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L'intrigue, essai de mise au point
par Raphaël Baroni (Université de Lausanne)


Extrait de l'ouvrage Les rouages de l'intrigue. Les outils de la narratologie postclassique pour l'analyse des textes littéraires, Slatkine, 2017.

Le texte de l'introduction, Lire pour l'intrigue, est également disponible sur Fabula, au format pdf.



Dossiers Intrigue, Tension narrative






L'Intrigue
Essai de mise au point



L'intrigue est un terme encore plus insaisissable que celui de récit, l'un comme l'autre étant à ce point polyvalents et approximatifs dans leur signification, et en fait tellement vagues dans leur usage ordinaire, que les narratologues évitent le plus souvent de les utiliser. (Abbott 2007: 43, m.t.).


De nos jours, le concept d'intrigue circule largement parmi différentes communautés de chercheurs et dans les institutions scolaires, sans que l'on sache si l'on parle toujours du même objet. Cette polysémie a été accentuée ces dernières années par le fait que ce terme, autrefois réservé au domaine de la poétique littéraire, s'est répandu bien au-delà de son périmètre d'origine, l'intrigue étant souvent considérée comme un élément indissociable de toute forme narrative, quelle que soit sa nature ou sa fonction. Pour certains, les récits historiques (Ricœur 1983), les nouvelles véhiculées par la presse quotidienne (Lits 1995), voire les narrations conversationnelles les plus spontanées (Bres 1994), posséderaient des intrigues[1]. Dans un mouvement inverse, d'autres dressent le constat que la modernité aurait abouti, au cours du XXe siècle, à la progressive dissolution de cette forme d'organisation du roman, jugée trop conventionnelle ou commerciale par les avant-gardes littéraires (Robbe-Grillet 1957; Barthes 1970). On ajoutera que le sens commun nous pousserait plutôt à postuler l'inverse, à savoir que les intrigues les plus saillantes, c'est-à-dire celles qui se signalent à nous parce qu'elles parviennent à nouer puis à dénouer une tension lors de notre progression dans le récit, se rencontrent rarement dans les narrations historiques, journalistiques ou conversationnelles, alors qu'elles abondent dans les fictions, quels que soient les médias, les genres ou les périodes historiques envisagés. Si l'on adopte ce point de vue, ce qui paraît crucial, c'est le lien qui peut être établi entre la mise en intrigue et l'art de raconter des histoires passionnantes, c'est-à-dire tendues jusqu'à leur éventuel dénouement. Or, ces intrigues saillantes, qui reposent sur l'entretien d'un mystère ou d'un suspense, apparaissent bien loin de la configuration rationnelle des comptes rendus historiques ou journalistiques, dont la fonction est davantage d'expliquer le passé que d'intriguer le lecteur. Nous constatons que nous nageons alors en pleine confusion terminologique et théorique…


En réalité, il est probablement vain de chercher un sens unique à l'intrigue. Il vaut mieux commencer par reconnaître l'existence d'une polysémie, au sein de laquelle différents usages spécialisés s'opposent entre eux, et s'opposent également, le plus souvent, aux usages véhiculés par le langage ordinaire[2]. Ainsi que le résume l'entrée «plot» de la Routledge Encyclopedia of Narrative Theory:


Malgré l'apparente simplicité de l'objet auquel elle se réfère, l'intrigue est l'un des termes les plus insaisissables de la théorie du récit. Les narratologues l'utilisent pour se référer à une variété de phénomènes différents. La plupart des définitions de base du récit butent sur la question de la séquentialité, et les tentatives répétées de redéfinir les paramètres de l'intrigue reflètent à la fois la centralité et la complexité de la dimension temporelle du récit. (Dannenberg 2005: 435, m.t.)


Hans Porter Abbott dresse un constat similaire et dénombre quant à lui au moins trois sens différents pour ce concept: 1) l'intrigue représenterait la trame de l'histoire, quelque chose qui pourrait être rapproché du concept de fabula; 2) l'intrigue renverrait à la manière dont le récit se départit de l'ordre chronologique de l'histoire, ce qui la ferait correspondre au concept formaliste de sujet[3]; 3)l'intrigue serait enfin «la combinaison d'une sélection et d'un séquençage des événements, qui fait qu'une histoire est ce qu'elle est et non un simple matériau brut», cette opération la transformant en un «tout intelligible» (2007: 44, m.t.). De manière à réduire les problèmes liés à cette polysémie, Abbott adresse ses recommandations: il affirme que si le premier des trois usages est celui qui demeure le plus proche de la manière dont on se sert ordinairement du terme anglais «plot», les deuxième et troisième pourraient être désignés de manière plus adéquate par le terme «emplotment», dont l'équivalent en français serait «mise en intrigue» (Abbott 2007: 44, m.t.).


On pourrait cependant objecter à Abbott que son inventaire demeure incomplet. Il affirme en effet que les lecteurs formulent souvent des évaluations du type «c'était ennuyeux, il n'y avait pas d'intrigue» (2007: 44, m.t.) et il en tire la conclusion, à mon avis erronée, que dans son usage ordinaire, le mot intrigueplot») renvoie à l'histoire. On pourrait au contraire déduire de cette expression que les lecteurs se réfèrent ici plus spécifiquement au manque d'intérêt de cette histoire, à l'absence de mystères, de suspense ou de surprise qui la caractérise, ce qui met également en cause la manière dont cette histoire est racontée et la fonction de l'intrigue dans l'interaction entre texte et lecteur. Dans le Living Handbook of Narratology, Karin Kukkonen signale qu'il existe deux significations fonctionnelles qui viennent s'ajouter à la définition formaliste de l'intrigue en tant que structure globale de l'histoire racontée:


(1) L'intrigue comme structure fixe et globale, quand on considère la configuration de l'ensemble des événements qui forment la trame de l'histoire, du début, du milieu et de la fin.

(2a) L'intrigue comme structuration progressive, quand on considère les connections entre les événements de l'histoire, leurs causes et leurs conséquences, telles que les lecteurs les perçoivent.

(2b) L'intrigue en tant que planification de l'auteur, quand on considère la manière dont ce dernier structure le récit en vue de produire des effets particuliers. (Kukkonen 2014a: 706)


Les sens (2a) et (2b) sont évidemment liés et adoptent des perspectives respectivement cognitiviste et rhétorique qui offrent des points de vue sur l'intrigue très différents de l'approche formaliste. Prenons l'exemple du fameux court-métrage expérimental d'Andy Warhol dans lequel ce dernier se filme en train de manger un hamburger. Cette représentation filmique possède indéniablement une «histoire», puisqu'elle montre une série d'actions reliées causalement et présentant un processus complet, du début (Warhol déballe le hamburger) jusqu'à son terme (Warhol a terminé de manger le hamburger). Dans le langage de l'intelligence artificielle, cette séquence pourrait être rattachée à un script, c'est à dire à une série d'actions réglées par des routines, et l'on pourrait également la rattacher à la logique d'une action intentionnelle fondée sur la réalisation d'un but[4]. En outre, il est évident que l'artiste a organisé le matériel de l'histoire d'une manière spécifique, puisqu'il a choisi de montrer l'action en utilisant un plan-séquence, la chute étant soulignée par une sentence que Warhol adresse à la caméra: «My name is Andy Warhol and I just finished eating a hamburger».


Ce qui fait défaut dans cette représentation complète d'une action intentionnelle, et ce qui fait que le jugement commun la considérerait probablement comme dépourvue d'intrigue, doit donc être recherché ailleurs: dans l'absence d'un intérêt narratif inhérent à cette histoire. En l'occurrence, il manque un élément perturbateur susceptible de nouer une tension en encourageant chez le spectateur la production de pronostics incertains. Par exemple: Warhol tousse! Warhol va-t-il s'étrangler avec son repas? En réalité, la seule tension liée à ce film porte sur la durée du plan-séquence: va-t-on véritablement assister au déroulement de cette action ennuyeuse jusqu'à son terme? En transgressant ici l'une des normes implicites du spectacle cinématographique, qui imposerait une ellipse, cette œuvre produit une défamiliarisation de la représentation filmique et de l'acte accompli par l'artiste, ce qui confère au spectacle un intérêt spécifique, et ce qui configure également un sens à cette unité narrative. Pour autant, dans le langage ordinaire, du moins si l'on se fie à Abbott, on ne parlerait pas ici d'un film possédant une intrigue.


Dans le même ordre d'idées, et dans le même jeu de langage, on peut faire le constat qu'il existe de nombreuses représentations d'actions (verbales ou autres) qui sont dépourvues d'intrigue, soit qu'elles échouent à nouer efficacement une tension, soit que leur intérêt doive être recherché ailleurs[5]. Ainsi, confronté à un article de presse ou à un ouvrage historique, le lecteur impatient de connaître la nature exacte d'un événement sera généralement satisfait par une narration dépourvue d'ambiguïtés, tuant dans l'œuf toute forme de surprise, de curiosité ou de suspense. Dans de tels cas, il s'agit alors de s'éloigner de la perspective limitée des protagonistes de l'histoire, pour se placer dans celle plus distanciée et mieux informée du journaliste ou de l'historien.


Si l'on en revient à la polysémie évoquée par Dannenberg, Abbott ou Kukkonen, on peut essayer de tirer une synthèse de ces usages divergents du terme, tout en restreignant son périmètre de manière à éviter tout malentendu ultérieur. Dans le cas le plus élémentaire, ce terme a été utilisé pour désigner l'organisation séquentielle globale des événements racontés, c'est-à-dire la trame de l'histoire, son organisation temporelle et causale telle qu'elle peut être reconstruite lorsque le récit est achevé. Sur ce plan, peu importe la nature des événements: qu'ils soient passionnants ou ennuyeux, ils doivent surtout pouvoir être reliés entre eux par des liens qui font généralement intervenir une chronologie, une chaîne causale et/ou la récurrence de certains personnages et/ou de certains lieux. À un deuxième niveau, ce terme peut renvoyer à l'agencement de cette histoire par le «discours» qui la raconte, ce qui met en jeu les figures genettiennes relatives à l'ordre (analepses ou prolepses) à la durée (pauses, ellipses, scènes ou sommaires) ou à la fréquence (singulative ou itérative), ainsi que tous les effets de modalisation de l'information narrative liées à la voix et à la focalisation.


Certains, dans le sillage de Ricœur, se servent encore de cette notion pour définir, sur un plan fonctionnel cette fois, la production d'une configuration fondée sur le point de vue rétrospectif de l'instance productrice du discours, qui permet une saisie globale des événements et leur interprétation. L'accent est alors mis sur le travail de l'auteur en vue de rendre l'histoire signifiante ou compréhensible pour le lecteur. On peut enfin ajouter qu'à ce même niveau fonctionnel, il est possible d'associer l'intrigue à un effet pratiquement opposé: à savoir la production d'une tension, provisoire ou définitive, qui joue sur une réticence intentionnelle dans la représentation des actions. Cette intrigue intrigante (la redondance de l'expression est ici significative) est celle qui donne aux lecteurs l'expérience la plus saillante de la temporalité, puisque la possibilité de saisir la structure globale des événements est longtemps différée, alors que des configurations incertaines et provisoires sont échafaudées par les lecteurs tout au long de leur progression dans le texte, ce qui transforme la fabula en un réseau tentaculaire de virtualités incertaines. Cette dernière définition apparaît aussi comme celle, étroite, à laquelle se réfèrent les lecteurs, les auditeurs ou les spectateurs qui se plaignent que les récits «sans intrigue» manquent de relief ou soient ennuyeux. C'est également selon cette définition que le nœud de l'intrigue peut être considéré comme un dispositif induisant une tension qui oriente la progression dans le texte vers un dénouement attendu, la fonction de ce dénouement étant de réduire cette tension introduite par le nœud. Une telle définition rejoint les approches narratologiques qui s'inscrivent dans le cadre d'une rhétorique des formes dérivée du modèle aristotélicien, lesquelles affirment que :


la forme de l'intrigue — dans le sens de ce qui la rend utile au sein d'un objet artistique spécifique — c'est plutôt son «mécanisme» ou son «pouvoir», comme la forme de l'intrigue dans une tragédie, par exemple, est la capacité de sa séquence d'action unifiée d'effectuer, par l'effet de la pitié ou de la peur, une catharsis de ce genre d'émotions» (Crane 1952: 68)


Dans toutes ces définitions, l'intrigue est donc toujours associée à une séquence du récit, mais des variables importantes différencient le niveau sur lequel cette séquence se situe et la fonction qu'elle remplit dans l'interaction discursive. Dans certains cas, l'intrigue se situe au niveau de l'histoire racontée, dans d'autres, elle structure le discours qui raconte cette histoire, alors que les approches fonctionnalistes — celles de Ricœur (1984), de Brooks (1984), de Phelan (1989) ou de Sternberg (1992) — considèrent qu'elle relève de l'interrelation entre ces deux niveaux et de leur fonction discursive. Par ailleurs, d'un point de vue fonctionnel, il faut encore déterminer si l'agencement de cette double séquence vise à rendre l'action compréhensible ou si elle sert au contraire à nouer une tension en rendant l'action temporairement incompréhensible, c'est-à-dire saisissable comme une totalité inachevée, qui demande un effort interprétatif accru en vue de compenser cette lacune en esquissant des virtualités sur la trame de l'histoire. Sur ce dernier point, trop souvent négligé par les approches structuralistes ou formalistes, on peut partir du principe que les rapports spécifiques qui s'établissent entre la séquence événementielle et la séquence textuelle peuvent refléter deux attitudes communicatives opposées: ils peuvent servir à intriguer le lecteur ou, à l'inverse, à l'informer.


De manière à éviter tout malentendu terminologique, je suggère pour ma part de réserver le terme intrigue pour désigner la dynamique du récit intrigant, en relation avec ce que certains désignent comme la production d'un «arc narratif». Cette métaphore visuelle insiste sur le rôle central joué par le nouement et le dénouement d'une tension, que l'on peut associer à la déclivité ou au relief du récit[6]. On pourra désigner les autres aspects que nous venons d'évoquer par les termes séquence événementielle, séquence textuelle et configuration:


1. Approches formelles :


1.1. La séquence événementielle (désignée également, suivant les terminologies, par les termes fabula ou histoire) renvoie à la trame de l'histoire dans ses dimensions chronologique et causale. On peut associer cette structure à une propriété immanente du texte, même s'il s'agit en réalité d'une reconstruction mentale du lecteur dans une phase stabilisée, lorsque le récit est achevé. Cette séquence correspond à l'histoire effectivement racontée ou à son résumé.


1.2. La séquence textuelle (désignée également, suivant les terminologies, par les termes sujet, récit ou discours) renvoie à la manière dont les informations concernant l'histoire sont effectivement présentées dans le récit. En cela, il s'agit bien d'une structure objective du texte, d'une série d'instructions, et non d'une reconstruction mentale du lecteur.


2. Approches fonctionnelles :


2.1. La configuration est un dispositif textuel dont la fonction est d'inscrire les événements racontés dans une totalité intelligible et de leur conférer un sens, qui peut être causal, intentionnel, explicatif, illustratif, moral ou autre. On peut distinguer ici ce qui relève des structures effectives du texte, qui peuvent viser à faciliter une telle configuration, des opérations mentales qui sont inhérentes à toute forme d'interprétation textuelle, quelle que soit la difficulté que l'on rencontre lorsqu'il s'agit d'établir une signification. Dans le sens que je lui donne ici, la configuration renvoie spécifiquement aux structures d'un texte idéalement coopératif, qui vise à assister le processus de compréhension.


2.2. L'intrigue est un dispositif textuel dont la fonction est d'intriguer le lecteur[7]. Elle se noue par l'établissement d'une tension qui oriente la progression dans le texte en créant l'attente anxieuse d'un dénouement. La tension narrative, créée par le nœud de l'intrigue, repose sur la mise en relation de l'événement, tel que le lecteur peut se le représenter à un stade précoce de sa progression dans le texte, avec des virtualités passées, actuelles ou futures. Le récit intrigant (ou récit à intrigue) se caractérise par une forme minimale d'immersion du lecteur dans un monde raconté distinct de son monde actuel et, par ailleurs, par la création d'un intérêt narratif qui se caractérise par un sentiment de suspense, de curiosité ou de surprise.


Sur la base de cet inventaire, il devient possible de reposer la question de l'extension du corpus des récits qui comportent une intrigue, dans et hors de la littérature. Certes, par définition, tous les récits sont censés posséder, au moins sous une forme implicite, une double séquence: celle des événements racontés et celle de l'ordre de leur présentation, mais les fonctions narratives liées à la configuration d'un savoir ou à la mise en intrigue des événements prennent un poids différent suivant les genres envisagés. Soit, à l'instar de Meir Sternberg (1992), on définit la narrativité en affirmant que cette dernière dépend exclusivement de la production d'effets de suspense, de curiosité et de surprise, ce qui entraîne que seuls les récits intrigants seront considérés comme pleinement narratifs. Soit, et je pense que c'est une position plus nuancée, on estimera que la narrativité dépend avant tout, sur un plan formel, de la présence d'une double séquence, textuelle et événementielle, et qu'il existe différentes formes de narrativité qui remplissent différentes fonctions en relation avec des genres de discours spécifiques[8]. On acceptera alors d'envisager l'existence de récits moins mimétiques et plus informatifs, dans lesquels les jeux sur l'interséquentialité ont pour objectif principal la configuration d'un savoir, et non le désir d'intriguer le lecteur. Ces récits servent essentiellement à donner sens et forme au vécu, ou à rendre compte d'un fait, tout en visant, dans l'interaction discursive, un échange optimal de l'information entre le narrateur et ses narrataires[9]. De ce fait, l'absence de dispositifs intrigants au sein de tels récits n'apparaîtra pas comme un défaut, mais au contraire comme une qualité assurant le succès de l'acte de langage.


Tout est question de degré, mais il existe une opposition fonctionnelle que l'on aurait tort de négliger entre ce que je définis dans ces lignes comme la configuration et l'intrigue. Pour clarifier cette différence, on peut partir du principe que ce que l'on gagne en clarté lorsqu'il s'agit de dégager le sens d'une histoire, on le perd en pouvoir d'immersion et de mise en tension du récit. Inversement, ce que l'on gagne en intensité lorsqu'on noue une intrigue, on le perd sur le plan de la configuration d'un savoir immédiatement accessible concernant les événements racontés. En effet, lorsque les lecteurs partagent plus ou moins le même niveau de connaissance auquel ont accès des personnages plongés au cœur des événements, il leur est provisoirement impossible d'accéder à une vision globale de l'histoire, et par conséquent, cela induit généralement le sentiment que l'auteur, même s'il improvise en partie son intrigue, est toujours dans un excès de connaissance par rapport à ce qu'il laisse filtrer dans son récit. On peut alors considérer que les genres narratifs se distribuent sur un continuum entre ces deux pôles, et il est aussi possible, pour un récit donné, de jouer sur les deux tableaux, à travers une succession de séquences intrigantes et configurantes. Il faut cependant préciser que ces deux fonctions discursives reposent sur des dispositifs textuels et des stratégies discursives distincts et, par conséquent, elles fonctionnent plutôt sur un mode alternatif que parallèle.


Ce qui me semble contestable, ce serait d'affirmer, à l'instar de Ricœur, que la mise en intrigue vise en même temps à intriguer les lecteurs (discordance) et à donner sens et forme à l'histoire (concordance), comme si les récits de fiction et les comptes rendu historiques reposaient sur les mêmes dispositifs textuels et remplissaient les mêmes fonctions discursives. Tous les récits apparaissent effectivement comme un mélange de concordance et de discordance, mais pour certains d'entre eux, la discordance est une contrainte liée à des sources lacunaires que l'écriture cherche à surmonter[10], tandis que pour d'autres, elle constitue une finalité esthétique, la concordance, qui est repoussée dans un éventuel dénouement, n'étant qu'une contrainte liée à la nécessité de maintenir un minimum de cohérence et d'intelligibilité dans la représentation narrative.


Dans une fiction, on peut certes affirmer que le dénouement permet parfois d'accéder à un point de vue rétrospectif à partir duquel les mystères ou les incertitudes de l'intrigue sont résolus, mais l'intrigue elle-même se nourrit du retard programmé de ce dénouement. La concordance du récit mimétique ne s'établit donc qu'à contre-courant des dispositifs immersifs et intrigants, comme un mal nécessaire pour que le récit ne bascule pas dans une totale et définitive insignifiance. Le dénouement, quant à lui, ne correspond pas toujours à une épiphanie: il peut simplement marquer la fin d'une aventure, à laquelle on associe souvent un sentiment de nostalgie ou de tristesse chez le lecteur. Quant à l'intérêt sur le long terme que l'on porte aux récits mimétiques, il est souvent proportionnel au caractère flottant de leur signification globale. La perplexité autour du sens des récits mimétiques permet alors de déployer une intense activité interprétative[11], a priori illimitée et souvent associée à une socialisation du sens par le dialogue qui se noue entre différents lecteurs, auditeurs ou spectateurs[12]. Si le récit mimétique permet de mieux comprendre un événement, c'est une connaissance pleinement dialogique, expérientielle, liée à une immersion dans un point de vue étranger[13].


Encore faut-il préciser qu'en dépit des apparences, ce que recouvre cette opposition entre configuration et intrigue ne doit pas être confondu avec l'opposition entre récits factuels et récits fictionnels. Certes, la plupart des fictions sont immersives et intrigantes, alors qu'une partie importante des récits factuels visent au contraire à expliquer les événements du passé en offrant une perspective plus distanciée et mieux informée que celle dans laquelle se plaçaient les acteurs du drame. Mais il existe aussi de nombreux genres intermédiaires, même au sein de l'historiographie ou du journalisme. Comme l'affirme Marie Vanoost, le «journalisme narratif» —aussi appelé par les Anglo-Saxons: literary journalism — se caractérise par «la forte interaction entre les deux fonctions narratives, les fonctions intrigantes et configurantes» (2013: 94, m.t.). Elle montre que de tels récits, bien qu'ils visent à informer leurs lecteurs, accomplissent cette tâche «d'une manière différente, à travers le récit d'une expérience» (2013: 83, m.t.). On sait par ailleurs que les flux d'information en direct, qui coordonnent souvent plusieurs médias, reposent davantage sur une forme d'immersion dans l'actualité que sur la formation d'un savoir ou d'une connaissance sur les événements (Lits 2010). D'autres genres, comme les témoignages ou les autobiographies littéraires, peuvent également adopter des stratégies conjointes, en jouant sur le mélange entre un récit immersif et des digressions réflexives, qui portent la connaissance sur un plan plus rationnel. Quant aux fictions littéraires, certaines d'entre elles sont tellement digressives qu'elles semblent reléguer le récit au second plan et se transforment en encyclopédies d'un monde réel ou fictif.


Chaque genre narratif, qu'il soit factuel ou fictionnel, se voit donc potentiellement travaillé par ces deux pôles, même s'il peut avoir tendance à se situer, au sein d'une tradition culturelle, plutôt d'un côté que de l'autre. Il faut en conclure, ainsi que l'affirme Jean-Marie Schaeffer, que les récits qui mobilisent des «processus simulationnistes immersifs» (2015: 246) ne doivent pas nécessairement être considérés comme fictionnalisants. Se pose alors la question de ce qui constitue la différence essentielle entre les «représentations tenues pour factuelles et celles tenues pour fictives», quand les unes et les autres semblent recourir aux mêmes dispositifs:


La réponse qui s'impose me semble être que contrairement à nos croyances vraies ou fausses, la fiction artistique n'emporte pas notre adhésion. Elle ne devient pas l'objet d'une croyance, c'est-à-dire, concrètement, que nous nous en servons autrement que nous ne le ferions d'une représentation devenue l'objet d'une croyance. La différence entre les deux ne se situe donc pas au niveau des représentations elles-mêmes, ni de leur mode opératoire (qui est immersif dans les deux cas), mais au niveau de leur destin ultérieur. (Schaeffer 2015: 246-247)


Ce constat n'empêche pas Schaeffer de remarquer qu'un texte de fiction peut pousser la puissance d'immersion «beaucoup plus loin qu'un récit factuel»:


La raison en est que lorsque nous lisons un récit factuel, nous sommes censés aussi nous adonner à une activité de «monitoring» critique quant à la valeur de vérité du contenu transmis narrativement. Nous n'avons pas besoin d'avoir de tels scrupules en fiction, puisque par définition la question de la vérité référentielle y est mise entre parenthèses. (Schaeffer 2015: 246)


Il paraît donc utile de souligner la spécificité des récits qui s'appuient sur l'agencement des séquences événementielle et textuelle pour mettre en intrigue les événements, c'est-à-dire pour immerger le lecteur dans le flux temporel d'une histoire tendue vers son dénouement, et de distinguer sur cette base les récits mimétiques des récits informatifs, ces derniers étant davantage orientés vers la configuration d'un savoir et reposant sur la mise en évidence de causes, de lois ou de déterminismes derrière la succession apparemment contingente des événements. Sans ignorer l'existence d'une polysémie attestée par une pluralité d'usages, aussi bien dans le langage ordinaire que dans différentes terminologies de spécialistes (narratologues, enseignants, linguistes, historiens, etc.), et tout en concédant que rien ne nous autorise à considérer qu'un usage serait plus légitime qu'un autre, sauf à se référer aux normes d'un sociolecte donné, il me semble que les études littéraires auraient avantage à adopter cette définition étroite de l'intrigue telle que je viens de l'exposer[14], de sorte que cette dernière puisse servir de porte d'entrée pour une analyse de l'intérêt romanesque, des rouages narratifs et des mécanismes textuels qui en constituent l'arrière-plan.





Raphaël Baroni (Université de Lausanne)
été 2017

Pages associées: Intrigue, Tension narrative, Narrativité, Récit, Narratologie, Fiction, Littératures factuelles


Bibliographie


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- Vanoost, Marie (2013), «Defining Narrative Journalism Through the Concept of Plot», Diegesis, n°2 (2), p. 77-97.

- Villeneuve, Johanne (2004), Le sens de l'intrigue, ou la narrativité, le jeu et l'invention du diable, Québec, Presses Universitaires de Laval.



[1] La trilogie de Paul Ricœur Temps et récit a joué un rôle important dans cet élargissement, en s'inscrivant notamment dans le prolongement des travaux de Hayden White, de Louis Otto Mink et de Paul Veyne, qui ont lancé l'idée que le discours historique posséderait une «intrigue», à l'instar des fictions littéraires. J'ai publié plusieurs articles visant à souligner le danger de confondre la configuration du discours historique avec la mise en intrigue des récits de fiction (voir notamment le chapitre 9 de Baroni 2009 et Baroni 2010).

[2] Sur le sens de l'intrigue, notamment dans son étymologie et dans ses usages dans la langue française, je renvoie à l'essai fondamental de Johanne Villeneuve (2004).

[3] L'opposition fabula/sujet est introduite par le formaliste russe Boris Tomachevski. Elle correspond approximativement à l'opposition histoire/récit dans la terminologie de Genette. Lemon et Reis, les traducteurs anglais de Tomachevski, utilisent le terme anglais «plot» comme équivalent du terme russe «sjužet». Todorov, dans sa traduction de Tomachevski (1965), situe quant à lui l'intrigue sur un tout autre plan que l'opposition fabula/sjužet (voir Baroni 2007: 74-90). Beaucoup de narratologues anglo-saxons privilégient actuellement l'usage des termes russes d'origine pour éviter la confusion (voir Baroni & Revaz 2016).

[4] Sur la notion de script dans le domaine des études littéraires, voir Baroni (2002).

[5] Sur une définition graduelle de la narrativité, dont l'intrigue ne constitue que l'un des attributs possibles, je renvoie aux travaux de Françoise Revaz (2009).

[6] Voir aussi, dans le champ de la linguistique interactionniste, les travaux de Bronckart (1985 et 1996), qui recourent à la même métaphore.

[7] Sur cette question, je renvoie en particulier à Peter Brooks (1984: 12-36).

[8] Voir à ce sujet l'excellente synthèse offerte par Gerald Prince (2016).

[9] La conception gradualiste de la narrativité défendue par Françoise Revaz (2009), qui considère que l'intrigue n'est qu'un attribut des textes d'action parmi d'autres, me semble aller dans ce sens.

[10] Pour une réflexion beaucoup plus nuancée et mieux informée sur les différentes formes que peut prendre l'historiographie — dont la variante dite «narrative» peut imiter certains aspects propres aux récits mimétiques —, je renvoie aux travaux de Philippe Carrard (2013).

[11] Jean-Marie Schaeffer (2009) parle de «signaux coûteux» pour décrire ce phénomène esthétique, que l'on retrouve aussi bien dans les comportements animaux, notamment dans les jeux de séduction, que dans les expériences esthétiques humaines.

[12] Sur cette question, je renvoie notamment aux travaux de Sandra Laugier (2006).

[13] Ainsi que l'affirme Jean-Marie Schaeffer, il s'agit d'une connaissance par contagion, qui joue davantage sur le conditionnement ou le transfert analogique que sur «la formulation inductive d'une règle rationnelle» (2015: 230).

[14] Cette définition étroite peut aussi être considérée comme «maximaliste» dans la mesure où elle lie la forme de l'histoire à sa reconfiguration par le récit et à sa fonction dans l'interaction discursive. Certains narratologues anglo-saxons, dans le sillage de Phelan (1989), préfèrent cependant s'en tenir à une définition «minimaliste» de l'intrigue, qui la fait correspondre à la séquence actionnelle, et désigne par «progression» le phénomène auquel renvoient les définitions «maximalistes» (Phelan & Rabinowitz 2012: 57).



Raphaël Baroni

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Dernière mise à jour de cette page le 16 Septembre 2017 à 15h03.