, d'Albin Michel, j'ai promis pour une collection qui a quelque réputation […] une Lettre ouverte aux gens qui m'ennuient. […] J'ai moins d'espoir que Le Bel Aujourd'hui voie le jour prochainement chez J.C. Lattès. Ce devait être une correspondance entre François Michel et moi et, malgré le convenu du genre, pourquoi pas? […] Autant Le Bel Aujourd'hui me paraît mal parti, devra freiner des ardeurs que ses pourcentages ne justifient pas, se décider à prendre son numéro à la station et attendre sagement que son tour arrive, autant mon projet avec Stock risque de me séduire. […] Le seul reproche que j'aurais pu adresser à Un gourmand (tel était le titre de l'ouvrage), c'était de faire double emploi avec un projet plus récent que dans l'état d'ébriété que suscite la multiplicité des tâches j'allais prendre au sérieux jusqu'au bord de la signature! Jacques Bertoin, de Lieu commun […] souhaitait me voir écrire un art de vivre dont mes chroniques de Play-Boy de 1980 à 1983 lui avaient donné l'idée et l'envie.[34]

À certains égards, la catégorie des projets à réaliser s'apparente à la catégorie précédente, celle des projets abandonnés. Dans les deux cas, le projet (abandonné ou à accomplir) est remplacé par un récit qui en évoque certains éléments: titre, lieu d'édition, nature de l'ouvrage, effets escomptés, etc. De même que certains projets avortés, plusieurs projets annoncés connaissent un aboutissement différent — sous un autre titre, chez un autre éditeur, sous une autre forme — que celui annoncé initialement. La caractérisation que Bernard Frank donne de Loin des Temps modernes dans Solde (extrait 2) peut ainsi s'appliquer, en partie, aux deux premiers recueils de chroniques, Mon siècle et En soixantaine, qui comprennent la grande majorité des chroniques des années 1950 et 1960.


Un certain nombre de ces projets de textes (abandonnés ou à accomplir) semblent avoir été des projets réellement envisagés à un moment donné par l'auteur. Il est ainsi possible de reconstituer la genèse de plusieurs de ces livres «inexistants» sur base de documents d'archive et de témoignages[35]. En ce sens, ces composantes «imaginaires» de l'œuvre de Bernard Frank ne sont pas des textes «inventés» de toutes pièces par l'auteur. Mais les récits d'annonce ou d'échec ne forment pas un accompagnement explicatif ou justificatif de l'œuvre, et ne se situent d'ailleurs pas uniquement dans le paratexte. Au contraire, l'évocation du projet devient un procédé d'écriture, intégré à l'œuvre, ou encore se substituant carrément à celle-ci. Ce principe est explicité dans la chronique du Journal littéraire énumérant des projets à accomplir (extrait 3), à travers une caractérisation du génie de Proust mettant l'accent sur la substitution, au livre à écrire, du commentaire (du bavardage) sur ce livre:

Le génie de Proust, ou si vous préférez l'un des aspects de son génie, c'est d'avoir écrit, dans sa Recherche, L'Odyssée de l'écrivain. Comme Ulysse qui d'île en île trouve d'excellentes raisons pour remettre à plus tard son retour à Ithaque, le narrateur contrarié par les injustes reproches de sa grand-mère boude ce roman qu'il avait sur le bout des lèvres. Ce qui fait le charme d'À la recherche du temps perdu, c'est que Proust essaie par son bavardage de nous faire oublier et d'oublier lui-même qu'il devrait être en train d'écrire son roman au lieu de perdre son temps et le nôtre à nous en parler. La Recherche est une illusion, un leurre, une façon de s'excuser grandiose.[36]

D. Textes rêvés


Une quatrième catégorie à distinguer est celle des textes rêvés. Considérons à nouveau quelques exemples: dans la dernière partie de La Panoplie littéraire, interrompant abruptement ses considérations au sujet des idées politiques de Pierre Drieu La Rochelle, Bernard Frank rêve, pendant cinq pages, à un ouvrage au sujet de Perse, en imaginant le discours à tenir enversun «monsieur l'Éditeur» qu'il s'agirait de convaincre de l'intérêt du projet (1); dans une chronique intitulée «Du côté de chez Jean (d'Ormesson)», publiée dans Arts en 1959, Bernard Frank met en scène un dîner ayant lieu dix ans plus tard entre lui et Jean d'Ormesson, au cours duquel ce dernier évoque la chronique (imaginaire) de Bernard Frank au sujet de son dernier livre, paru dans Arts en 1959, et intitulée «Le neveu du Figaro», et remercie Bernard Frank de l'avoir éreinté (2); dans la quatrième partie de Solde, Bernard Frank rêve au livre qu'il est en train d'écrire, en expliquant au lecteur la fonction du chapitre précédent, intitulé «Le Bilan de la Maison Frank», et du chapitre en cours de rédaction(3):

(1) Ça sent la quille, les derniers jours. Drieu m'ennuie au-delà de toute expression. J'ai des fringales de prisonnier, des tentations insoutenables. N'importe quel écrivain, mort ou vivant, qui passe à portée de ma main, me semble un gibier de haut choix. […] Pour éviter de Drieu, je suis prêt à tout: à parler des écrivains de la littérature latine. De Perse. Oui, de Perse. Et pourquoi pas? J'irai voir un éditeur ami des lettres. Je lui dirai: «Pour mener à bien mon projet, j'ai besoin d'une maison de campagne. Il me faut de l'argent, beaucoup d'argent. Ne lésinez pas. Les éditeurs qui ont lésiné avec moi on fait faillite. Ou feront faillite. Perse vous coûtera une fortune. Il la mérite. Quelle gloire pour vous et votre maison! […] Perse consolidera votre santé, assoira votre réputation. Un beau Perse à tirage limité, sur papier de luxe.[37]

(2)Nous sommes en 1969. Je vis toujours. Et je dîne chez Calvet, boulevard Saint-Germain, à l'angle de l'avenue du Dragon, avec Jean d'Ormesson. […] C'est l'heure des épanchements: «Mon cher Bernard, tu sais combien je t'admire (petit sourire gêné de ma part. Mais enfin, depuis dix ans, j'en ai entendu d'autres). Je vais te faire un aveu: je te dois tout. Non, non, ne proteste pas. Sans ton éreintement de 1959 dans Arts – tu t'en souviens? […], j'étais un écrivain fichu comme il y en a mille. Je n'arrivais pas à comprendre que j'étais un affreux mondain, un affreux petit jeune homme de droite. Ah! quand j'ai lu ton article, j'étais furieux, absolument furieux. Je t'en ai voulu à mort. D'abord le titre, ce titre, «Le neveu du Figaro!» C'était me ridiculiser aux yeux de ma famille […]».[38]

(3) Bon. Le Bilan de la Maison Frank pourrait être considéré, si mes actionnaires n'y voient rien à redire, comme le chapitre clef de ce livre. Il serait pour Solde ce qu'a tenté d'être pour Un siècle débordé le onzième chapitre. Il engloberait dans son enceinte les sections prévues dans le plan primitif et qui n'existaient jusqu'ici qu'à l'état de fragments, de notes ou qui n'étaient que des titres vagues. Le chapitre qui suivrait le Bilan finirait le livre proprement dit. Je l'imagine comme une pirouette, comme le douzième et dernier chapitre du Siècle s'était acquitté de cette tâche ingrate. Je recopierais tout simplement le poème de Rimbaud tiré des Illuminations qui m'a donné le titre de mon livre […]. J'ai dit que le chapitre VI finirait le livre proprement dit et j'ai senti que le proprement dit ne vous disait rien qui vaille. C'est simple, j'entendais par là qu'il m'était impossible, puisque vous voulez que je mette les points sur les i, de vous épargner les notes rectificatives qui s'imposent, le dictionnaire des personnes citées, et ces variantes, ces chapitres qui auraient pu être et que l'on abandonne, Dieu sait pourquoi.[39]

Dans le premier cas, la rêverie sur un texte interrompt le livre en cours. Dans les deux autres, la rêverie sur un texte (une chronique dans l'extrait 2, un chapitre de livre dans l'extrait 3) semble conduire à la réalisation de celui-ci. La chronique dont parle le Jean d'Ormesson mis en scène dans la chronique que nous lisons «n'existe» pas. Mais le personnage de Jean d'Ormesson en cite des extraits entiers au cours de sa conversation fictive avec Bernard Frank en 1969: ces extraits forment une large partie de la chronique «Du côté de chez Jean (d'Ormesson)» que le lecteur a sous les yeux. Une superposition se produit ainsi entre la chronique que nous lisons (une fiction et qui anticipe les effets d'une chronique imaginaire) et la chronique mise en scène dans cette fiction (une chronique éreintant Jean d'Ormesson). Dans Solde, ce procédé est omniprésent: le livre que nous lisons est composé de rêveries sur ce même livre. Dans l'extrait précité, l'auteur commente, au sein du cinquième chapitre du livre, la fonction du chapitre précédant, et imagine ce cinquième chapitre lui-même: il en livre la teneur (il s'agirait d'une «pirouette»), en explicite le contenu («je recopierais tout simplement le poème de Rimbaud tiré des Illuminations qui m'a donné le titre de mon livre») et spécifie son emplacement dans l'ensemble («le chapitre VI finirait le livre proprement dit»). Le fait d'imaginer le livre en cours se transforme en le livre lui-même.  



Conclusion


L'œuvre de Bernard Frank se compose ainsi, pour une large part, de considérations relatives à une œuvre qui n'a d'autre existence que celle que lui confèrent les pages où elle est évoquée. L'évocation des composantes inexistantes de l'œuvre contribue paradoxalement à l'édification même de l'œuvre — bien réelle — que nous tenons entre nos mains. Le lecteur se fait une idée plus ou moins précise de ces composantes fantômes, en fonction de renseignements allant de l'évocation d'un titre et la mention du lieu d'édition à la citation d'extraits, de la description des personnages qui peuplent un roman à l'anticipation de la réception d'un recueil ou d'une chronique. Ces textes surgissent dans différents contextes, qui les font apparaître comme autant des textes fantômes, car absents: perdus, avortés, en cours de rédaction ou encore à écrire. Dans tous les cas, le commentaire sur le livre, les rêveries et digressions qu'il suscite, se substitue à son existence elle-même.


Ce double mouvement de désincarnation et d'édification ne relève pas, chez Bernard Frank, d'une sorte de parodie de la critique littéraire, ni d'ailleurs d'une entreprise de tromperie. L'œuvre de Bernard Frank rend compte à maintes reprises de l'expérience qu'il fait d'une littérature fonctionnant selon un principe de substitution, d'une littérature dont l'existence «imaginaire» serait plus «réelle» que l'existence «incarnée»(le commentaire se métamorphose en création; l'écrivain ne se trouve plus dans son œuvre, mais «là où il parle»). Tout en rendant compte de ce principe dans ses chroniques et essais, Bernard Frank se l'est approprié d'une manière bien spécifique, et en a fait un véritable vecteur de création, à travers une œuvre qui fascine et invite à la rêverie tant par ses composantes réelles, que par celles que l'auteur n'a pas écrites, qu'il est en train d'écrire, qu'il a perdues ou qu'il nous promet.



Laurence van Nuijs, FWO-Vlaanderen / KU Leuven (LMI)
(février 2015)


Page de l'Atelier associées: Textes fantômes



[1] Bernard Frank, «Préface», Mon Siècle, Paris, Julliard, 1996, p. xii.

[2] Flammarion réédite Les Rats en 1985, Un Siècle débordé en 1987, Géographie universelle. Suivi de Israël, L'Illusion comique et La Panoplie littéraire en 1989. L'ensemble des livres de Bernard Frank fait l'objet d'une réédition en 1999. Voir Romans et essais. Édition préfacée et présentée par Olivier Frébourg, Paris, Flammarion, coll. «Mille & Une Pages», 1999. Plusieurs livres de Bernard Frank ont été réédités plus récemment: Bernard Frank, Les Rats, Flammarion, 2009 (avec une préface d'Olivier Frébourg); Solde, Flammarion, 2010 (avec une préface de Jean-Paul Kauffmann); et Le dernier des Mohicans, Grasset, coll. «Cahiers rouges», 2011 (avec une préface de Charles Dantzig).

[3] Voir Bernard Frank, Mon siècle. Chroniques 1952-1960, Paris, Julliard, 1996 (Quai Voltaire, 1993); En soixantaine. Chroniques 1961-1971, Paris, Julliard, 1996; Rêveries, Paris, Le Dilettante, 2001; Vingt ans avant. Chroniques du Matin de Paris, Grasset, 2002; Les Rues de ma vie, Paris, Le Dilettante, 2005; 5, rue des Italiens. Chroniques du Monde, Grasset, 2007.

[4] Nous reprenons ici, en y ajoutant des éléments issus d'autres parties de l'œuvre de Bernard Frank, les éléments de la conception de la littérature de Bernard Frank que nous avions explicités à partir de ses chroniques des années cinquante. Voir Laurence van Nuijs, «Chronique, critique, écriture. Manières de se dire écrivains (ou non) dans Mon siècle de Bernard Frank», Revue d'Histoire littéraire de la France, 2013, vol. 113, n°2, pp. 387-408.

[5] Bernard Frank, Solde, Flammarion, 1980, p. 167.

[6] Cette comédie est par exemple décrite dans Solde à l'occasion du portrait que fait Louise Herlin de Tristan Corbière dans la Tableau de la littérature française: «Je trouve cette comédie ridicule et presque déplaisante, même si c'est la règle et qu'on la joue souvent, qui la pousse, elle [Louise Herlin] et tant d'autres, à se mettre en avant, à vouloir protéger d'une balle imaginaire le poète maudit qui l'est de toutes façons pour l'éternité et qui ne l'est plus depuis belle lurette, depuis le début du siècle avec les «imagistes» anglais et, vingt ans après, depuis Breton — et pourquoi ne pas le dire depuis Verlaine et Laforgue —, en stigmatisant celui qui en a parlé le premier et le mieux, mais qui n'a pas employé exactement les mots de la tribu, et toutes ce manières sans doute pour montrer sa modernité, sa culture, sa hardiesse de pensée. Je crois discerner dans cette attitude qui n'est pas propre à Louise Herlin —son commentaire sur Corbière, ces choses dites, est par ailleurs remarquable — un travers de la critique en général qui est ainsi faite qu'elle ne peut s'enthousiasmer de bon cœur pour un écrivain que si elle le croit seul et mal aimé, tout en n'ignorant pas dans son for intérieur qu'il est célèbre.» (Bernard Frank, Solde, op. cit., p. 90)

[7] Voir, par exemple, Bernard Frank, «Panoplies de grands écrivains», Arts, 11-17 février 1959, dans Idem, Mon siècle, op. cit., pp. 186-193.

[8] Bernard Frank, La Panoplie littéraire, dans Idem, Romans et essais, op. cit., p. 895.

[9] Bernard Frank, Un siècle débordé, dans Idem, Romans et essais, op. cit., p. 1049.

[10] Ibidem.

[11] Bernard Frank, «Le phénomène Sagan» (La Nef, septembre 1957), dans Idem, Mon siècle, op. cit., p. 121.

[12] Ibid., p. 122.

[13] Tout récemment, à l'occasion des cinquante ans du Nouvel Observateur, l'hebdomadaire a réédité la première critique littéraire du premier numéro du Nouvel Observateur, qui était de la main de Bernard Frank. Elle est présentée comme «un chef-d'œuvre de vacherie sur Mauriac». Voir http://bibliobs.nouvelobs.com/documents/20141119.OBS5425/la-premiere-critique-litteraire-du-premier-numero-du-nouvel-observateur.html.

[14] Bernard Frank, Géographie universelle, dans Idem, Romans et essais, op. cit., p. 22.

[15] Bernard Frank, La Panoplie littéraire, dans Idem, Romans et essais, op. cit.,p. 866.

[16] Bernard Frank, «Chronique d'un amour I» (Les Temps modernes, avril 1953), dans Idem, Mon siècle, op. cit.,p. 66.

[17] Ibid., pp. 66-67.

[18] Bernard Frank, «Grognards et hussards» (Les Temps modernes, décembre 1953 - janvier 1953), dans Idem, Mon siècle, op. cit., p. 56. Voir, au sujet de cette chronique, Marc Dambre, «“Grognards et Hussards”: contre-feu de Sartre?», Les Hussards. Une génération littéraire, sous la direction de Marc Dambre, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2000, pp. 13-29.

[19] Bernard Frank, Solde, Paris, Flammarion, 2010 (1980), p. 155.

[20] Bernard Frank, «Préface», dans Idem, Mon siècle, op. cit. p. xviii.

[21] Ibid., pp. xii-xiii.

[22] Solde, p. 316

[23] Au sujet du premier recueil de chroniques de Bernard Frank, voir Laurence van Nuijs, «Chronique, critique, écriture. Manières des se dire écrivain (ou non) dans Mon siècle de Bernard Frank», art. cit.

[24] Voir Laurence van Nuijs, «Une poétique de l'inachevé: la pratique de la préface chez Bernard Frank», dans Marie-Pier Luneau & Denis Saint-Amand, La Préface. Formes, enjeux et effets d'un discours d'escorte, Paris, Éditions Classiques Garnier, à paraître.

[25] Bernard Frank, «Pense-bête», postface à la réédition de 1988 de Géographie universelle (La Table Ronde, 1953) dans Idem, Romans et essais, op. cit., p. 636.

[26] Bernard Frank, Un siècle débordé (Grasset, 1970), dans Idem, Romans et essais, op. cit., p. 1144 – 1145.

[27] Bernard Frank, «Réponse de l'intéressé», dans Henri-Hugues Lejeune et Bernard Frank, Un vieil ami. Une biographie de Bernard Frank suivie de la réponse de l'intéressé, Paris, Laffont, 2006, p. 326 et p. 338.

[28] Bernard Frank, Un siècle débordé, dans Idem, Romans et essais, op. cit., p. 1032.

[29] Bernard Frank, «Un riche samedi» (France-Observateur, 10 mars 1960), dans Idem, Mon siècle, p. 339.

[30] Bernard Frank, Les Rues de ma vie, Paris, Le Dilettante, 2005, pp. 29-30.

[31] Voir à ce sujet Laurence van Nuijs, «L'œuvre comme après-coup. Transferts médiatiques dans l'œuvre du chroniqueur, critique et écrivain Bernard Frank», dans Ivanne Rialland (dir.), Discours critique et médium, Paris, CNRS-Éditions, à paraître.

[32] Bernard Frank, Un siècle débordé (1970), dans Idem, Romans et essais, op. cit., p. 1031.

[33] Bernard Frank, Solde, Flammarion, 2009 (1980), p. 125-126.

[34] Bernard Frank, «Mémoires. Préambule» (Le Journal littéraire, n°1, septembre-novembre 1987), dans Idem, Rêveries, pp. 12 et passim.

[35] L'un des éditeurs de Bernard Frank, Raphaël Sorin, rappelle ainsi sur son blog les conversations avec l'auteur au sujet de cette Lettre aux gens qui m'ennuient (VoirRaphaël Sorin, «Tombeau pour Bernard Frank», Lettres ouvertes, http://lettres.blogs.liberation.fr/sorin/2007/10/une-pierre-pour.html, consulté le 27/12/2014); des traces d'un projet intitulé Loin des Temps modernes se retrouvent dès les années cinquante dans les documents qui composent le dossier de Bernard Frank aux éditions de La Table Ronde (dossier conservé à l'IMEC); les articles consacrés par Bernard Frank à André Malraux dans le mensuel Le Nouvel Adam en 1967 se présentent comme destinés à s'insérer à un projet de publication intitulé L'Anti-Malraux (voir Laurence van Nuijs, «L'œuvre comme après-coup», art. cit.)

[36] Bernard Frank, «Mémoires. Préambule», Le Journal littéraire, n°1, septembre-novembre 1987, dans Idem, Rêveries, p. 21.

[37] Bernard Frank, La Panoplie littéraire (Julliard, 1958), dans Idem, Romans et essais, pp. 987-988.

[38] Bernard Frank, «Du côté de chez Jean (d'Ormesson)», Arts, juin 1959, dans Idem, Mon siècle, p. 247.

[39] Ibid., p. 299.




Laurence Van Nuijs

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Dernière mise à jour de cette page le 6 Mars 2015 à 15h31.