Atelier

• On lira d'abord cet extrait de la première épître du deuxième livre d'Horace : Trad. F. Villeneuve, Soc. d'Éd. « Les Belles Lettres », 1941, p. 153-162 (révision : M. Escola) :

« Si le temps améliore les poèmes comme les vins, je voudrais savoir combien d'années il faut pour donner du prix aux livres. L'auteur mort depuis cent ans doit-il être mis au nombre des parfaits et des anciens, ou au nombre des écrivains sans valeur et nouveaux ? Qu'une limite ferme la porte aux discussions : “Il est ancien et de bon aloi, celui qui a cent ans accomplis.” Quoi ? celui qui est mort moins âgé d'un seul mois, d'une seule année, comment le classera-t-on ? parmi les poètes anciens ou parmi ceux que l'âge présent et la postérité doivent mépriser ? […] Parfois la foule voit juste ; il est des cas où elle a tort. Si elle admire et vante les vieux poètes au point de ne leur rien préférer, elle se trompe ; si elle pense qu'il y a chez eux des expressions archaïques et que leur style est rude en bien des endroits, elle a bon goût, elle pense comme moi. […] Je m'indigne qu'un ouvrage soit blâmé non point parce qu'on l'estime exécuté sans application ou sans grâce, mais parce qu'il vient d'être fait, et qu'on réclame pour les écrits anciens non pas de l'indulgence, mais des honneurs et des privilèges. […] Si les Grecs avaient eu autant d'aversion que nous pour la nouveauté, y aurait-il aujourd'hui quelque chose d'ancien ? […] Mais toi, [Auguste,] tes poètes de prédilection, Virgile et Varius, ne font point honte au jugement que tu as porté sur eux ni aux dons qu'ils ont reçus de toi, à la grande gloire de leur bienfaiteur. Et les statues de bronze ne reproduisent pas les traits des hommes illustres avec plus de vérité que l'œuvre du poète inspiré ne rend leur caractère et leur âme. »

• J. SCHLANGER en propose ce commentaire dans La Mémoire des œuvres (Nathan, coll. « Le Texte à l'œuvre », 1992, p. 77-82).

« Horace exprime très bien le point où les Romains, d'abord secondarisés, d'abord pris dans le sentiment de n'avoir pas de mémoire culturelle propre et d'admirer ce qui appartient à une autre mémoire, voient naître sous leurs yeux, dans le présent et vers l'avenir, la mémoire propre des lettres latines. L'Épître II,1 d'Horace est une réflexion sur l'ancien et le nouveau dans la culture. Que penser du rapport entre l'âge des œuvres et leur appréciation ? Quelle relation y a-t-il entre la reconnaissance du contemporain et la valorisation du passé ? Pourquoi l'admiration regarde-t-elle en arrière, pourquoi préfère-t-elle le détour du passé ? Pourquoi accorde-t-on un préjugé favorable à un livre ancien ? Pourquoi juge-t-on plus sévèrement un écrivain contemporain qu'un vieil écrivain transmis par l'école ? Pourquoi ce qu'on a absorbé pendant l'enfance et l'adolescence reste-t-il protégé, à l'abri des critiques ? Et d'où vient le privilège accordé à quelques textes archaïques, qu'on recherche à cause de leur obscurité même ? Comment comprendre ce jugement aux critères divergents : vénération devant ce qui vient du passé, et méfiance à l'égard du nouveau ? Horace pose ces questions d'un point de vue résolument moderniste. Chez les Grecs, il est vrai, les œuvres les plus anciennes sont aussi les meilleures ; mais il ne s'ensuit pas que ce soit le cas aussi chez les Romains. C'est un préjugé conservateur qui pousse à rejeter le présent en lui préférant le passé. Horace analyse ce préjugé comme inertie (les valeurs de mon enfance scolaire ne peuvent pas devenir périmées) ; comme snobisme (il est plus élégant d'admirer le plus lointain, l'archaïque incompréhensible) ; comme hostilité et envie (les auteurs morts servent de prétextes pour rejeter les contemporains). Tout passe par l'appréciation, dit Horace, et chaque époque est souveraine : à elle de juger son présent et son passé, ce qu'elle est et ce qui la précède. Ce qui se dit là est très important : c'est la protestation du point de vue, qui renaît pour chaque génération. La génération actuelle veut dégager son point de vue propre et faire fond sur elle- même. Le moment présent revendique son autorité. Le sentiment d'Horace est que l'actualité, très légitimement, rejoue tout chaque fois. Ce qui signifie que les décisions se prennent maintenant, dans l'appréciation d'aujourd'hui, dans le jugement du jour. La durée ne dira pas la valeur. Qui va juger et apprécier les œuvres ? Qui rendra justice au poète ? En principe, les contemporains. La communauté du public, des connaisseurs, des écrivains ; une opinion qui se constitue de notre temps. Le malheur est que cette opinion se constitue mal. Entre la mesquinerie des connaisseurs et l'incompréhension du grand public, le poète n'a pas grand'chose à attendre. On ne peut pas faire fond sur le jugement du public, qui change et fluctue. On le voit bien au théâtre, où un goût archaïque et primitif pour les situations grossières a été supplanté récemment par un goût vulgaire pour le grand spectacle et les décors tapageurs. En somme, le goût de l'époque change mais ne s'améliore pas. Cela rend le succès aléatoire, et les lettres n'y trouvent pas leur compte. L'appréciation actuelle est la seule légitime, dit Horace ; néanmoins, ajoute-t-il, elle n'est pas fondée et pas fiable. C'est ce qui rend si fragile la situation du poète. Le public a un goût déplorable et les lettrés sont réticents à rendre justice aux contemporains. Leur réticence ne fait d'ailleurs que redoubler leur envie : ils n'aiment pas reconnaître la valeur des vivants et la réputation des proches. Tout joue contre le poète, puisque le moment actuel est le point de vue légitime, et ce point de vue n'est ni pur ni lucide.

La seule issue, le seul salut du poète réside dans la seule exception : Auguste. Auguste est ce cas unique qui échappe seul à l'envie générale. Lui seul est pleinement reconnu et apprécié de son vivant. Pourquoi ? Parce qu'il a la supériorité éclatante d'un dieu, et qu'il est clairement sans égal. Le plus sûr espoir des lettres est dans l'attention qu'Auguste leur accorde, au milieu de ses travaux politiques et guerriers ; Auguste bien supérieur sous ce rapport à Alexandre, qui n'avait de goût que plastique, et dont le goût verbal était nul. Ainsi l'unique salut des lettres est dans le prince exceptionnel, le prince divin. Que signifie le recours à Auguste ? Je n'y vois pas une simple révérence obligée, mais la clé de la situation. On peut y voir la notation la plus sombre : si les poètes ne sont compris et soutenus que par un être hors du commun, absolument unique dans l'histoire, alors tout ira toujours mal, car son soutien est unique comme lui et ne se retrouvera pas. Si on ne peut compter que sur Auguste, après lui on ne pourra compter sur personne. Si seul Auguste apprécie les poètes, alors d'époque en époque ils seront toujours mal jugés et voués à un triste destin. Cette lecture pessimiste est possible, mais elle n'exclut pas une lecture politique qui, elle, est optimiste. Auguste n'est pas seulement l'exception par excellence, mais aussi le pouvoir par excellence. Occupe-toi de nous, fais-nous une place au milieu de tes énormes travaux, et nous te chanterons (et la poésie crée une mémoire) : ici s'exprime une dimension politique des lettres. Si tu veux que ta nouvelle bibliothèque palatine soit honorablement remplie, dit Horace, donne-nous de bonnes conditions de travail ; et si tu veux que la gloire des lettres honore et immortalise ton règne, prête attention à nous et choisis bien tes poètes (comme tu le fais d'ailleurs). C'est cette dimension politique des lettres que nous notons couramment en parlant du siècle de Périclès, d'Auguste ou de Louis XIV, de l'époque élisabéthaine, ou de l'âge augustéen du XVIIIe siècle anglais. Les lettres sont un des aspects de l'entreprise nationale et l'un des visages voulus du prince, l'une des faces projetées et instituées de son règne. Par là, les lettres sont prises non seulement dans le socio-historique (comme d'habitude et comme toujours), mais aussi dans l'institution politique directement. […] On touche ici à quelque chose [une dimension politique] qu'il n'est pas sage d'omettre dans la description de l'entreprise des lettres. Revenons à l'analyse d'Horace. Elle laisse voir, comme les nervures d'une feuille, les lignes de départ de la littérature latine: Ennius n'est pas un second Homère, dit Horace, et la tradition théâtrale comique proprement latine est grossière. À ses yeux, les productions nationales archaïques ne constituent pas un trésor littéraire national. On s'accroche à elles tant qu'on n'a pas d'autre mémoire, mais seul l'admirable est vraiment le mémorable, et ces œuvres archaïques ne font pas le poids pour l'admiration. Et donc les lettres par excellence sont grecques ? Plus tout à fait déjà. Les poètes contemporains (Horace nomme Virgile et Varius) sont dignes de l'empire et d'Auguste. À la mesure de l'ambition politique de l'histoire, fraîche et fragile encore comme le velouté d'une feuille neuve, une mémoire romaine des lettres est apparue grâce à eux : le trésor de leur œuvre est déjà le trésor latin. Le moment où parle Horace est justement celui où la situation initiale a changé, et où surtout le sentiment a changé. Les Romains cessent d'avoir honte d'un passé jugé insuffisant ; leur fierté nationale peut enfin devenir fierté culturelle. Ils resteront toujours bilingues et reconnaîtront toujours la grécité des lettres. Mais ce qu'ils admirent ne les définira plus comme des étrangers à leurs propres yeux. Leur régime culturel sera désormais celui d'une double culture, c'est-à-dire d'une double mémoire et d'une admiration redoublée.

C'est un moment de victoire que celui où la littérature nationale paraît fondée, la dignité de la langue nationale établie, l'identité culturelle instituée, tout cela dans la stabilisation politique. Les périodes victorieuses ne sont pas si fréquentes (les « grands siècles ») ; mais l'entreprise politique et nationale des lettres, elle, s'est rejouée un très grand nombre de fois. (François Ier est- il Auguste ? Non, disent les poètes, nous n'y sommes pas encore.) Les Romains sont ici les premiers, oserai-je dire, à avoir été les deuxièmes. L'Europe du XVIe et du XIXe siècle, et le reste du monde depuis deux siècles rejouent de mille façons le rêve d'un tel moment. Il y a eu mille façons de vouloir fonder son trésor propre à partir du trésor qu'on admire, et de vouloir donner une nation et une langue aux lettres, et des lettres et une langue à la nation. Le volontarisme nationaliste et politique est donc une dimension intérieure des lettres, puisque c'est un de ses principaux ressorts. La volonté de constituer et de nourrir une littérature nationale, ou plus largement une culture collective, une littérature qui donne au « nous » sa saveur propre, sa dignité, son identité et sa mémoire, cette volonté a suscité un nombre immense d'œuvres par le monde. En fait, il est probable que plus d'œuvres ont été écrites en vue de fonder et de baliser une mémoire future que pour toute autre raison. L'intention collective (de la nation ou du groupe), et donc le désir d'instituer et de gagner une mémoire collective future, a toujours été et n'a pas cessé d'être un grand moteur de fond de la création dans les lettres. »


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Marc Escola

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Dernière mise à jour de cette page le 19 Février 2003 à 23h00.