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Faut-il sauver la notion d'ironie ? Très en vogue dans la théorie littéraire, cette étiquette sert à attirer l'intérêt sur un auteur, à définir son style et sa particularité à peu de frais, et à l'inscrire dans l'actualité intellectuelle sans avoir à problématiser l'intérêt de son étude. Le nombre des monographies qui sont consacrées à l'ironie s'ajoute à l'infinie logorrhée des théories philosophiques. Depuis les premières réélaborations de l'ironie rhétorique par les romantiques allemands, les théoriciens de l'ironie ont proposé une série de définitions qui se superposent, chacun reprenant celles qui ont précédé en débaptisant les notions antérieures pour proposer sa propre terminologie. Sous cette accumulation de strates critiques, on peut se demander s'il existe un objet premier ou si l'ironie n'est que le nom donné aux représentations de l'histoire et de la théorie littéraires qui varient selon les époques et les critiques. Pour le critique américain J. Dane, l'ironie n'existe ni comme fait du texte ni comme objet théorique : elle ne serait que le prétexte à des constructions critiques. L'ironie légitime l'existence du critique, et mieux encore, celle du professeur.

Dans The Critical Mythology of Irony, Dane retrace l'histoire de l'usage du terme d'ironie par les études littéraires . Il montre comment, dans le discours sur les auteurs et les textes, l'ironie serait devenue le nouveau sacré, un « indéfinissable méritant la vénération » . Il faudrait donc étudier ce « mythe critique » pour dévoiler les « présupposés et croyances reçues (souvent contradictoires) qui gouvernent notre réception de l'ironie . » Dans cette perspective, l'ironie révèle l'existence de modes critiques, sur deux plans. Premièrement, chaque théoricien construit une histoire de la notion orientée par sa position historique et nationale. Deuxièmement, l'ironie est devenue synonyme de littérarité, pour finalement désigner « tout ce qui rend la littérature digne d'attention critique ». L'ironie ne désignerait plus que l'ensemble des éléments qu'un critique désire étudier dans un texte, ce qui fait pour lui la singularité d'un auteur, voire, les prétextes qui justifient son activité de critique. Partant de cette méfiance, Dane montre d'abord que l'usage de la notion d'ironie évolue avec la conception de l'œuvre. L'autorité qu'elle contient passerait « de la domination du langage parlé à l'intention signifiante, au monopole de la capacité linguistique par l'écrivain romantique jusqu'à l'usurpation finale de l'autorité par le critique post-moderne . » Dane ne fait ici que reformuler en termes polémiques une hypothèse courante : le changement d'identité de l'œuvre est une donnée historique sur laquelle s'accordent tous les théoriciens de l'ironie . Au XIXe siècle, l'ironie serait devenue un phénomène mouvant dont la norme ne se trouve plus dans le sens premier, ni dans une intention à reconstruire, mais dans le lecteur. Selon Dane, ce transfert s'opère en fait au profit du critique, dernier moment de la chaîne littéraire. Cependant, il reste à s'interroger sur l'œuvre elle-même, la forme qui peut connaître ces divers changements d'identité. Qu'est-ce donc qui résiste en elle pour être le support de ces autorités et de leurs réceptions ? Il nous semble que l'ironie redéfinie à l'époque romantique désigne justement l'identité de l'œuvre, sa capacité à connaître une vie dans le temps rétrospectif de l'histoire littéraire et des lectures à venir. Autre objection que l'on pourrait opposer à la démonstration de Dane : dès l'ironie rhétorique on trouve ce même brouillage des autorités. Le propos n'a pas d'autorité en soi, il la retire de la personne de l'orateur, qui anticipe l'autorité du jury ou l'opinion du public. Dans la fiction, cette recherche des effets vise l'illusion. Or, l'illusion du texte consiste à détourner à son profit l'autorité qui est confiée à une instance différente à chaque époque. Ainsi, même un théoricien des cultural studies peut encore lire Madame Bovary sans y voir seulement un témoignage historique sur une femme blanche européenne hétérosexuelle, mais y chercher son propre besoin de sens dans la fiction, dût-il les cacher sous les constructions théoriques et le discours post-moderne. Comment le texte de fiction atteint-il l'esprit d'un sujet qui est dans le réel ? Il doit le défaire de ses intérêts, le libérer de lui-même, de son époque, sans lui faire ressentir une contrainte idéologique. Le texte fait croire à sa perte d'autorité pour instaurer un rapport intersubjectif avec le lecteur. À ces réserves sur la vision de l'œuvre proposée par Dane, s'ajoute un désaccord qui porte sur la conception même de l'ironie. Pour Dane, le critique qui attribue le caractère d'ironie à un texte est comparable au lecteur qui veut s'arroger la maîtrise du texte. On peut entendre dans cette idée comme l'écho de conceptions nords-américaines, notamment des cultural studies, qui considèrent la littérature sous l'angle d'une lutte de pouvoirs. Mais on peut aussi rattacher cette vision critique de l'ironie à une conception hégélienne : Hegel a rejeté l'ironie justement parce qu'elle était le symbole d'une lutte de pouvoir entre subjectivités radicalement isolées les unes des autres par leur solipsisme, et coupées de la réalité. Dans la critique proposée par Dane, la haine de l'intellect et de l'abstraction s'accompagne d'une conception restrictive du groupe. Or, non seulement il existe une ironie heureuse, instrument d'une libération individuelle, mais l'ironie peut aussi instaurer une communauté positive. Toute l'entreprise des romantiques de Iéna consiste à inverser l'aspect négatif de l'ironie pour en faire non seulement une force créatrice, utilisée pour faire œuvre, mais aussi le ferment d'une nouvelle communauté, dans l'utopie d'un « être ensemble » retrouvé à l'ère de la solitude post-classique. La perspective proposée par The Critical Mythology of Irony reste aveugle à certaines implications esthétiques. Ainsi, Schlegel a intitulé l'article dans lequel il analysait les différents niveaux d'ironie d'une œuvre "Sur le Meister de Goethe". Dane interprète ce titre comme la volonté de maîtrise de Schlegel, le critique se mettant au dessus du texte. Il nous semble qu'en venant toujours après, le critique ne travaille pas sur le texte, ni contre lui ni à ses dépens, mais qu'il marque l'irréductible antériorité de l'œuvre, objet problématique dans le temps. L'ironie invite à reconstruire un premier moment et à s'y relier. De même, si l'histoire de l'ironie se constitue par des strates sédimentées, le théoricien ne veut pas jouer au plus malin en proposant une énième version, comme le considère Dane, mais il cherche à donner une intelligibilité renouvelée à des textes que le temps éloigne de nos esprits. Le dialogue avec le passé permet aussi de s'assurer de la survie de certaines idées, d'empêcher qu'elles disparaissent de la culture. Contre la solitude de la conception anglo-saxonne, on peut considérer l'ironie comme une capacité de dialogue post mortem, qui fait de la culture le lieu d'une rencontre, d'une polyphonie de voix et d'époques, ainsi qu'une libération de la finitude. Sans doute Dane récuse-t-il l'élitisme de la critique et de l'ironie, parce qu'il est pris dans la tradition américaine d'une démocratie égalitaire, qui, dans sa version actuelle, repose sur des groupes isolés. Or, l'élitisme ironique peut s'inscrire dans une autre conception, libérale au sens philosophique, qui valorise l'individu contre le groupe, et libertaire, où l'ironie aurait une visée libératrice. La duplicité de l'ironie n'est donc pas exclusion, mais manière de « faire avec », pour se libérer. Même si l'on diffère sur les présupposés idéologiques de Dane, son étude marque un tournant essentiel des études sur l'ironie, et de l'usage de l'ironie dans les études littéraires. Est-il encore possible de s'intéresser ou de manier la notion d'ironie après une telle démonstration des limites de l'entreprise critique ? Si les concepts critiques doivent être relativisés, ils ne sont pas tous nés du pouvoir de la critique, et certains ont une validité historique. Avant d'être un terme théorique, l'ironie romantique a été pour les créateurs allemands le nom d'une poétique nouvelle et un geste de rupture. Mais cette rupture ouvrait justement l'idée d'un devenir des œuvres lié à leurs réceptions futures, toujours renouvelées. Lorsque Dane reproche à la notion d'ironie de n'être qu'un outil de relecture subjectif et rétrospectif, il s'emporte contre ce qui fait justement le contenu de l'ironie romantique née à un moment précis de l'histoire de la littérature. Entre l'idéalisme critique et le cynisme, il est possible d'adopter une troisième position : l'ironie pose la question de l'interprétation critique, parce qu'elle est une notion qui désigne le moment où furent définies de façon corrélative la critique et la littérature, considérées comme réinterprétation et relecture permanentes. Enfin, la « déthéorisation » de l'ironie constatée par Dane doit être nuancée dans les études européennes, où la linguistique et la pragmatique ont contribué à inscrire l'ironie dans une perspective qui n'est ni subjectiviste, ni idéaliste, mais pragmatique. On peut alors revenir à une idée que proposait Behler : « Dans le domaine de la littérature, l'ironie servait principalement à maîtriser le problème de la communication littéraire, devenu de plus en plus complexe au fil du temps . » Le passage de la parole à l'esthétique, marqué notamment par le tournant romantique, ouvre à l'ironie un nouveau champ : celui de la création, et de la définition d'une œuvre-sujet qui doit pouvoir parler pour elle-même à travers le temps.

Marie de Gandt

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Dernière mise à jour de cette page le 6 Juin 2005 à 8h29.